David Dancre, presse combat
Si dans les années 2000, vous avez fréquenté les kiosques à la recherche d’un magazine rap, vous connaissez David Dancre sans le savoir. C’est lui qui a monté Track List, et à qui The Source a donné les clefs de son édition française. Entretien fleuve.
Il y a tout juste dix ans les magazines Track List et The Source version française arrêtaient leur publication. Cela préfigurait de la disparition quasi-totale de la presse spécialisée hip-hop telle qu’on l’avait connue jusqu’alors. À l’origine des deux supports, un homme méconnu du grand public : David Dancre. Si son nom est rarement cité, il a pourtant été une des figures incontournables du rap du début des années 2000. Cet ancien pâtissier qui a grandi à Pantin, aux convictions solidement chevillées au corps, décide au début du vingt-et-unième siècle de quitter son métier pour se lancer dans le grand bain et vivre sa passion au quotidien.
Après avoir participé aux débuts de l’aventure Kerozen aux côtés de la Caution, David se lance dans un projet un peu fou : lancer son propre magazine accompagné d’un CD afin de promouvoir les artistes indépendants. Ça s’appellera Track List. La formule fonctionnera suffisamment pour que The Source lui confie la lourde tâche d’adapter l’institution américaine pour l’hexagone.
Ce qui lui manque en expérience, il le compense par sa faculté à s’entourer d’une équipe efficace, dont beaucoup ont su depuis tirer leur épingle du jeu. Parmi les différentes personnalités qui ont participé aux discussions menées à bâtons rompus en réunion de rédaction, des profils comme ceux de Mouloud Achour (MTV, Canal+, Clique…), China Moses (MTV et évidemment chanteuse), Fatou Birama (écrivain), Hugo Van Offel (Canal+) ou encore Edouard Orozco (Première) ont apporté leur pierre à l’édifice. Quant aux graphistes, la fine fleure du graffiti a mis ses couleurs sur les pages de ses magazines : Kay-One, Noé2, OBSEN, MARKO93, le tout sous la baguette de Leïla Sy, devenue depuis réalisatrice de clips (entre autres activités).
Aujourd’hui, c’est sous le soleil de la Guadeloupe que David Dancre s’épanouit. Après une pause bien méritée, il s’est lancé dans un nouveau projet de magazine, un gratuit nommé Loupe toujours entouré de certains fidèles. Ce parcours, il le raconte au travers de cet entretien fleuve d’abord via Skype, puis lors de son passage à Paris, dix ans après la fin de Track List.
Abcdr du Son : Tu fais partie des hommes de l’ombre, peux-tu te présenter, nous résumer ton parcours ? Comment es-tu arrivé au Hip-Hop ?
David Dancre : Mon parcours n’a rien d’exceptionnel, beaucoup de gens de ma génération sont issus du même bouillon. J’ai grandi aux Quatre Chemins à Pantin dans le 93, ce qui contribue très certainement à forger le caractère. Il y avait cette mixité permanente dans tellement de domaines, une énergie différente qui débordait à chaque coin de rue, et même à chaque étage de mon bâtiment.
J’ai un frère de trois ans mon ainé qui a toujours été passionné de musique et doué en dessin qui s’est très vite mis à taguer. Il a vite découvert les terrains vagues de Stalingrad et autres, ça devait être autour de 1985. En parallèle il y avait bien sûr eu l’émission de Sydney qui passait sur TF1. Mais ce qui lui a vraiment vrillé la tête, c’était Eric B & Rakim, Paid In Full, en 1987, moi je suis de 1974, j’avais alors 13 ans. Je traînais avec mes jeans trop larges dans la cité, les mecs m’appelaient “Zulu Cre-Dan” [rires]. Je me souviens aussi que j’avais pris une chemise Run DMC de mon grand frère pour la photo de classe en sixième. On est en 1986. Quand le rap est arrivé, ça a été la révolution: avant ça, on subissait la musique pourrie du Top 50, avec bien entendu Michael Jackson comme exception. Je traînais beaucoup aussi à Eglise de Pantin où je jouais au foot et là-bas j’avais d’autres connexions : il y avait Aro que je voyais souvent, Bando qui était venu faire une pièce, j’ai pu y croiser East ou même Creez que j’ai revu plus tard quand il faisait Wrung. Tous des précurseurs. Avec l’arrivée de La Cinq certains films m’ont marqué à vie comme Warriors ou bien Roots. Je ne suis pas fan de Scarface, j’ai bien aimé le film mais je suis beaucoup plus Fight Club. Le Cinéma fait autant partie de notre culture que le clip qui est dans le même registre, la musique, l‘attitude ou autre. Colors, New Jack City, Menace 2 Society, Boyz N the Hood, des classiques. D’ailleurs en plus du doublage de ces films il y avait eu un épisode du Lyonnais, une série avec Guillaume Depardieu, où il y avait eu Rockin Squat, Solo, Joeystarr et même Marco Prince de FFF qui avait fait une apparition.
A : Tu écoutais quoi à l’époque ? Qu’est-ce qui t’a fait basculer définitivement ?
DD : Eric B & Rakim, Run DMC, Ice T et l’album Power, LL Cool J, même si je l’ai moins suivi par la suite. J’ai été très vite rap français avec Assassin, NTM, Minister Amer, IAM, les Little, Solaar…. Je pense que j’avais basculé au quotidien dans mon mode de vie, mais pour la musique c’est la première écoute de Eric B & Rakim. Je me souviens que le passage de NTM dans Mon Zénith à moi avec Denisot a eu un rôle déterminant, une émission avec Manu Dibango aussi qui allait à Sarcelles et avait présenté le Minister A.M.E.R avec Kenzy. L’Histoire était en route.
A : C’était pas le graffiti ou la danse qui étaient pourtant les disciplines de prédilection de l’époque ?
DD : Pour moi ça a vraiment été la musique. Bien sûr, j’étais proche du graffiti mais j’étais mauvais, j’ai rempli quelques lettres des graffs de mon frère mais rien de plus. La danse j’aime ça mais rien d’extraordinaire. Dans la musique, je me retrouvais enfin dans l’énergie, les paroles. Les maxis Note mon nom sur ta liste d’Assassin, Le monde de demain de NTM ou Traitres de Minister A.M.E.R resteront des classiques à vie. Et puis il y a aussi le mode de vie, c’était à chaque coin de rue où je traînais: un tag sur un mur, un son dans une voiture.
A: Que faisais-tu dans la vie? Comment en es-tu arrivé à devenir véritablement activiste ? Comment se sont faites les premières connexions ?
