Dilated Peoples
Trente minutes passées en loge avec les Dilated Peoples au complet : DJ Babu, Evidence et Rakaa. Entre chaleur toute californienne, Zulu Nation, Alchemist, Hip-Hop et prochain album.
En arrivant dans la loge des Dilated Peoples, DJ Babu et Rakaa nous accueillent avec une chaleur toute californienne tandis qu’on trouve un Evidence tourné vers un miroir, roulant un joint, sans même se retourner pour voir notre intrusion. Les premiers mots de ce dernier laissent présager du pire, mais comme il s’agit en réalité d’une équipe, presque d’une famille, il arrivera à se détendre et même à blaguer au fil de l’entretien sous l’impulsion touchante de ses deux partenaires. Voici donc un moment de lecture à déconseiller aux allergiques aux termes Zulu et Hip-Hop, quelques minutes passées auprès des dinosaures les plus jeunes de l’histoire de cette musique.
Abcdr : Combien de temps vous reste-t-il avant la fin de votre tournée européenne ?
Babu : On a passé la moitié, il reste deux semaines.
Evidence : Il reste dix jours…
A : Comment avez-vous trouvé l’accueil du public sur cette tournée?
Rakaa : C’est quelque chose qu’on aime beaucoup. On trouve qu’il y a ici une scène composée de connaisseurs, c’est vraiment ancré, ça remonte à plusieurs générations. La scène d’ici a été plus résistante aux absurdités et aux merdes commerciales que celle des États-Unis.
On ne prêche pas non plus, on fait ce qu’on nous a appris à faire et il se trouve que ça sonne et trouve son public comme on l’aurait souhaité. On reste vrai.
A : Vous vous connaissez depuis quelque chose comme vingt ans maintenant et…
E : On se connaissait bien avant le premier album, sûrement vingt ans, mais le premier album est sorti il y a douze ans.
A : Est-ce que vous recherchez toujours les collaborations avec des artistes européens, comme vous avez pu le faire avec Looptroop et Jérôme XL par exemple?
R : On a tous les trois travaillé avec des artistes européens. Dédicace aux Snowgoons, on vient juste de passer du bon temps avec Manuu [NDLR : DJ Illegal] des Snowgoons. Pendant toutes ces années, on a eu la chance de pouvoir travailler avec de bonnes personnes…
A : Alchemist a retourné une scène ici il y a quelques jours avec Gangrene et…
E : C’était comment ?
A : Vraiment bon. Tu peux me dire quelques mots sur lui ?
E : Il est gentil. Il a toujours de la weed.
A : Ici aussi, on lui avait trouvé de la Amnezia Haze. C’est un vieil ami à toi, non ?
E : C’est un très bon ami. On communique via internet la plupart du temps, mais c’est un bon ami.
R : Alchemist est de Los Angeles, il a déménagé à New-York et il s’est connecté avec beaucoup de gens de là-bas. Ils ont aimé son style. Il fait partie des Soul Assassins et via Muggs, il a eu la possibilité de créer son propre cocon à NYC donc il a vécu là-bas pendant des années. Mais il revenait à L.A. dès qu’il pouvait. Je ne sais pas si c’est la météo, la weed ou les femmes, il a décidé un jour de revenir à Los Angeles. Avec lui c’est genre, si tu es près de lui tu vas travailler avec lui. A Los Angeles, il va travailler avec plein de mecs de la ville et plein de mecs de la West Coast. Mais en fait, la Californie est un état immense, c’est la taille de certains pays, il faut une heure de vol ou cinq-six heures de voiture pour faire un L.A./Bay area. On sait qu’il y a différentes scènes mais on reste quand même très connectés en Californie.
« Je ne ressens pas le besoin de dire de la merde pour être populaire ou de faire de la merde pour avoir des fans. »
Rakaa
A : Et depuis le début de votre parcours, vous avez vous aussi lorgné du côté de New York…
R : Oh, je suis du Rock Steady Crew, je fais partie de la Zulu Nation. Mais même sans ça, on est des fans, les premiers trucs qu’on a entendus venaient de NYC et on a toujours de l’amour pour le boom-bap classique et tout le reste. On ne reste pas bloqué là-dessus mais on a définitivement beaucoup de respect et d’amour pour ça.
A : Justement, peux-tu expliquer en quoi consiste ton implication au sein du Rock Steady et de la Zulu Nation ?
