Damso, philosophe du succès
Inconnu il y a encore deux ans, Damso intitule son nouvel album Ipséité. Entretien avec un rappeur singulier et complexe, qui a décidé de ne pas laisser le succès gommer ses contraires.
Un verre de Jack à la main, Damso reçoit en haut d’un restaurant branché de l’Est parisien. Venu depuis Bruxelles pour la journée, celui qui était encore un inconnu pour beaucoup avant d’être repéré par Booba en 2015 se présente à nous en tant que nouveau poids lourd du rap français : Ipséité, son nouvel album, ne fait que confirmer la chose. Dense et ambitieux, le disque élève d’un niveau les ambitions du Belge, qui fait avec nous le bilan de sa carrière, du succès, tout en réaffirmant son goût prononcé pour la philosophie. Entretien cérébral en compagnie d’un rappeur vraiment pas comme les autres.
Abcdr du Son : Sur Batterie faible, tu arrivais plutôt en tant qu’outsider vis-à-vis du public. Avec ce nouveau disque, il y a une attente très forte. Comment as-tu abordé cette situation ?
D : Honnêtement, ça ne m’a pas du tout influencé. Le fait qu’il y ait des gens qui attendent ou pas ma musique m’importe peu, je veux juste faire ce que je kiffe. Là, j’ai juste pris plus de temps pour bien faire les choses.
A : En l’écoutant, on sent quand même que tu as passé un cap, tu tentes de nouvelles choses. C’était quelque chose que tu avais en tête ?
D : Je ne fonctionne pas vraiment comme ça, je ne me dis pas précisément ce que je vais faire avant de bosser sur un disque. C’est pendant qu’on travaille en studio qu’il y a des choses qui se créent. En fait, je ne me dis rien et je me laisse aller : je prends mon temps, j’écoute des prods…
A : D’ailleurs, tu as continué à passer des nuits entières à écouter des prods comme pour Batterie faible ?
D : [Rires] Oui. Des grosses nuits blanches putain. Je ne les compte plus. Je me faisais des weekends de nuits blanches à écouter des instrus, et j’en sélectionnais au fur et à mesure. Dans ma manière de procéder, j’écoute des prods dans un maximum de conditions différentes pour savoir toutes les émotions qu’elles peuvent procurer : donc en général je les écoute dans mon bureau, parfois en lisant un livre pour voir si elles attirent mon attention, et ensuite je les teste en voiture, en avion, sur des bonnes baffles, des mauvaises baffles…
Quand tu écoutes en studio, sur du très bon matériel son, toutes les productions sonnent bien. Mais quand c’est avec des écouteurs, ça n’a rien à voir. Donc je me dis toujours quand je travaille sur un morceau “Est-ce que quand je vais écouter ce morceau aux écouteurs, ou en voiture, je vais autant l’aimer que quand je suis en studio dans des conditions sonores optimales ?” Quand c’est le cas, j’ai tout gagné.
A : Est-ce que tu es d’accord si on te dit que Ipséité est un disque où tu as pris des risques ?
D : L’expression “prise de risque” ne me convient pas vraiment, parce que je n’ai pas de zone de confort. Je considère que chaque texte est un défi. Par exemple, un morceau comme “Débrouillard” c’était un vrai défi pour moi il y a un an, j’étais plutôt habitué à faire des textes comme ceux de “Peur d’être sobre”. Donc je ne peux pas dire que je suis sorti de ma zone de confort. Je pense plutôt que les gens vont découvrir qui je suis réellement avec cet album.
A : Tu gardais encore des choses pour toi sur Batterie faible ?
D : J’avais surtout eu moins de temps. Un titre comme “Peur d’être père” sur Ipséité, tu ne peux pas l’écrire en vitesse, il te faut du temps, et avec Batterie faible, je n’en ai pas eu assez pour crier des choses qui sortent de l’ordinaire. J’ai d’ailleurs des textes que j’ai écrits avant mon premier album que je n’ai même pas encore mis sur Ipséité parce que je veux encore les travailler pour aller plus loin. Il faut prendre son temps pour écrire de nouvelles choses, écouter des sons, renouveler son inspiration…
A : Justement, tu t’es fait plutôt rare entre tes deux albums : peu de featurings, pas de mixtape pour faire attendre. C’est quelque chose qui est un peu à contre-courant du rap actuel.