DD : A côté de ça, j’ai mené ma vie, je suis pâtissier de formation donc j’exerçais mon métier tout en restant passionné. J’ai toujours eu un pied dedans de par mes fréquentations mais je me retrouvais moins dans ce qui se faisait, dans ce que je lisais. C’est au début 1997 lorsque j’ai emménagé à Belleville avec un pote, à coté se trouvait le studio d’ATK, je voyais aussi souvent Fred Chichin des Rita Mitsouko qui travaillait sur la base des Liaisons Dangereuses avec Gyneco. Pendant la même période, j’avais trois amis d’enfance qui avaient monté une boite de duplication de CD et CD-Rom. Ils me disaient qu’à l’imprimerie d’à côté, il y avait un mec qui était dans le même délire que moi. Effectivement, on kiffait le même genre de son. Tout comme le graphiste avec qui il bossait, Charles Eloidin / OBSEN, qui développait sa marque Badguyz et ponctuellement faisait le logo de TTC. Et c’est également là que j’ai rencontré pour la première fois Tido de TTC avec qui le courant est passé direct. Quelques jours plus tard, je l’ai accompagné quand il allait enregistrer un couplet pour la compile “Section Est” de Rost [le morceau “Onpeupadir…” où Hi-Tekk remplaçait Fréko, NDLR] et j’ai rencontré Hi-Tekk, Saphir… On a vraiment accroché avec Hi-Tekk de La Caution, on a commencé à traîner tout le temps ensemble. C’était une époque où il y avait beaucoup plus d’émissions spécialisées, de gens impliqués, de médias… C’était beaucoup plus facile de se rencontrer. Des gens qui n’avaient pas de raison de se croiser étaient obligés de le faire parce qu’ils étaient invités aux mêmes émissions ou à des émissions qui se suivaient, des soirées, des concerts. Il pouvait bien sûr y avoir des conflits mais il y avait toujours des rencontres. Ensuite j’ai eu un problème et j’ai dû partir, j’ai vécu pour la première fois en Guadeloupe, où je suis aujourd’hui installé.
Je suis rentré huit mois plus tard et j’ai rejoint La Caution qui travaillait sur le projet de la mix-tape Un Jour Peut-Être qui mine de rien aura marqué les gens puisqu’il y a même un documentaire avec ce nom là. C’était la première mix-tape avec un clip… On a monté Kerozen pour sortir la tape : il y avait Cyril de Fokal, Mouloud [Achour, NDLR] et La Caution. Même si j’adhérais déjà à l’univers de La Caution, quand j’ai écouté leur premier maxi sorti chez Assassin Production Les Rues électriques et « Une tour devant l’arc en ciel » pour la première fois, ça a été une énorme gifle. Le maxi avait été présenté sur FPP à l’époque où Mouloud avait déjà une émission. Beaucoup les considèrent comme avant-gardistes mais ils ont toujours été dans leur temps alors que les autres étaient en retard. Je me reconnaissais totalement dans ce qu’ils faisaient. Et musicalement, c’était complètement fou! Les samples de L’armée des 12 Singes, Akira… Ca rappait comme jamais. Pour moi c’était ce que le Rap devait être. Pour l’anecdote, les Daft Punk étaient partis réclamer le disque chez Assassins Productions tellement ils avaient kiffé. On a continué à monter des projets: il y a eu la mix-tape de Teki Latex et James Delleck L’antre De La Folie en 2000, les Underground Explorer de DJ Fab. La Caution de leur coté se mettait en place pour assurer la première partie de la tournée Touche D’Espoir. Ils n’ont fait que la première partie de la tournée et Squat nous avait clairement dit qu’il ne sortirait pas l’album de la Caution chez eux donc nous avons choisi de sortir l’album seuls. Mouloud avait quelques touches auprès des maisons de disques et nous avons opté pour des éditions chez Warner-Chapelle. Ce qui nous a permis d’avoir des fonds pour produire nous-mêmes l’album. Asphalte Hurlante a été enregistré en une semaine, deux semaines pour le mix et le visuel, qui a été réalisé par Dimitri Simon, qu’il repose en paix. Un mois après la fin de la tournée Assassin, on a sorti l’album. Trois mois plus tard, j’ai lancé Track List.
Abcdr du son : Quel était ton rôle au sein de Kerozen ? Peu de gens savent que tu en étais à l’origine, tu n’as jamais tellement mis cet aspect de ton parcours en avant…
DD : On avait tous le même rôle: on faisait tout ! De mon côté, avec les amis d’enfance avec qui j’ai monté Track List par la suite, on faisait de la duplication de mixtapes, de vinyles, j’avais ce réseau là. J’avais mon approche des choses, mon feeling. Avec Mouloud, on “coachait”. Ahmed et Mohamed c’était les artistes. ça se résumait à ça. Les discussions se faisaient à quatre. Après, chacun a sa personnalité, Mouloud était plus à l’aise avec ça. Avant même que je le rencontre, il avait sa propre émission de radio depuis ses 15 ans. Il était voué à devenir ce qu’il est aujourd’hui, moi je n’ai pas envie qu’on voit ma tête partout… Enfin seulement quand c’est vraiment justifié.
A : Qu’est-ce qui a provoqué la création de Kerozen ?
DD : À l’époque de Touche d’espoir, c’est le moment de la séparation entre Madj et Squat et c’est Madj qui avait fait venir la Caution. Squat se retrouve seul à la tête d’Assassin Productions et nous annonce sur la tournée qu’il ne signerait jamais la Caution pour un album, comme aucun artiste d’ailleurs. Nous, on a juste dit “ok on va le faire seuls”. Ça n’a pas été conflictuel entre Assassin Productions et nous. On n’a pas été surpris outre mesure, sur Touche d’espoir il n’y a pas de featuring de La Caution alors que le maxi était déjà sorti chez eux. Même sur la tournée, sur les premières dates on était en période d’essai. Bon, on a vu le résultat, ça a très bien fonctionné. La Caution, c’est un groupe de scène. Ce sont des MCs. En studio, ils font leurs trucs mais ils les emmènent encore plus loin sur scène et c’est l’évolution permanente. Je filmais, on étudiait les détails, on regardait ce qui faisait réagir le public et le show évoluait en fonction de ça. On a sorti l’album en édition parce que ça suffisait pour le sortir seuls et rester indépendants. L’indépendance c’est quelque chose qu’on portait en nous, aujourd’hui La Caution n’a d’ailleurs jamais signé. On a notre façon de penser, c’est parfois difficile économiquement mais c’est comme ça.
Après la sortie de l’album, on a eu quelques petites divergences internes mais on est toujours restés très proches. On a juste fait les papiers proprement pour que Mohamed et Ahmed récupèrent le label. Mouloud a commencé à faire ses trucs, moi à faire les miens mais on est toujours restés très liés. Trois mois après je sortais le premier numéro de Track List et la couverture c’était La Caution ! C’était leur “produit”, pas le notre, je suis fier d’y avoir contribué, ça nous a permis à chacun de nous développer et mêmes plus tard d’associer à nouveau nos forces.