R : Les gens connaissent le Rock Steady Crew comme une organisation mondiale de B-Boys mais c’est aussi une famille hip-hop qui est présente depuis longtemps. J’y suis moi-même depuis de très nombreuses années et par le biais du Rock Steady Crew, j’ai été introduit dans la Zulu Nation, ce qui est probablement la raison pour laquelle nous avons cette conversation en ce moment. Parce que la Zulu Nation a sorti le Hip-Hop du Bronx et l’a vaporisé à travers le monde, disséminant ses graines à travers toute la planète. De telle sorte que des décennies plus tard, nous avons maintenant des pionniers et des gens qui le pratiquent depuis des générations en France, en Allemagne et dans tous les endroits de la planète où nous nous rendons.
A : Est-ce que tu les rencontres quand tu es en tournée, comme ces derniers temps ?
R : Ouais, mais je les rencontre plus quand je me rends au Zulu Anniversary à New York. C’est comme une réunion internationale, les gens viennent du monde entier pour y assister et c’est comme une grande réunion de famille. Toutes les races, toutes les religions, hommes et femmes, on passe vraiment du bon temps.
A : As-tu essayé de “convertir” les autres membres du groupe au mouvement ?
R : Ev’ a été dans le Rock Steady Crew il y a longtemps, pendant un jour. [Rires]
E : Hum…. Mais ton cœur doit être dedans, tu vois ce que je veux dire? Pour moi, mon crew, ce sont les gens avec qui je traîne, si je ne traîne pas avec eux et que je ne traîne qu’avec l’un d’entre eux, ça ne marche pas. Donc c’est devenu Dilated Peoples plutôt que le Rock Steady Crew.
Babu : J’ai rempli mon formulaire et j’ai envoyé ma candidature à la Zulu Nation…
R : Et son chèque a été refusé ! Son chèque a été refusé pour son t-shirt et son pass, et ça n’a plus jamais été pareil pour lui. C’est moche. [rires]
B: Ouais! Et j’attends toujours des nouvelles…
A : Rakaa, tu es le plus politique des deux MCs, tu te considères comme un artiste politique ?
R : Nous sommes trois artistes et trois individus à part entière donc on s’exprime comme on le sent au moment où on le sent. Je ne me considère pas particulièrement comme un artiste conscient, je me considère juste comme une personne consciente et c’est ça qui s’exprime en moi. Je ne ressens pas le besoin de dire de la merde pour être populaire ou de faire de la merde pour avoir des fans. Si tu n’aimes pas ce que je dis, écoute de la merde, je m’en fous. Si j’ai un micro et une foule à ambiancer, j’ai été élevé d’une façon qui ne me permet pas de ne pas délivrer le message qui est en moi. Ça doit venir de la Zulu Nation et de tout le reste mais je pense que ma conscience me vient du cœur. Je pense que le plus important est d’être honnête, si tu as conscience de ce que tu exprimes alors c’est « conscient ». Ça n’a pas besoin d’être politique, ça n’a pas nécessairement besoin d’être social.
Pour moi ça l’est souvent parce que je dois tout le temps composer avec la politique et avec la société, je suis au courant de tout ça. Je ne peux pas me mettre un oreiller sur la tête et faire comme si le monde était une sorte de Disneyland. Si cette merde est bousillée c’est parce que les gens n’en parlent pas et préfèrent être populaires que d’en parler. C’est très important pour moi d’être honnête avec moi-même en tant qu’homme et avec les Dilated, c’est ce qu’on est. Ce que tu entends, c’est ce qu’on ressent, si ce qu’on ressent est politique alors ça le sera, si c’est à propos de weed, de meufs, des DJs ou du rap, ça le sera aussi.
A : Je pensais que le concept de « Weatherman » développé par Ev’ depuis des années avait un rapport avec le mouvement politique?
R : Non lui c’est le mec de la météo et moi je suis politique, c’est deux différents trucs…
E : Oh ! Tu parles des Weathermen, genre les vrais mecs de la politique? Non. C’est une question pour El-P et Cage. Pas grave… Ok je sais qui ils sont mais je suis plus Nicolas Cage…
A : Qui t’as enseigné la production ?
E : QD3, DJ Lethal et Joey Chavez, parmi tant d’autres.
A : Comment as-tu rencontré Joey Chavez – l’un des deux membres de Sid Roams ?
E : On faisait des cours de gym ensemble à Venice Beach…
A : Non ?!? Tu te fous de moi ?
