Chiens de Paille
Mi-décembre 2001, Marseille est envahie par le froid. La rencontre a lieu
dans les studios quasi-déserts de La Cosca. Simples et humbles, les deux
composantes de Chiens de Paille se confient avec entrain. Rétrospective sur
l’histoire du groupe, pistes d’exploration pour leur album « Milles et un
fantômes » et réactions sur l’état du rap…
Abcdr : Qui êtes-vous ?
Hal : Moi, c’est Hal, producteur du groupe Chiens de Paille…
Sako : …et moi, c’est Sako, MC du groupe.
A : Qu’est-ce que veulent dire vos pseudos, Sako et Hal ?
S : Là, tu vas avoir la preuve de sa mégalomanie [rires].
A : C’est en rapport avec 2001 [« 2001, l’odyssée de l’espace », film de Stanley Kubrick, 1968] ?
H : Exactement. C’est en rapport avec l’ordinateur, qui en anglais s’appelle HAL.
A : Je sais pas si tu sais connais la véritable signification de HAL…
H : Si, si. Par rapport à IBM [chaque lettre est décalée d’un cran]…
S : Et si IBM, c’est l’intelligence artificielle, HAL, c’est l’intelligence tout court… [rires]
H : Voilà. L’intelligence pure… et personnifiée [rires]. Bon, et Sako…
S : C’est par rapport à Sacco et Vanzetti, deux italiens immigrés aux Etats-Unis dans les années 20, qui avaient le tort d’être de gauche et anarchistes. Ils ont été accusés à tort d’un crime et ont été assassinés.
A : D’ailleurs sur la réédition de Taxi, sur le livret, c’est orthographié Sacco.
S : Sur la première édition, il y avait juste écrit Rodolphe. Au départ, je n’avais pas de nom du tout
A : C’est d’ailleurs la seule fois où c’est orthographié comme ça…
S : Je n’aime pas trop ces histoires d’écrire des trucs avec des k, propres à cette pseudo-écriture hip hop, mais je me sentais pas de porter un pseudonyme de cette personne qui a vraiment existé et qui a un vécu trop respectable et trop grand. A mes yeux, c’était un peu une atteinte à sa mémoire d’avoir l’orthographe exacte.
H : C’est aussi par rapport à Chill. Comme les deux sont italiens, c’était le duo Sacco et Vanzechill… [rires]
A : Donc, Sako, tu es d’origine italienne ?
S : Par mon père.
H : Moi, je suis un mélange explosif. Mon père est Corse et ma mère a des origines béninoises. Donc, je suis quarteron. Et on est tous les deux nés à Cannes.
A : Comment avez-vous commencé à rapper ?
S : Vers 91, on a commencé par tagger. Ca s’est mal fini, donc on s’est dit : « Pourquoi ne pas faire des lyrics sur ce qui nous était arrivé au niveau du tag ? ». C’est parti de là.
H : A l’époque, sur Radio Nova, un texte de Moda m’avait fait délirer, où il s’était fait serrer par des flics en train de tagger, et notre premier texte, c’était sur cette base là. On racontait notre aventure en tant que taggeurs qui s’était mal finie. A l’époque, Sako me rappait ses textes au téléphone et moi, je disais : « Ouais, non, c’est bien, c’est pas bien »… C’était une bonne époque. C’était vraiment les prémices.
A : Que reste-t-il des premiers morceaux que vous avez enregistré ?
H : Je me rappellerais toute ma vie les premières fois qu’on a essayé d’enregistrer un morceau : Sako a été obligé de se mettre d’un côté de la porte et moi de l’autre tellement on rigolait. Quand il commençait à rapper, lui était écroulé de rire et moi j’en pouvais plus… Donc, on n’a rien gardé. D’ailleurs, Chill en parle : « A quinze ans, la première fois que j’ai pris le mic, j’voulais rire » [extrait de ‘J’voulais dire’, sur « Comme un aimant »]. Nous, c’était exactement la même chose : c’était une grosse blague.
A : Oui, mais Akhenaton vous a bien repéré sur quelque chose, non ?