« L’indépendance c’est quelque chose qu’on portait en nous. »
A : Tu quittes donc Kerozen en bons termes et décide de créer Track List… Quelle était l’idée de base ?
DD : Quand on développait La Caution, on s’est rendu compte que la distribution, c’est quelque chose de compliqué quand tu es indépendant. Les mixtapes par exemple, c’était une galère quand t’étais en Province. Tu veux une tape, mais le seul magasin spé qui l’a est à 150 km de chez toi… Avec Track List, je voulais sortir une compile avec présentation des artistes, directement dans le kiosque à coté de chez toi. Même dans le tabac-kiosque d’un village, le mec peut aller acheter sa mixtape. On voulait apporter la base du truc. Groove avait son CD mais c’était un sampler de mecs connus, si tu voulais écouter les morceaux tu pouvais les écouter à la radio. Quand on est arrivé sur le marché, il y avait une dizaine de titres : l’Affiche, Groove, RER, Radikal, RAP… Tout le monde m’a dit que j’allais m’étaler. J’ai fait mes erreurs avec le premier numéro : on n’avait pas fait de numéro zéro, on a sorti un trente-deux pages, CD boîtier cristal… Dès le numéro deux, on a doublé la pagination, j’ai opté pour une mise en page à l’italienne car c’était plus simple pour mettre tout le monde sur la couverture et aussi parce que j’avais remarqué qu’avec la façon dont sont rangés les magazines en kiosque, ton titre est beaucoup plus visible si tu le mets sur le coté. Puis on a mis 45 Scientific en couverture. Dès ce numéro là, on a tout explosé. On en a vendu dix-sept mille exemplaires… Avec Real dirigé par Amine Bouziane, nous étions les seuls indépendants. Et Tracklist était pourtant le magazine le plus cher du marché à 6,80€ le numéro. Mais c’était mais moins cher que les mix-tapes et avec un magazine en plus.
A : Comment passe-t-on de pâtissier à rédacteur en chef d’un magazine spé ?
DD : Avec le recul je peux dire que c’est par vocation finalement, car au foot j’ai tout le temps été capitaine, en pâtisserie j’ai assez vite monté les échelons pour participer à des événements tels que la Garden Party de l’Elysée deux ans de suite alors que je n’avais que vingt ans. Cette vocation ne me place au-dessus de personne, je me vois simplement plus comme un leader que comme un chef, être sur le terrain au charbon. Ce qui m’a sûrement permis d’être souvent au bon moment au bon endroit selon mes objectifs. Pour le coté économique, mes amis d’enfance qui avaient monté leur boite de duplication de CD-Rom étaient prestataires pour différents secteurs, dont DMC pour les vinyles. Ça nous a permis de débloquer des fonds et de financer le magazine. A l’époque, il fallait avoir les fonds pour sortir trois numéros de manière à ce qu’au quatrième, on commence à percevoir les retours du premier. Après 45 Scientific, on a enchaîné sur notre lancée, un label par couverture : Big Dada, Secteur Ä, IV My People, B.O.S.S…. Il y a eu le numéro “Rap Not Dead” avec Oxmo, Octobre Rouge, La Caution… On est arrivé en prenant tout le monde à contre-pied. Sur le premier numéro on était quatre: Leïla Sy, que j’avais rencontré pendant la tournée Assassin, OBSEN, Nobel de La Contrebande, que j’avais lui aussi connu en faisant le merchandising sur la tournée d’Assassin et moi. Peu à peu d’autres gens sont arrivés, sont restés un moment, sont partis faire leurs trucs… C’était tout le temps en mouvement. On a commencé dans douze mètres carrés à Bastille, puis nous avons eut des locaux en face du Grand Rex et on a fini par déménager juste à côté, rue d’Hauteville. Un an après le lancement de Track List, la boite a lancé deux autres magazines, BPM qui était dédié à la culture électro et Arabica qui était autour de la culture orientale qui n’a existé que pour 3 numéros. Et puis un an plus tard, on a récupéré la licence de The Source.
A : Le graphisme était primordial dans Track List. C’était une volonté de ta part ?
DD : Je voulais mettre de la dimension dans le magazine. Je trouvais les autres plats ! Peu de temps avant de partir en Guadeloupe, j’avais rencontré MANYAK, un graffeur complètement dingue qui faisait des trucs en 3D que tu ne pouvais voir que si tu te mettais à un endroit précis parce que le mec avait tout pensé en fonction des perspectives. Je fais référence à lui car ce n’était pas le seul mais peut-être celui qui a eu directement un impact sur moi pour la compréhension. Et c’est ce que je voulais qu’Obsen transpose dans le magazine. Il avait essayé dans le numéro 1 mais ce n’était pas encore ça à mes yeux. Nous avons donc travaillé sur un programme en 3D et en une nuit nous avons sorti le premier 45 Scientific en 3D. Et de là, il a perfectionné le style mieux que je l’aurais imaginé. Dans les six mois, tout le monde copiait ce style là. Reebok, tout le monde ! En terme graphique, on a réussi quelque chose de fort. Très rapidement grâce à lui, nous avons eu une équipe créative incroyable : Noé2, MARKO93, Kay-One… Tous ces artistes/graphistes s’associaient à la qualité des photos de Leila, qui elle aussi imposait déjà son style graphique de temps en temps avec sa touche technique et épurée. Sur Track List en termes journalistique ce n’était pas du top niveau mais nous étions sincères et francs avec les artistes. Il y a des fois où l’interview était difficile à lire parce qu’on s’était trop lâchés sur le graphisme. C’était une performance et le hip-hop, pour moi, c’est la performance. Toujours se remettre en question, toujours faire mieux la fois d’après. Je ne voulais pas prendre les codes que la société nous imposait, mais que nous imposions les nôtres.
A : Il y a des pages que tu aimes particulièrement ?
DD : Rap Not Dead évidemment ! [Rires] C’est Leila qui gère la séance photo, moi je connaissais le spot à Pantin au bord du Canal de L’Ourcq, avec Oxmo, La Caution, Octobre Rouge en costard, moi ligoté sur une chaise avec un sac sur la tête ! Ce n’était pas que du graphisme, c’était vraiment de la mise en scène, recréer un univers mixé entre Reservoir Dogs et Fight Club. J’avais innové en faisant l’interview croisée avec tout le monde, trois mois plus tard Télérama faisait Kery James, avec je ne sais plus qui, de la même façon… À cette occasion, on avait aussi eu une nuit sur Radio Nova, avec en plus de ceux sur la couverture DJ Duke, Solo, Triptik, les Sages Po que nous avions enregistré à l’arrache et mis sur le CD : Rap not dead! Il y avait toujours de la performance, l’envie de repousser les limites.