D : J’ai toujours pensé qu’il fallait beaucoup de temps pour faire de la qualité. C’est exactement comme si on comparait quelque chose réalisé à la main ou en usine : à la main, ça traînera toujours plus qu’en usine, ça prendra plus de temps. Mais ça sera forcément mieux. C’est exactement la même chose pour mon album. Je connais par exemple très peu de gens qui se cassent le cul pour les mixes de leurs disques, alors que c’est hyper important pour moi. Mes frères me parlaient déjà des mixes quand j’étais petit, on m’a toujours initié à ça : j’ai découvert le rap avec Bone Thugs, Tupac, Dr Dre, et je regardais avec mon frère des documentaires sur MTV quand j’avais huit ans où l’on voyait Dre en studio avec Eminem qui prenaient leur temps à peaufiner tout, même les bruitages ! Ca me parlait énormément. Forcément, le mec qui n’a jamais entendu parler de mixes de sa vie en ayant découvert le rap avec Young Thug n’aura pas la même vision…
A : Donc tu n’avais pas peur qu’on t’oublie entre tes deux disques.
D : Non, il faut juste faire en sorte de sortir des albums de qualité. D’Angelo il a fait deux albums non ? On ne l’a pas oublié quand il a sorti son deuxième album, le premier était tellement fort que ça n’a rien changé. Kendrick Lamar pareil : il ne fait pas 10 000 albums, mais on ne les oublie pas.
« Il te faut du temps pour crier des choses qui sortent de l’ordinaire »
A : On t’as amené quelque chose : par curiosité, au moment où tu as dévoilé le nom de ton album, on a tapé “Ipséité” sur Google Trends pour voir le nombre de recherches du mot en France ces cinq dernières années.
D : Ah ouais ?! [Rires] Oh putain, chaud !
A : Tu as fait exploser les recherches de “Ipséité” sur Google.
D : Personne connaissait ce mot, en vrai? [Rires] C’est un titre d’album que j’avais en tête depuis 2010. Je savais que mon premier album allait s’appeler comme ça… Je me disais que si j’avais du succès avec ma première mixtape Batterie faible – qui est finalement devenue mon premier album – être ce que je suis deviendrait finalement la chose la plus précieuse que j’aurais. Souvent, avec le succès, tu n’es pas vraiment ce que tu es, tu as envie d’être comme les gens voudraient te voir. Mais au final, c’est une erreur. C’est compliqué ce que je dis, je ne sais pas si tu suis, mais je savais qu’en connaissant le succès j’allais faire face à ce problème.
A : Du coup, en quoi ce disque te représente-t-il toi ?
D : C’est plus compliqué que ça. Je ne fais pas preuve d’ipséité en faisant cet album, mais je suis plutôt à la recherche de ça. Je ne me trouve pas encore, je ne sais pas qui je suis réellement, ni la place que j’ai dans ce monde, mais plus j’avance, plus j’y arrive. C’est la musique qui m’aide à me trouver en fait : j’arrive dans une situation où, avec le succès, les meufs, l’argent, je suis obligé de faire preuve d’ipséité. Si je ne le fais pas, je vais me perdre : tu ne te rends pas compte de tout ce qu’il se passe, tu n’as pas de recul et ça peut t’amener à ta perte parce que les choses sont trop fortes, trop rapidement. Tout est mis en œuvre pour que tu sois mal : sans cesse tu te vois, sans cesse ton image est remise en question, donc si tu ne cherches pas à savoir qui tu es, tu vas être baisé. C’est dans ce sens que j’ai fait ce disque, et c’est pour cela que je l’ai appelé Ipséité.
A : Tu dis d’ailleurs au début du disque : “J’ai perdu beaucoup d’amis avec Batterie faible.”
D : Oui, tu perds des gens avec le succès : la jalousie, la haine, la mauvaise compréhension des choses… J’en ai discuté avec ma mère, elle m’expliquait que ça lui était arrivé, mais bien plus tard dans sa vie, ce qui est normal. Et elle avait du recul sur ces personnes qui se sont détournées d’elle. Moi, avec le succès, j’ai connu ça plus jeune : mon recul est très différent, tout est beaucoup plus brutal.
A : Ta vie a vraiment changé avec Batterie faible ?
D : Oui, énormément. Financièrement elle a changé, tout a changé… En bien notamment : j’ai du soutien, les gens sont vraiment derrière moi. Et en dehors de Batterie faible, j’ai un gosse aussi maintenant : je suis daron, je suis responsable !
A : Comment as-tu géré ce succès si rapide ?
D : Comme d’habitude : bouteille de Jack, bédo et on n’en parle plus ! [Rires] En vrai, je suis quelqu’un qui a la tête sur les épaules, depuis tout petit, je connais les priorités. Je fais parfois deux trois petites conneries à gauche à droite, mais j’ai toujours la même idée en tête : tant que je n’atteins pas l’excellence, je ne m’arrêterai pas.