E : Non ! Quand j’étais jeune ouais, j’étais là-dedans. On n’avait pas de sous-tif’ ni de string.
R : Tu connais un type appelé Ari ? Il a habité à Venice Beach durant la fin des années 70, peut-être le début des années 80. Il venait d’une famille de B-Boy français, une famille de B-Boy français vraiment très acrobatique [NDLR : Babu se marre]. C’est l’une des plus grande influence de Ev’. Un gros salut à Ari, prends contact avec Ev’ sur internet mec, sur Facebook. Il te cherche depuis de nombreuses années…
A : A propos de conneries, vous savez que je suis votre « Biggest Belgium Fan » ! [rires]
E : Hmmmm, je ne pense pas. Adramatic va devenir fou si tu dis ça !
A : Parce que c’est quelqu’un que vous connaissez vraiment ?
E : C’est quelqu’un que j’ai rencontré.
A : C’est un vrai fan belge ?
E : C’était un vrai truc. Alchemist était au téléphone avec ce type qu’il avait rencontré dans la rue. Mais je l’ai rencontré depuis, il est venu à certains concerts, il m’apporte des chocolats, il s’appelle Adramatic.
A : Un de mes interludes préférés de tous les temps…
E : Ouais, un type génial. J’ai fait quelques interviews pour lui. Sur YouTube: Evidence x Adramatic.
A : Babu, que penses-tu de la nouvelle scène du turntablism ? Continues-tu toujours à suivre les compétitions ?
B : J’adore. Je suis content de constater que c’est toujours bel et bien en vie. C’est différent maintenant, une grande partie de mon style, en tant que DJ, quand j’étais encore très compétitif, était un peu plus axé sur les techniques hip-hop. C’était genre, tu mets un disque et avant que tu n’aies fait quoi que ce soit, les gens se disaient : « mec, j’adore ce disque, qu’est-ce que tu vas faire avec ce disque ? »
Et maintenant, manifestement, les choses ont évolué et les gens créent leur propre musique pour la manipuler durant la battle. Pendant un moment ça a été assez difficile d’apprécier ça parce que je ne savais pas où ils avaient commencé, ça n’était plus un vieux Gang Starr ou un break de B-Boy qu’ils scratchaient ou jugglaient, c’était juste un nouveau son qu’ils avaient créé pour la battle. C’est différent et j’apprécie mais le côté technique me rend admiratif, le niveau du gamin lambda qui est en battle maintenant est juste incroyable. Tout ce que tu peux faire avec les ordinateurs maintenant est incroyable. Mais moi j’ai toujours lié le DJing avec le hip-hop. Donc une partie de moi aimerait toujours qu’ils infusent un peu plus de hip-hop là-dedans. Ça va dépendre avec qui tu parles mais ils peuvent penser que je suis vieux et campe sur mes positions mais je suis toujours un vieux champion hip-hop.
En France, vous avez contrôlé cette merde pendant des années. Vous avez eu des types comme Crazy B ou Faster Jay au début et puis les gars de C2C. Paix à ces mecs, c’est la première fois que je les rencontre ce soir [dans l’ascenseur menant à la loge, Babu a été présenté à Greem et Atom, moitié de C2C et leur a témoigné un amour ineffable, NDLR] et je suis un énorme fan de ce qu’ils ont pu accomplir durant toutes ces années mais je suis très fier de dire que les USA ont ramené le titre à la maison depuis maintenant deux ans. Dédicace à Vajra. Je ne suis pas autant que j’ai pu le faire par le passé, mais c’est beau. Avec YouTube et ces trucs là je peux rester au courant, j’aime toujours le DJing.
A : Que devient ton partenaire des Likwit Junkies, Defari ?
B : Ce n’est pas seulement un MC incroyable, c’est également un père fantastique. Il a une famille donc il fait toujours de la musique autant qu’il le peut mais il est pris par le fait d’élever ses enfants et nourrir sa famille. On a du Likwit Junkies qui arrive. Et on sera sur le Duck Season 4 qui arrive cette année.
A : Un quatrième Duck Season ? Tu dois me donner quelques noms…
B : Bien sûr Dilated Peoples, Sean Price, Fashawn, Gold Chain Military, qui d’autres, Frank Nitt (Frank’N’Dank). J’ai la pression, je ne dois oublier personne, Roc Marciano, Gangrene. Principalement des potes et des gens à qui j’ai pu taper sur l’épaule pour leur demander un coup de mains. C’est presque fini, j’en suis à l’édition, je m’y remets en rentrant à la maison après la tournée.