Chaque page était un laboratoire. Le logo en 3D pour 45 Scientific, je me souviens encore de la nuit où on en parlait avec Charles, on avait vraiment la sensation de créer quelque chose. Je suis incapable de faire ce qu’il fait mais on parle le même langage, j’arrivais à transmettre des idées, lui à les sublimer… On a fait tellement de choses : 45 Scientific, Mafia K’1 Fry à la GTA, Nouvelle Donne avec des cartes, pour La Rumeur on avait fait un style graphique comme un quotidien.
A : Comment ça se passait avec la concurrence ?
DD : Quand on est arrivés, personne ne nous a respectés parce qu’on est arrivés un peu en jetant un pavé dans la mare. Je me souviens d’une interview d’Xzibit. On passe la journée à poireauter avec Leïla, c’est L’Affiche ou Groove qui doit faire la couv’ je crois et ils galèrent pour la photo et c’est elle qui est obligée d’aller les aider. Au final, ils n’ont jamais réussi à la faire et il n’y avait plus de temps pour nous. Juste avant de partir, Leïla arrive à le coincer, on l’emmène dans les cuisines: il prend un tablier crade alors que les cuisiniers lui en tendent un propre, en dix minutes on a fait vingt-six clichés incroyables. Quelques années plus tard, Xzibit revient en France quand je gère The Source et demande à me voir personnellement parce qu’il se souvenait de moi pour Track List : il me dit qu’il ne peut pas faire The Source à cause des problèmes d’Eminem avec Benzino mais qu’il veut faire Track List. Truc de ouf ! On n’était pas respectés par les autres médias mais il se passait quelque chose avec les artistes. Quand je suis allé dans les bureaux de Roc-A-Fella à New York faire l’interview de Jay Z pour le Black Album, j’ai vu des pages de Track List affichées, celles faites par Marko, c’était dingue ! Personne ne peut tester ça !
On a eu une relation un peu privilégiée avec eux, Vinni qui avait fait la rubrique “La Source” dans Track List s’est retrouvé à bosser pour eux en France. D’ailleurs, The Source US n’avait jamais interviewé Jay-Z. Quand moi je l’ai fait, pour le Black Album, pour les Américains j’avais fait un braquage. Ça a causé des problèmes parce que Radikal avait racheté le papier du magazine allemand, Bounce je crois, qui avait eu l’exclusivité avec moi, mais qui n’avait aucun droit de le vendre… Au final, je me suis retrouvé avec toutes les exclus, les Kanye West, etc. en permanence. La concurrence ne nous respectait pas mais je n’en avais rien à foutre parce que je n’aimais pas ce qu’elle faisait. Si j’avais aimé, je n’aurais pas fait de magazine ! Et ça a parlé aux gens parce que ça a vendu en kiosques. On a lancé Track List, un an après on sortait deux autres magazines et au bout de deux ans, on faisait aussi The Source. Quand on a rentré The Source, là j’ai senti qu’on commençait à être perçus différemment et on a écrasé la concurrence. Les artistes avaient déjà compris, ils ont participé à l’évolution du magazine, ils avaient confiance dans ce que je faisais, ils reconnaissaient ce que l’équipe faisait.
« Dans Track List, on s’est parfois trop lâchés sur le graphisme. Mais c’était une performance et le hip-hop, pour moi, c’est la performance. »
A : Track List, ça a été combien de numéros sur combien d’années ?
DD : 31 numéros sur 5 ans.
A : Pourquoi avoir fait le choix d’un format bi-mestriel ? La musique va vite, tu te coupes forcément de la réaction à l’actualité, les premiers webzines font leur apparition…
DD : On voulait faire quelque chose d’intemporel. Ponctuellement, on pouvait être raccord avec l’actualité mais quand je décide de mettre les labels en avant, c’est intemporel. Avec Track List, je créais mon actualité, je n’avais pas besoin de la suivre. Quand on a mis 45 Scientific en couverture pour le numéro 2, ça correspondait avec la sortie de l’album de Lunatic mais ça permettait de mettre en avant d’autres entités du label comme Les X, Malékal Morte ou encore Animalsons. Encore plus avec Big Dada où on présentait des artistes que les gens ne connaissaient pas forcément et j’ai continué dans la lancée avec Secteur Ä, IV My People, BOSS, Double H, Nouvelle Done, Fuck Dat ou bien des concepts comme les Dee Nasty, Crazy B, Lbr et DJ Eanov en chirurgiens ou la Mafia K’1 Fry à la GTA. Quant à Internet, j’ai vraiment senti le truc décoller quand j’ai arrêté, en 2006. Les titres concurrents ont arrêté un an ou un an et demi après mais eux, c’était suite à un constat d’échec. Nous, on a arrêté par choix. On peut considérer qu’il y a peut-être un échec entre associés mais pas au niveau du marché.
A : Quels étaient les rapports de Track List avec les maisons de disques ? La régie publicitaire était indépendante, l’équilibre financier ne doit pas être facile à trouver ?
DD : Je traitais un peu avec les maisons de disques parce qu’il y avait des artistes dont on parlait qui sortaient en indépendant mais avec leur soutien, du genre licence ou distribution. Il n’y avait pas spécialement de problème, ce que je faisais leur servait aussi : il y a beaucoup de gens dont on a été les premiers à parler qui ont fini signés ! Personnellement, je n’étais pas spécialement pour les maisons de disques puisqu’on avait sorti La Caution en indépendant par exemple. Mais là tu es sur un autre marché, forcément tu travailles avec elles parce que ça te sert et ça sert les gens avec qui tu travailles. Je ne faisais pas des articles sur des artistes inconnus pour qu’ils le restent ! Ils prenaient de la pub de temps en temps mais pour autant, ça ne voulait pas dire que j’allais parler d’eux. Même chose pour les indépendants d’ailleurs. Certains sont arrivés avec vingt mille euros, je leur ai répondu “mais je ne le fais pas avec les maisons de disques, pourquoi je le ferais avec toi ?” Je fais les choses par conviction ! Et pareil pour ceux qui sont venus mettre des coups de pression, ils sont toujours repartis sans rien.
A : Dans Track List, il y avait une rubrique qui s’appelait… “La Source”.
DD : C’était une initiative de Vinni [Nicolas Donato, qui manageait aussi à l’époque Joe & Cross, NDLR]. C’est un mec qui savait être opportuniste quand il le fallait mais qui a été précurseur dans plein de trucs dans sa façon de penser. C’est lui qui gérait les relations avec Roc-A-Fella pour nous. On avait décidé de découper la France en quatre parties, et pour chaque zone, on a référencé tout ce qui était en rapport avec le Hip-Hop : les magasins spécialisés, les radios, les distributeurs, les magasins de fringues… Plein de gens s’en sont servi, ça a permis à plein de petits labels qui n’avaient pas de connexions de se faire un premier réseau. C’était un outil pour la culture. C’était vraiment la vocation de Track List. À la création de la rubrique “La Source”, on a lancé la VPC. C’était un truc de ouf ce catalogue : vers la fin il faisait dix-huit pages, on vendait de tout, des CDs, des bling-blings, du Com-8, du Ruff Ryders, on prenait même de la pub dans les autres magazines pour ce produit-là.