S : Entre l’époque où ça partait en gros fou rire et l’époque où il nous a repéré, il s’est quand même écoulé six ans pendant lesquels on a bourlingué un peu partout, mais sans jamais solliciter qui que ce soit. On voulait juste faire des morceaux dont on puisse être un peu content. En fait, on a fait des petits concert organisés dans notre région, et ça se passait toujours mal : les gars qui étaient derrière la console faisaient du rock et ne savaient pas du tout faire sonner le truc. Il n’y avait jamais les infrastructures nécessaires pour que le concert se passe bien. En plus, on arrivait avec des morceaux aux productions et aux textes maigres, donc ça ne pouvait pas sonner non plus. On arrivait sur scène, et on était déçu. On s’est dit que pour faire de bonnes scènes, il fallait déjà faire de bons morceaux, donc autant rester à la maison et travailler les morceaux. Ensuite, en 93, entre la sortie des deux volumes d’Ombre et lumière, on avait pu venir à Marseille et rencontrer Chill pour la première fois. On avait parlé avec lui, ça s’était bien passé mais il n’y avait pas plus de contact que ça. Et pendant quatre ans, on ne l’a plus vu. En 97, pour la sortie du film Ma 6-té va crack-er, il y avait une soirée à Cannes pour le festival. J’ai bloqué Chill et je lui ai retourné la tête avec dix milliards de questions :« Avez quoi tu travailles ? », « Qu’est-ce que t’utilises comme micro ? », je voulais pas qu’il s’en aille, il fallait qu’il reste et qu’il me parle. A la fin de la soirée, je lui ai dit qu’on fait du son, mais qu’on n’a pas de quoi enregistrer. Et il nous dit : « Dans six mois, je reviens, pour la tournée de « L’école du micro d’argent ». Si d’ici là, vous arrivez à faire une maquette, passez derrière, faites-moi écouter, et je vous dirais ce que j’en pense ». Le soir du concert, Dj Bomb passait en première partie, je lui ait fait écouter, ça lui a plu, et il est parti me chercher un pass. Tard dans la nuit, Chill a écouté et ça lui a plu. Il a dit : « Voilà, il y a juste un truc qui me gêne. C’est qu’il va falloir que vous veniez à Marseille… chez moi ». « Chez moi », carrément ! Et nous, on fait « Bon, c’est vrai, c’est chiant, mais bon, on va faire un effort » [rires]. Tu parles, on était fous. Je suis sorti de là, j’en croyais pas mes yeux. Je suis reparti avec ses numéros de téléphone, de bipper, des trucs de fous… Je me disais : « Qu’est-ce qu’il nous arrive ? ». Parce que juste avant, on ne voulait même plus y aller, on réécoutait ce qu’on avait fait, et on se disait qu’on allait lui faire perdre son temps. Un mois plus tard, on était à Marseille et il nous expliquait qu’il voulait monter une maison d’édition et qu’il avait envie de nous faire prendre part à ses projets, dont le premier était la BO de Taxi. Donc, on est retourné le voir une deuxième fois avec de nouveaux morceaux dont un qui n’avait qu’un seul couplet. Ca lui a plu, il nous dit « Le projet, Taxi, c’est une comédie, donc ça ferait un bon contre-pied si on le mettait dans la BO. Si vous pouviez en faire un deuxième couplet et le développer, ça serait bien ». C’est devenu ‘Maudits soient les yeux fermés’.
A : Reste-t-il quelque chose de la maquette que vous lui aviez donné ? Vous l’avez réutilisé ?
H : Non, il reste rien. Enfin, juste les bases de deux textes. Le thème du morceau que l’on retrouve dans la compilation Sur un air positif [‘Le chant des sirènes’] date de 94. Et le thème du morceau qu’on retrouve dans Tracklist, ‘Faux coupable’, datait de la même époque. Sinon, rien. J’ai écouté récemment, c’était marrant. Sako, il veut rien réécouter. Moi, j’essaye de tout garder, lui impossible… mais , un jour, peut-être sur internet…[rires]
A : Après ce premier morceau, ‘Maudits soient les yeux fermés’, qui a tourné sur Skyrock et qui a reçu un bon accueil, vous étiez lancé. Mais en même temps, on vous a pas vraiment vu multiplier les apparitions sur toutes les mixtapes ou sur toutes les compilations… Etait-ce pour créer un effet d’attente ou plutôt pour taffer dans votre coin ?
S : C’était plutôt ça. Direct après ce succès, qui nous a surpris autant que tout le monde, on nous a direct sollicité pour faire un album. La première étape, c’était de faire la face B du maxi de ‘Maudits soient les yeux fermés’. On est parti en studio : c’était nul à chier. Le morceau de Taxi, c’était notre première expérience en studio, donc, il fallait qu’on apprenne plein de trucs… Quand Chill nous avait proposé de signer, on comprenait pas ce que c’était une maison d’édition, on entendait « signature », et dans notre tête, « signature » voulait dire « sortir des disques ». Ca nous faisait flipper : « Non, on veut voir comment tu travailles, on veut acquérir de l’expérience ». On avait raison : on n’a jamais réussi à faire un truc qui nous plaisait pour le maxi. Après, les featurings, on les a acceptés ponctuellement, mais d’un autre côté, on nous en a pas proposé tant que ça, au final. En fait, l’album, on ne s’en sentait pas du tout les épaules. C’est eux qui sont venus à un moment donné nous dire « Bon, il serait temps de penser à travailler l’album » Et puis, une fois qu’on a commencé : « Bon, il serait temps d’aller en studio ». Si ça ne tenait qu’à nous, on le referait constamment.