A : Cette excellence tu estimes ne pas l’avoir encore atteinte ?
D : L’excellence elle se renouvelle, elle est périodique. Il y a plusieurs excellences j’ai envie de dire : pour Ipséité, j’ai essayé d’atteindre le maximum des capacités et des compétences que j’avais à ce moment précis, et j’estime que ça a été fait. Mais maintenant, il y a l’excellence de toute une carrière. En sport, c’est par exemple le cas de Michael Jordan : l’excellence à chaque match, mais aussi l’excellence sur l’ensemble de sa carrière. C’est ça que je vise.
A : Ce qui est étonnant sur Ipséité, c’est que tu as l’air d’aller mieux dans ta vie, notamment financièrement, mais tu restes toujours aussi sombre, cynique dans tes textes. L’argent ne fait pas le bonheur ?
D : [Rires] Oh non. L’argent fait l’égocentrisme mais il ne fait pas le bonheur, c’est totalement différent. Le bonheur c’est le partage, et moi je ne compte pas être heureux, parce que je ne veux pas partager. J’ai envie d’être épanoui. Ce n’est pas la même chose. [Sourire] L’argent fait des envieux, des haineux, il créé des grosses salopes. Et puis je suis quelqu’un de gentil à la base, j’ai voulu partager au début. Mais je me suis rendu compte que le succès, c’est aussi la haine, le mépris de l’autre, la violence…
A : Tu as aussi connu des déceptions avec le succès ?
D : Oui clairement. Mais en fait je m’y attendais, c’était logique, je savais que ça allait arriver. J’ai découvert des facettes des gens que je n’imaginais pas possibles : je pensais que ça ne concernait que les gens extérieurs, mais en fait tu te rends compte que ce sont les gens qui mangent à ta table qui t’empoisonnent. C’est quelque chose qui m’a beaucoup déçu et c’est la raison pour laquelle mes textes ont encore un relent de nervosité, de haine, de mépris envers l’être humain.
A : C’est aussi pour ça que dans ce disque, la notion de solitude revient très souvent ?
D : C’est exactement ce que je raconte dans “Mosaïque solitaire” : la mosaïque ce sont les gens, et le solitaire, c’est Damso qui est au milieu. C’est marrant parce que j’ai vraiment découvert la vie en deux ans : j’ai commencé, j’étais seul dans la rue, j’ai connu le succès, et je me suis retrouvé avec des gens autour de moi qui me trahissent, et puis finalement… Le vrai moi, celui de la rue, est resté le même. Tu te rends compte que la seule chose qui a changé entre le Damso de la rue et le Damso du succès c’est le temps, les gens, mais pas moi. C’est le game, je reste solitaire à jamais.
A : Quelle est la différence entre Damso rappeur et Damso dans la vraie vie ?
D : La différence ? Il n’y en a pas beaucoup quand même… Enfin si, il y en a mais… Il n’y en a pas beaucoup non. [Rires] Quand je suis avec mon gosse et ma famille je suis un peu plus différent, un peu moins sombre. Enfin sombre d’une autre manière. Mais c’est une bonne question, pas facile d’y répondre. D’où l’ipséité…
A : Tu cites à nouveau Agnes Obel dans ce disque, et par le passé tu as aussi dit que tu écoutais Mylène Farmer ou John Coltrane. Il n’y a pas que le rap dans ta vie ?
D : Il n’y a pas du tout que le rap ! Je pense qu’il y a même moins de rap qu’autre chose. J’écoute énormément de prods mais je n’écoute pas forcément de rap en tant que tel, je n’y arrive pas. Je bloque sur certains sons précis, récemment Future “Too Much Sauce”, Schoolboy Q et Kanye West “That Part”, mais ce sont des sons par-ci par-là. À l’inverse, je peux écouter John Coltrane pendant des heures : je suis posé, tranquille chez moi, et ça tourne en boucle. Pareil pour Agnes Obel, je me mets une petite sélection de son album Philharmonics et je me lis un livre.
A : Tu as besoin d’écouter autre chose que du rap ?
D : Oui bien sûr. Je ne pourrais pas écouter du rap tout le temps. Ça ne me parle pas. Si c’était le cas je pèterais les plombs : mon cerveau a besoin de se nourrir d’autre chose.
A : Tu as posté une image assez intéressante sur ton compte Instagram. Elle résume bien ton écriture : tu parles de toi, mais en même temps, tu as énormément de recul par rapport à ce que tu racontes.