On avait vraiment une bonne équipe. C’était des passionnés de ouf ! Il y a eu tellement de monde qui est passé chez nous, tellement de talents à tous les niveaux. J’aurais minimum une anecdote par page de magazine. Tous les graffeurs… Noé2, Marko93, Kay-One… Leïla gérait toute l’image chez nous, regarde ce qu’elle est devenue aujourd’hui et ce n’est pas fini [Leïla est désormais réalisatrice de clips et militante, NDLR]. Dabaaz et Hi-Tekk faisaient également partie de l’équipe de graphistes. Petite anecdote : la première fois que Chris Macari a fait quelque chose sur Booba, c’était dans The Source. Il l’avait dessiné pour la rubrique “Le mot de la fin”. L’équipe journalistique aussi, était du même acabit. Tu en as d’ailleurs fait partie assez rapidement. Bérénice Gans, Edouard Orozco, Hugo Van Hoffel, Chino Brown, Amine Bouziane qui nous a rejoints sur The Source, Christophe Dumont, Karim Naceur, Fatou Biramah et beaucoup d’autres étaient là.
Il y a eu une vraie effervescence, tout le monde faisait ça avec le cœur. Aujourd’hui, un ancien rédac’ chef adjoint, Hugo Van Offel, bosse sur “L’effet papillon”, Edouard Orozco travaille pour Première… Nous avions même une rubrique avec Cut Killer, une autre avec DJ Spank. En tant qu’indépendants, on a participé à déblayer le terrain pour que les choses soient possibles aujourd’hui. Je n’ai pas besoin que les autres le constatent, moi j’en suis conscient, ça me suffit. Si je te donne une idée, que tu n’en veux pas mais que ça va te permettre de trouver une autre idée, ça me va.
A : La fin de Track List, c’est lié à quoi ?
DD : C’est lié à des remises en questions internes et personnelles. Personnellement, j’avais un peu l’impression de m’être perdu, de ne plus avoir le même but. J’avais besoin de me remettre en question : ça faisait cinq ans que je faisais des magazines, donc je collaborais sur plein de trucs à côté [Notamment MTV Select, première émission MTV produite en France NDLR]… J’avais besoin de me remettre en question sur ma place et mes convictions. J’ai fait Track List pour des raisons précises et je ne me retrouvais plus complètement dans ce que je faisais. Quand la presse spécialisée a commencé à faire dans le people, moi je répondais “parle-moi musique, parle-moi graffiti”. Annoncer que machin est allé pisser à tel endroit… Si machin est parti faire un featuring okay, mais les artistes faisaient partie de ma rédaction, ce genre d’info je n’avais que ça, je n’avais juste pas envie de partager ça.
A : C’est-à-dire ?
DD : Quand j’ai commencé, je n’avais aucune idée de ce qu’était un magazine. Deux ans après, je me retrouve à en gérer deux, à interviewer Jay-Z en exclusivité mondiale… J’avais besoin de prendre du recul. Même dans ma vie personnelle, j’ai vécu des trucs incroyables que je n’aurais jamais imaginés…
A : Je me souviens que tu devais bosser 18h par jour, 7 jours sur 7 ou presque…
DD : Je vivais au bureau. Ma copine de l’époque, pendant les bouclages, venait dormir au bureau. J’étais tout le temps là-bas, c’était ma vie. Je suis resté moi-même mais le problème se situait plus par rapport à ce qu’on était devenus. En ayant à gérer une trop grosse équipe, tu perds l’objectif des choses. Je n’ai aucun regret, si on me le demandait je referais tout exactement pareil. J’étais entouré de gens compétents, il n’y a aucun doute là-dessus, mais j’avais besoin de retrouver ce qui était important pour moi, pas me dire “ah là il a pas rebondi sur la question comme ça, c’est dommage.” Quand je fais mon nouveau magazine, Loupe, c’est vraiment moi à 100%. Ce n’est pas l’envie de tout contrôler, je veux juste être en accord avec moi-même. Avec Track List et The Source, c’était quatre cents pages, trois CDs tous les deux mois, deux équipes à gérer, des sujets qui se croisent, tout va très vite… Ce n’est pas que tu ne touches plus le sol, c’est que tu passes dans un autre espace-temps. Parfois je faisais deux-cent cinquante kilomètres dans la journée entre des écoutes studio, séances photo, interviews, concerts. Le rythme était soutenu et ne permettait plus d’apprécier autant certains moments. Je peux conduire à trois cents kilomètres heure sur la route des mes ambitions mais si j’ai besoin d’apprécier un endroit je veux le faire quand je veux. Et prendre du recul est nécessaire pour redéfinir les objectifs quand on en a atteint certains que l’on n’avait même pas imaginés. Nous n’avons jamais vendu une couverture. Nous avons fait des associations avec des maisons de disques pour des séances photos mais jamais vendu de couv’, n’en déplaise à certains. Quand nous avons fait Rim’K avec deux couvertures différentes par exemple, on s’est vus avec la maison de disques, on a fait un budget ensemble, on a géré le shooting, c’était pour notre promo. On était les seuls vrais indépendants. Le fait de l’être m’a même d’ailleurs autorisé à être en conflit avec certaines maisons de disques s’il le fallait pour suivre mes convictions.
A : Cette proximité revendiquée avec les artistes, on pourrait la qualifier de connivence. On te l’a reproché ?
DD : Bien sur, il y en a plein qui me l’ont reprochée. Mais l’idée, c’était de se remettre en question à chaque écoute. Par rapport à La Caution, ce qu’ils faisaient musicalement me correspondait à 100%, c’était un point de repère. Mais à chaque écoute d’un nouveau projet, je cherchais le truc qui me ferait vibrer à leur manière… Joey m’avait dit “t’as mis 5 mics à La Caution, t’as abusé.” Mais c’était MON magazine. The Source, c’était à moi qu’ils avaient fait confiance, à mon approche. Et si j’avais dû noter Authentik, pour d’autres raisons j’en aurais mis autant à l’époque. C’était un peu dans cet esprit que j’ai fait mes trois premières couvertures car pour moi Joey avec NTM, IAM, et Mc Solaar méritaient de faire une couverture The Source pour l’Histoire. Et pour l’anecdote bien entendu, Assassin la méritait aussi mais malgré notre proximité nous n’avions pas pu arriver à un accord sur aucun des titres pour le mettre en couverture. Sinon quand Kanye West à l’époque a vu qu’on lui avait mis 4,5 mics, il nous avait dit “j’espère que la prochaine fois tu me mettras 5 mics”. Une toute autre philosophie. Si c’était pour parler des mêmes trucs que les autres, de la même manière que les autres… Pas besoin de le faire! Il faut connaître ses bases, savoir ce qui a été fait, par qui, pourquoi… Peu ont ce souci de performance qui permet aux choses d’avancer.