H : On n’est pas dans la mentalité où on s’incruste sur les projets. Pour les mixtapes, on ne fait pas de forcing. Quand les choses arrivent, on les accepte. On n’est jamais monté sur Paris pour présenter des maquettes. On a vraiment eu la chance de rencontrer Chill. On n’a jamais essayer de se faire connaître, ce n’est pas dans notre mentalité, on reste dans notre coin. Même à l’heure actuelle, on connaît pas plein de monde dans le milieu.
A : D’ailleurs, la quasi-totalité des featurings que vous avez fait était en compagnie de membres de La Cosca [Extralarge, Time Bomb, Neochrome 2, Opération freestyle]…
H : On est dans une maison d’édition et c’est elle qui trouve les projets. Et comme c’est la maison d’édition d’Akhenaton, les projets viennent souvent par rapport à lui.
S : Et puis, pour les mixtapes, ça se fait souvent avec Coloquinte ou Mic Forcing, parce que c’est avec eux qu’on est affilié. C’est une histoire d’amitié avant d’être une histoire de rap. Donc c’est normal de penser direct à eux.
A : A propos de Napalm, on connaît bien Coloquinte, Mic Forcing, Akhenaton ou Elyes. Mais a-t-on pu entendre des apparitions de Yacyn, vu qu’il n’était pas sur Les rivières pourpres ?
S : Pour notre album, il y a deux morceaux qui se devaient se faire avec lui. Et puis, finalement, on ne les a pas gardé. Donc, il ne reste que sa voix scratchée : « Tes rêves s’effondrent » dans le refrain de ‘Ma part de songes’. Sinon, on le retrouve sur toutes les mixtapes de Dj Elyes. A ma connaissance, c’est ses seules apparitions.
H : On peut aussi l’entendre sur la mixtape promo de notre album [téléchargeable sur www.361vinyl.com], dans le freestyle de Napalm, qu’on ne peut trouver que sur cette cassette.
A : Il n’y a aucun featuring d’artistes extérieurs à votre entourage proche. Aucun projet n’est envisageable ? Par exemple, Less’ du Neuf, qui partagent cette semaine sur Skyrock avec vous, ont une approche similaire à la votre sur certains points…
S : On a toujours été ouvert à des featurings avec des gens extérieurs à Napalm. Mais on ne voulait pas faire de featuring avec des gens qu’on ne connaissait pas. Il fallait avant tout qu’on ait un bon rapport humain avec les gens. On voulait pas faire de featuring juste pour avoir des noms sur notre disque, on veut un vrai échange. A partir de là, étant donné qu’on n’est pas très impliqué dans le milieu du hip hop français, on ne pouvait pas aller téléphoner à Oxmo ou Lino et dire : « Viens faire un truc sur notre album » : on ne les connaît pas.
H : Grâce à AKH, on aurait pu avoir tout le monde. Mais le but, c’est de connaître les gens, d’avoir des affinités, pas que le mec arrive le matin, pose 16 mesures et reparte le soir. C’est pas notre truc.
« On voulait juste faire des morceaux dont on puisse être un peu content. »
Sako
A : A propos du featuring d’Akhenaton, auriez-vous pu faire l’album, aussi bien en terme de vente qu’au niveau relationnel, sans lui ?
H : A la base, le morceau avec Chill ne devait pas se faire. Sako devait faire un morceau sur son album. Ca n’a pas pu se faire au niveau des plannings. Et après, on nous ressortait toujours : « Les protégés d’AKH ». Qu’ils aillent se faire enculer…Si on nous prend pour les protégés d’AKH, il n’y a pas de problème, il y a pire que ça[sourire]. En plus, c’est un ami, et si dans cinq ans, on réécoute l’album et qu’on se dit que Chill n’était pas là, merde… Pourquoi, nous qui sommes tout le temps avec lui, devrions-nous nous priver de ça, alors qu’ils sont tous là : « Akhenaton, Akhenaton ». T’imagines même pas le nombre de demandes de featuring qu’il reçoit !
A : Et il en fait énormément…
H : Exactement. Et on viendrait nous critiquer ? C’est un pote, on le voit tous les jours, donc bon… C’était vraiment naturel. Donc, je suis vraiment content qu’il l’ait fait. Maintenant, je sais qu’il y a des gens qui n’ont pas apprécié son travail [rires]. Moi, j’ai grave kiffé, c’est même mon morceau préféré.