« Mais parfois si tu peins trop, tu perds la perspective. Je m’endors et quand je me réveille le matin je trouve ça bien de nouveau. »
Evidence
A : C’est une très bonne nouvelle, Evidence, t’attendais-tu au succès de ton dernier projet ?
E : Non, quand j’ai fait The Weatherman, c’était le premier, je savais que ça allait être bon. Pour le second, The Layover, je savais que ça le ferait puis il y a eu un plus long délai entre celui-ci et le troisième. Ça faisait trop de temps pour réfléchir à plein de trucs et ça n’est jamais bon. Donc j’ai en quelque sorte perdu le recul sur le disque. C’était la première fois de ma carrière que je ne savais pas à quoi m’attendre, j’étais un peu effrayé par ça d’ailleurs. Mais parfois si tu peins trop, tu perds la perspective et quand je dessine sur mon téléphone ou que je retouche sur Instagram, je pense que c’est nul et je m’endors et quand je me réveille le matin je trouve ça bien de nouveau. Mon processus normal était de faire seize chansons et d’en mettre seize sur le disque. Mais cette fois j’en ai fait genre vingt-cinq et j’ai donc dû en enlever, savoir ce qui allait correspondre, ce qui serait assez ensoleillé, ce qui serait assez sombre. J’adore ce disque mais j’ai détesté le processus de création. Mais ça fait parfois aussi partie de l’art…
A : C’était la façon de faire de Rhymesayers ?
E : Non c’était juste moi, Rhymesayers a été super, rien de mal à dire sur ces gens.
A: D’ailleurs, comment s’est passé le Rhymesayers Tour ?
E : Parfait. J’ai ressenti vraiment de bonnes choses. Plein de super concerts ont eu lieu, même l’organisation du tour, il y avait des DJs entre les sets, cinq minutes entre chaque artiste, à l’heure, des tour-bus, tout le merdier. C’était plus comme une revue de troupes, organisée, que comme un festival.
A : Comment avez-vous choisi les morceaux pour cette tournée des Dilated Peoples ?
R : On avait une idée de base de ce qu’on voulait faire et pour chaque lieu on adapte en fonction de ce dont les gens ont besoin, si c’est un festival, la vibe sera peut-être différente que dans une petite salle ou peut-être qu’être en tête d’affiche rendra le truc différent que d’ouvrir pour quelqu’un. Mais on a tellement de chansons à ce moment de notre carrière, on a une base de chansons dont on sait qu’elles vont retourner la foule, qu’on sera capable d’y insérer des nouveautés comme les morceaux du Cats & Dogs d’Evidence. C’est que du bon travail, on fait juste en sorte d’avoir assez de moments forts dans nos concerts pour que tout se passe bien.
A : Qu’en est-il d’un nouvel album en commun ?
E : Pas encore.
A : Bon alors, quelle est cette grande nouvelle que vous allez nous annoncer ?
E: Je ne veux plus faire de promesses. Les artistes sont maintenant accessibles sur Twitter, Facebook et les réseaux sociaux et ça donne des fans qui pensent pouvoir t’assaillir dans ta vie. Et ça devient difficile quand tout ce que tu essaies de faire, c’est créer. Et je ne suis pas sûr que les influences extérieures soient la meilleure chose quand tu veux créer. Quand on a fait notre premier disque on n’avait aucun fan, penser à ce qu’un fan voulait, c’était une notion qui n’existait pas. Si tu commences à penser aux gens alors tu commences à prendre cet aspect en considération, « peut-être que je devrais faire quelque chose pour telle personne », « je sais qu’ils aiment ça ».
Tu penses plus que ce que tu devrais en tant qu’artiste. Je n’ai donc pas envie de dire que ça va sortir tel jour, que ce ne soit pas le cas et que les gens m’écrivent des « fuck you« . Je pense qu’à ce stade de notre carrière, on peut dire qu’on sort toujours de la qualité quand on le sort et je ne pense pas que ça va changer.
B: Le prochain Dilated Peoples s’appelle Directors of Photography. C’est la grosse priorité pour nous quand on sera de retour à la maison. Ça sortira cette année.
A : Cette année ?
B : Si c’est pas le cas, ce sera au tout début de l’année prochaine.
R: Pas de dates !
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