A : Tu l’as un peu côtoyé ? ça parait assez impossible aujourd’hui…
DD : Je ne crois pas qu’il ait tant changé. De par ma vie personnelle, via des amis communs, j’ai pu le fréquenter un peu dans le privé, il est comme tout le monde, on a tous nos faiblesses. Je me souviens d’une anecdote avec Edouard Orozco, qui était mon rédacteur en chef adjoint, et un mec très discret et simple, qui s’habille de façon assez classique… Kanye lui avait sorti “j’aime trop ton style, j’ai envie d’aller faire les magasins avec toi.” Nous n’étions pas grand chose comparé à lui mais le mec avait quand même dit ça, dans cette “folie” qui est la sienne.
« Je n’ai pas besoin que les autres constatent ce que j’ai pu faire et à quoi ça a servi. Moi j’en suis conscient, ça me suffit. »
A : Comment tu te retrouves à faire The Source ? Comment en sont-ils arrivés à vouloir monter un projet pareil ?
DD : La France était le deuxième marché au niveau des ventes de hip-hop. Même si leur première volonté était de faire une version en espagnol, ils ont opté pour la France. Ils ont fait le tour des boites d’édition, ils ont vraiment vu tout le monde. Ils ont accroché avec nous parce que dans Track List, on n’essayait pas de faire The Source, contrairement à d’autres. On avait notre propre identité et on avait la capacité de refaire The Source en apportant une vraie identité française en plus.
The Source, lorsqu’ils l’ont commencé aux États-Unis, ils étaient indépendants. Ça fait partie de leur ADN, c’est ça qu’ils ont aimé en nous. Ils se sont reconnus dans la démarche même si depuis c’était devenu une grosse société. Quand on est allé rencontrer David Mays pour signer le contrat, on était tous les deux sapés jean, t-shirt blanc, Timberland, “Hello David, I’m David.” C’était un peu abusé [rires]. Le feeling est passé tout de suite, quand il est venu à Cannes on a passé quatre jours mortels ensemble. C’est d’ailleurs là-bas qu’il m’a présenté à Grand Masterflash. Kim Osorio, qui était la rédactrice en chef de The Source US, comparait les couvertures entre la version américaine et la version française : on faisait mieux. Pour Fabulous, ils l’avaient pris en photo devant un préfabriqué tout pourri, Leïla l’avait mis devant New York, elle avait changé les couleurs. Pareil avec Nas, Fat Joe ou OGB… Et au niveau du rédactionnel, on a apporté notre truc aussi. À cause des embrouilles entre Benzino et Eminem, ça nous a fermé des portes, on n’avait pas accès à certains artistes. Du coup, on a décidé de faire The Source France. On avait la charte graphique qui était d’une précision chirurgicale avec quinze ans d’expérience derrière. J’ai appris énormément en travaillant dessus : l’équilibre des choses, la répartition des rubriques, etc. Mais on l’a fait à la française. Les séances photos étaient folles. Freko dans une poissonnerie, la première séance de Seth Gueko pour la rubrique “Hors d’atteinte”, Joey en Hummer… On créait aussi du divertissement, du ludique. Bien sur, le hip-hop à la base, c’est la revendication mais il faut aussi savoir faire rêver les gens. Quand tu prends les débuts de NTM, autour d’eux il y avait Jean-Paul Gauthier, Seb Janiak mais aussi Mode 2, Kay One… Pour Assassin Pareil avec Colt qui a fait le logo, ou Tom Kan, qui a d’ailleurs réalisé la couverture avec Joey Starr pour The Source. Il y avait cette image pertinente, nouvelle pour aller avec le fond : on était toujours dans cette démarche là. Avec The Source, on avait une qualité graphique qu’on pouvait s’accaparer et faire à la française. C’était un vrai tour de force qu’on a, je pense, réussi.
A : Pourquoi l’aventure s’est terminée ?
DD : Si ça s’est terminé, c’est que les Américains avaient des difficultés internes, pas parce que nous on ne marchait pas. David Mays avait été viré à cause de ses rapports avec Benzino, les ventes n’étaient plus aussi bonnes et quand BET a annoncé qu’ils ne diffuseraient plus les The Source Awards, ça a modifié nos rapports avec eux. Ils voulaient nous imposer un contenu « d’artistes inconnus » et faire valoir leur réseau en France. Ils attendaient presque après nous pour de l’argent qui n’était pas prévu… Ils voulaient sortir une compilation The Source en France, ça foutait la merde avec les samplers au niveau SACEM, tout devenait compliqué.
On a fait deux numéros et on a préféré arrêter en novembre ou décembre 2005. Le dernier numéro, c’était avec 113 et pour l’anecdote, c’était la première fois que je bossais avec Armen. On n’avait jusque là jamais collaboré pour des raisons obscures et je suis content qu’il ait pu poser sa patte sur un projet comme The Source. Ça a été dur de me séparer de l’équipe même si c’était devenu une nécessité. Après ça, j’ai continué Track List pendant six mois pendant lesquels j’étais concentré sur d’autres choses, notamment le DVD de China [China Moses, NDLR]. Je n’avais plus les mêmes objectifs dans la vie, je voulais me retrouver. C’était nécessaire, on a tous besoin un jour ou l’autre de prendre du recul. On a avancé beaucoup trop vite, je n’avais plus envie de ce rythme. Tu suis un mouvement, tu dois composer avec l’extérieur alors qu’avant c’était juste avec toi-même qu’il fallait composer. Je ne faisais plus les choses avec les mêmes convictions.
A : Est-ce que tu n’as pas été frappé par un mal assez commun qui veut qu’on idéalise la musique qu’on écoutait dans sa jeunesse ? Tu ne t’es pas retrouvé un peu “dépassé” par l’évolution des choses ?
DD : Je pense que ça faisait un petit moment que je me reconnaissais de moins en moins dans ce qui se faisait, que j’y trouvais de moins en moins mon compte. Après, je ne pense pas avoir été dépassé. D’ailleurs, aujourd’hui j’écoute toujours ce qui se fait de partout mais celui que j’écoute en permanence, c’est Booba. Je le rejoins dans ce qu’il dit, je me reconnais dans ses titres depuis ses débuts et contrairement à beaucoup d’autres encore plus depuis Temps Mort. Je manque peut-être d’objectivité parce que quand tu côtoies les gens, forcément, c’est un peu différent mais il a toujours eu un statut à part.