D : Putain, mais tu as tout compris. Quand j’ai vu cette image, j’ai presque regretté ma pochette, elle veut tout dire. En fait, j’arrive à créer de la distance dans mon intimité la plus profonde : j’arrive à être l’auteur mais aussi le spectateur de ce que j’écris.
Et cette image, elle va encore plus loin, parce que finalement, elle dit que tu es le miroir et le reflet de ce que tu dis, de ce que tu aimerais voir et de ce que tu vois. J’ai le sentiment que cette image symbolise ce que je suis en train de vivre : je suis le spectateur de mon art, mais en même temps je me bats pour avoir ce que je veux. J’arrive à avoir du recul sur ce que je fais, mais en même temps je le fais même si c’est dangereux. Souvent, les téméraires sont des gens qui n’ont pas de recul sur ce qu’ils font. Moi, si je vois un ravin, je vais aussi aller le sauter, mais je serai conscient de toutes les conséquences que ça pourrait avoir.
Je te dis, cette image on peut en parler des heures, voire des années. Demain, après-demain, l’ipséité c’est intemporel. C’est une question qui va me poursuivre toute ma vie : est-ce que je suis réellement ce que je pense être ? Ou est-ce que je suis ce que les gens pensent de moi, alors que ce n’est pas du tout ce que je suis dans mon intimité ?
A : Tu vas encore plus loin dans les punchlines sales, dérangeantes, sur Ipséité On a l’impression que c’est un moyen d’expulser des angoisses que tu as. Le rap c’est un défouloir, un exutoire, pour toi ?
D : Oui ça me permet de m’amuser. Bon parfois il y a des punchlines… “Salopes salopes salopes” c’est pour me marrer. [Sourire] Mais par exemple dans “Kiétu” il y a une de mes punchlines préférées du disque : “Je suis un poumon dans un fumoir, je respire le bien mais je n’ai que du mal tout autour”. Les gens ne vont pas forcément tout capter, mais il y a des choses comme ça que j’aime bien exprimer. Dire un peu ce que je ressens avec une métaphore qui te sort par le nez, les oreilles, tout. Et puis je ne suis pas du genre à exprimer aux autres ce que je ressens dans la vie aussi alors… Enfin si. Je parle à mon gosse. Comme il ne comprend rien, c’est plus simple. [Sourire]
A : Benjamine Weill, une philosophe, a publié il y a quelques semaines un article sur tes textes. Qu’en as-tu pensé ?
D : Franchement chapeau, je n’ai rien à redire, c’était exactement ça. Je suis content que quelqu’un arrive enfin à passer au-dessus de ces clichés imposés par la société vis-à-vis du rap pour comprendre le message. J’ai oublié les deux mots qu’elle avait utilisé… Ah oui, la misère sexuelle. Je n’ai pas toujours les bons mots pour exprimer réellement ce que je veux dire, et c’est une misère sexuelle effectivement. Enfin sur certains points… [Sourire] Quand elle parle du rapport à la femme, du mal-être, de la conquête… Elle a tout compris.
A : Tu trouves ça bien qu’il y ait aujourd’hui des universitaires qui s’intéressent vraiment aux textes de rappeurs ?
D : On est quand même en 2017 les gars. Je sais pas, le rap c’est la musique la plus populaire en France, et c’est seulement maintenant que ça se passe. C’est honteux je trouve, ça aurait dû arriver depuis longtemps. Regarde les Sages Poètes de la Rue : déjà dans les années 90 ils écrivaient des choses folles. Pareil pour Booba plus tard… La honte pour tous les gens qui ne sont pas encore intéressés à notre écriture.
A : Derrière la barrière de la vulgarité qui existe dans certains textes, on peut avoir des traits d’esprit ?
D : La vulgarité n’est qu’un moyen d’expression. Vulgaire c’est quoi ? C’est juste populaire, accessible à tous. Quelqu’un qui dit “péripatéticienne”, ce n’est pas accessible à tous. Alors qu’on comprend quand tu dis “grosse putain”. C’est ça la vulgarité : pouvoir s’exprimer d’une certaine manière qui va toucher un maximum de personnes.
A : Tu penses à tous ces concepts quand tu écris ?
D : Non. Quand j’écris je ne pense pas : j’écris. Je pense après.
Merci pour cet interview, j’adore Damso. J’ai pu le voir au Main Square Festival à Arras et je ne m’en lasse pas.
» Quand j’écris je ne pense pas »
Peut être le plus gros problème du rap français contemporain