L’autre jour, j’ai accompagné le fils de ma copine au concert de Maître Gims qui passait en Guadeloupe, ça m’a rappelé les concerts de Diam’s à sa grande époque : des familles, des enfants… Ce n’est pas ce que j’écoute, je n’aime pas spécialement ce qu’il fait mais le mec fait toujours des trucs rappés sur scène et si ça peut permettre à des mômes d’ouvrir une porte sur cette culture, tant mieux. Et puis c’est toujours facile de critiquer ce qui se fait quand on ne fait rien. On ne peut pas lui reprocher le fait d’exister. Après c’est de l’éducation, il faut qu’on soit actif pour faire vivre la culture. C’est là que la démarche de Booba est plus que respectable. Il a critiqué plein de gens mais c’est légitime. Quand dans Track List on mettait en avant les labels indépendants, on voyait bien qu’ils reproduisaient les schémas des maisons de disques, et c’était pareil pour les émissions spé’ qui dépendaient de Skyrock. Lui, au final il ne signe personne, mais il monte une radio, il monte une télé pour diffuser sa vision de la culture urbaine, ce que personne n’a été capable de faire avant. Évidemment, il fait ça parce que le projet peut aussi être intéressant pour lui mais il ne le fait pas sur le dos des autres.
« Ma philosophie c’est que ce ne sont pas les lieux qui font les gens, ce sont les gens qui font les lieux. »
A : Tu suis toujours ce qui se fait en rap aujourd’hui ? Il y a des artistes que tu aimes bien ?
DD : J’ai toujours des connexions ! Aujourd’hui dans la boite aux lettres, j’avais les derniers SCH et Alonzo. J’ai les enfants de ma copine qui écoutent MHD, Niska… Je ne suis pas très réceptif. Ceux qui sont le plus dans mon délire, c’est PNL. Déjà parce qu’il y a un côté La Caution, surtout sur leur dernier visuel [rires], aussi parce qu’ils sont plus musicaux que les autres. Ils n’ont pas peur de citer Mowgli ou Simba, ça m’amuse car ça démontre leur maturité et leurs clips sont originaux. Je dois écouter encore écouter le nouvel album, je n’ai pas eu le temps avant de venir en métropole. Et quand ils vont venir en Guadeloupe au mois d’octobre, je compte bien aller les voir sur scène car je pense que c’est le meilleur endroit pour se faire un avis pertinent. Comme tout le monde, ils sont critiquables sur des trucs… Dans le morceau où ils utilisent le sample de Furyo [“Tchiki Tchiki”, NDLR], ils sortent un truc “tching tchong”, moi je suis d’origine asiatique, je pourrais mal le prendre mais ils font de la musique, c’est la liberté d’expression. Si j’aime la musique, je peux ne pas adhérer à certains propos, ou même morceaux: ça reste de la musique. Par contre si je vais voir un débat politique je demanderais tout le contraire aux intervenants et la musique je ne m’en préoccuperais même pas. Faire du rap conscient ne veut rien dire… Tout le monde est réveillé quand il fait du rap. Tous les sujets ou freestyles peuvent être pertinents, tout dépend de la façon dont c’est fait. Je cours avec Nero Nemesis tous les matins. Non ce n’est pas vrai, j’ai enlevé “Validée” [rires]. Je n’aime pas le morceau mais il ne pense pas aux gens quand il le fait. Il le fait, c’est tout. Et quand j’écoute, je ne me pose pas la question de savoir s’il l’a fait pour moi. J’attends d’un artiste qu’il soit lui-même et cela même dans ses travers. Sinon j’aime bien Siboy, il me fait un peu penser à LIM. Damso a quelques bons morceaux, et bien entendu sans originalité : Kalash que j’ai pu vraiment découvrir sur scène lors de son passage en Guadeloupe cet été quand j’ai fait la couverture de Loupe avec lui. 2H15 de show carré, et qui est maintenant avec quelques titres de son album dans ma playlist. Sa musique m’aide à courir plus longtemps. [rires]
A : Quel regarde portes-tu sur cette aventure ?
DD : On a sûrement commis des erreurs, on avait des lacunes, on ne fonctionnait pas forcément à l’économie parce qu’on était des passionnés… Il y a des gens qui sont capables d’allier les deux et il y en aura qui auront plus de mal même en équipe. C’est compliqué à gérer mais j’aime ce que je fais, je le fais pour faire avancer les choses. Quand je connecte des gens, ce n’est pas dans une perspective financière, c’est pour que notre culture continue à aller de l’avant. Quand je vois un mec qui n’a rien à voir avec le rap avec un T-shirt de streetwear, c’est qu’on a gagné du terrain. Je vois des petits qui écoutent du rap alors qu’ils ne viennent pas du tout d’un contexte urbain : il y a vraiment quelque chose dans notre culture. Que ce soit quand je travaillais avec La Caution, que je faisais Track List et The Source, quand je fais Loupe aujourd’hui, même dans ma vie, quand je suis avec les enfants, j’essaie toujours de leur donner le meilleur, les meilleures armes pour demain. Tout ce qu’on fait est lié à ça : comment on laisse le monde aux enfants pour demain. Quand tu vois tous les fils de pute qu’il y a… Il faut virer tous ces politiques! C’est même pas contre les flics, il y en a aussi chez eux qui ont du mal à manger. Et des cons, il y en a aussi chez nous. J’ai toujours cette fibre “révolutionnaire”, mes éditos dans Track List ou The Source, c’était déjà ça. Et c’est de ça dont je ne veux pas me détacher. Même ici, en Guadeloupe, dans un environnement totalement différent, avec l’âge, les expériences, je pense avoir atteint la maturité nécessaire pour créer en toute sérénité. C’est pour ça que ce que ce qui se fait aujourd’hui en musique, en graffiti, en danse, je suis obligé de suivre parce que ça fait partie de ma vie, de moi.
A : The Source puis Track List qui ferment, tu as besoin de prendre du recul. Qu’as-tu fait après ça ?
DD : J’ai rejoins pendant quelques temps Poska au sein du label BigBroz puis à la sortie de l’album de Smoker je suis parti en bateau comme pâtissier faire un peu le tour de l’Europe. J’avais besoin de retrouver mes fondamentaux, me retrouver moi-même dans un univers totalement différent, me mettre en difficulté. Et puis en 2009, je me suis mis à écrire à fond et je suis parti en studio. Et ça m’a fait du bien. Je n’ai pas besoin de sortir un album, c’était juste la même sensation que quand tu joues au foot quand t’es gamin et que tu mets un but. Je ne sais pas si je sortirais ça un jour, peut-être que je le retafferai, que je mettrai ça à disposition. On verra.
A : Tu as quand même fini par monter Loupe, un autre magazine !
DD : Avec mon projet Loupe, j’utilise mon coté urbain pour parler de la vie en Guadeloupe, je suis loin de mon univers mais j’essaie d’apporter mon œil. Aujourd’hui, l’idée c’est d’entrer dans le paysage sans l’étiquette “urbain”, en apportant une analyse inspirée par cette culture. Créer une alternative. Être “l’autre magazine” sans être forcément urbain.
La Guadeloupe, c’est quatre cent cinquante mille habitants, c’est Grenoble. Sauf que la répartition est différente, il y a quarante-cinq mairies, c’est une autre façon de fonctionner. Le support digital n’a pas encore explosé et le support papier a encore un rôle à jouer ici. Il manque un titre de presse local qui parle aux gens, pas que des interviews d’élus ou de chefs d’entreprises. On a envie de proposer une vraie alternative à ce qui se fait, c’est toujours dans le même esprit que ce que je faisais avant : sur la première couv’ j’ai parlé de tatouage, sur la 2ème MMA, ensuite graffiti, musique avec Booba, ou encore Admiral-T, nautisme, danse, gastronomie, basket, dessin… On est éclectiques dans nos couvertures et notre contenu : on va parler aussi bien du mec qui développe une marque de café que d’un artiste. Dernièrement, j’ai suivi une troupe de comiques qui joue en français et en créole, le Komik Kreyol Show, et c’est mortel.
Beaucoup de gens veulent partir à Paris, à New York pour réaliser leurs projets. Ma philosophie c’est que ce ne sont pas les lieux qui font les gens, ce sont les gens qui font les lieux, et encore plus aujourd’hui avec Internet. Ici c’est un vrai vivier artistique, culturel, sportif sur lequel il n’y a pas assez de projecteurs, et en plus du support papier, le magazine est aussi disponible sur le net, donc sans frontières si ce n’est la barrière de la langue. Quand j’ai emménagé dans la maison où je vis aujourd’hui, j’ai retrouvé Tony / Frak Vision dont les parents ont été mes voisins pendants trois ans. Recroiser Booba avec Chris Macari, passer quelques jours ensemble notamment sur le tournage de « Mové Lang », ça n’aurait sûrement pas été possible à Paris, du moins pas de cette façon là. J’ai pu rencontrer Wendy Annonay, triple champion d’Europe de boxe thaï quand on a organisé un stage avec le club de Saint François. Juste avant de venir à Paris, en allant à la boulangerie, je suis tombé sur Camille Juban, champion de windsurf. Il y a plein de choses possibles en Guadeloupe, c’est difficile mais il y a une vraie émulation. C’est toujours les mêmes motivations qui m’animent sauf qu’aujourd’hui, je ne vais plus seulement parler de rap mais je vais parler de la société avec mon œil.
Je n’en suis pas encore au stade du succès, Loupe est un gratuit, j’en suis au douzième numéro mais il commence à s’installer. C’est toujours difficile pour un indépendant de faire sa place, et ici, il y a un système en place depuis longtemps, ce n’est pas évident de trouver du soutien mais la vie est un combat, je ne doute pas. Je vais développer le site Internet pour proposer encore plus de contenu et j’optimise : je refais le site internet avec Charles pour le développer et pouvoir proposer en plus de contenus avec des interviews, ou des supports vidéo, comme le résumé du concert de Kalash, ou le stage avec Wendy Annonay qui sont des contenus exclusifs à Loupe. Mais aussi ceux dont nous sommes partenaires comme l’étape du championnat du monde de Street Workout qui a eu lieu cet été à Deshaies. C’est d’ailleurs un Guadeloupéen qui a été vainqueur de l’épreuve : Weedlay Loubli. Il partira en Chine en décembre pour la finale. Ce moi-ci, j’ai fait un spécial réalisateur avec Jean-Claude Barny en couverture pour la sortie du film Le gang des Antillais, et comme dans chaque numéro pratiquement, une partie de mes amis, dont Chris Macari, Marc-Aurélèle Vecchionne, et bien ma entendu ma « soeur » depuis plus de dix-sept ans, Leila Sy, sur le tournage du clip « Musique Nègre » de Kery James, également pour son album. Sinon DJ Poska est maintenant partenaire avec son émission Live From La Grosse Pomme et propose un mix de dix titres à chaque nouveau numéro, et qu’on met sur le Soundcloud de Loupe Magazine.
A : L’actualité c’est donc Loupe. On peut voir ce que tu as fait par le passé quelque part ?
DD : J’adorerais pouvoir mettre en ligne tout ce qu’on a fait avec Track List et The Source, toutes les pages, tous les CD mais on est en désaccord avec mes anciens associés donc ce n’est pas possible pour le moment. C’est comme la compile pour les 5 ans de Track List qui est sortie le 1er juillet, je ne la sors pas pour gagner de l’argent, je la sors pour que les gens puissent connaître les morceaux. Ca sortira en digital, c’est Diego qui fait quelques sons sur la compile et qui travaille aujourd’hui chez Keyzit qui nous a proposé de diffuser ça. Quand il m’en a parlé, je me suis rendu compte que ça allait faire dix ans que c’était sorti, c’était l’occasion.
Pour le dernier numéro de Track List, je voulais sortir un CD avec que des inédits. Je ne savais plus très bien quoi faire, j’avais fait quasiment tout le rap français, les artistes, les labels entre The Source et Track List. On fait la compilation en trois semaines : j’ai fait toutes les photos, j’ai proposé aux artistes des combinaisons, tout s’est enchaîné très vite. Oxmo / La Caution, Jeep.12 / Cassidy, Al Peco / Sadik Asken, Kohndo / Hocus Pocus, Octobre Rouge / Alibi Montana, C-Sen / Dabaaz / Flynt, Sat / Kalash l’Afro / Lil Saï, Daddy Lord C / Nasme, Zoxea / 16S64, Nubi / Treyz et Dragon Davy / Iron Sy. On a tout fait avec Voodoo, chez lui, avec un coup de main de Jeff Domingez. Voodoo [Membre d’Octobre Rouge et Section Fu, NDLR] c’est chez lui qu’on a tout mixé. Il était l’ingénieur du son de Track List et The Source. D’ailleurs, Octobre Rouge faisait partie de l’entourage proche, ils ont été très importants dans l’histoire des deux magazines. Et puis ensuite nous sommes allés mixer le tout avec Poska et Lord Issa. Maintenant ça fait partie de l’Histoire. [Sourire]
J’ai pris par hasard le numéro 12 aujourd’hui, attiré par le format, la couleur et je me suis dis mais c’est qui ce Dancre noté dans l’ours, qui se risque dans l’aventure papier en Gpe.
Je google, je tombe sur cet article, et je suis littéralement sur le cul.
Je ne sais pas si il réalise l’impact que son magazine TrackList à eu ici, loin des radios françaises, loin de tout, notamment sur une génération de futurs graphistes baignants dans le hiphop.
Le visuel à un impact certain, mais accompagné de son qu’on aime, je vous raconte pas l’empreinte que ça laisse.