A : Akhenaton a contribué, à travers IAM ou en solo, à populariser le hip hop. Et la scène marseillaise était quelque chose de mythique à une époque. Vous avez l’impression d’en être le renouveau ?
H : Non. On fait notre truc, on ne pense pas du tout à l’impact que va avoir l’affiliation avec IAM. Quand tu rentres dedans, tu ne vois plus du tout ce rapport là. C’est vrai qu’il y a quatre, cinq ans, la scène marseillaise, c’était la grosse scène. Mais ce n’est plus la même époque. L’impact n’est plus le même.
S : Ca fait me penser à une critique que j’avais lu à l’époque de Faf la Rage : « Faf la Rage, un nouveau ». Le mec, ça fait quinze ans qu’il est là ! Nous, pareil, ça fait dix ans. Je ne peux pas me sentir comme la relève : je fais du rap depuis plus longtemps que ceux qui aujourd’hui commencent et sont considérés comme la relève. Personnellement, j’étais là quand IAM a sorti le Concept, j’écoutais déjà du rap, je rappais déjà, même si on n’était pas connu de la France entière. La relève, ça a un côté frais et nouveau. Je ne me sens ni l’un ni l’autre.
A : Votre position dans la polémique Sheryo/AKH ?
H : Qui ça ? Je sais même pas de qui tu parles [très sérieux]. Tout simplement. On va s’arrêter là [sourire].
A : Le diss, ça fait partie de la culture hip hop. Tu vois les derniers albums de Jay-Z et Nas, c’est pareil…
S : Tu passes du second degré au stade où tu crois à ce que tu dis. Jay-Z/Nas, c’est un autre niveau. C’est pas comparable. Cette histoire n’avait pas lieu d’être. Elle a été beaucoup plus loin qu’elle n’aurait jamais du aller. Elle a pris trop d’importance.
H : Et donc, tu parles de qui ? [rires].
A : Avant la sortie de l’album, on n’avait pas de morceau qui permettait de savoir réellement ce qu’était le travail de Hal et Sako…
H : C’est vrai qu’on n’a pas été souvent tous les deux sur des projets. Par exemple, de mon côté j’ai fait Electro Cypher, le remix d’’A.K.H. [version K]’, TPS…
A : C’était comment cette collaboration hors hip hop ?
H : C’est une super expérience. A la base, c’est Akos et moi qui avons faites la musique pour TPS il y a trois ans. C’est bien de devoir composer des morceaux avec les images devant. Ce qui est assez stressant, c’est que tu travailles avec des mecs de la télévision qui ne viennent pas du monde musical, et qui donc ne savent pas ce qu’ils veulent. Tu leur apportes un truc, ils te disent que ça ne va pas, sans te dire pourquoi. Ou alors, il réagissent trois jours après : tu poses une instru, tout va très bien, mais trois jours après elle est trop lente. Ou alors, le gars te dit : « J’aimerais que ça sonne un peu plus bleu » [rires]. Ou encore, sur vingt secondes, on te sort « Le début est bien, la fin est bien, mais on s’emmerde au milieu ». Sur vingt secondes ! Mais bon, ça s’est très bien passé. Ca continue, mais maintenant, tout le pool Al-Khemya [Hal, Ralph, Akos, Akhenaton, Shurik’n, Kheops, Sya, Majestic, Def Bond, Zen, Baron…] s’en occupe. Le premier vrai morceau de Chiens de Paille [‘Talking therapy’], c’était sur la mixtape de La Cosca [de nouveau disponible sur www.361vinyl.com]. Après, il y a eu le morceau de Sur un air positif. Mais c’est vrai que pendant longtemps, chaque projet était sans l’autre.
A : Pourtant, vous mettiez toujours « Chiens de Paille »…
H : C’était pour mettre le groupe en avant. On savait qu’on était un groupe et que l’album se ferait à deux. Sako a eu la première opportunité, tout simplement.
S : Le but des featurings, c’est justement, quand tu es un groupe inconnu, comme c’est notre cas, c’est d’asseoir le nom. C’était volontaire.
A : Comment avez-vous travaillé pour la préparation ?
H : Séparément. Je faisais des instrus, Sako venait au studio écouter et en prenait quatre ou cinq. On continuait toujours pareil, toujours la même méthode de travail. Il avait un quatre-pistes chez lui, il posait le morceau et venait me le faire écouter. C’est vraiment notre rythme de travail.
S : En général, j’arrivais avec juste un titre, et je disais : « Voilà, je verrais un morceau qui se passe comme ça ». Des fois, ça arrivait aussi qu’on développe des thèmes à deux. Je lui dis le titre, ça lui inspire des trucs, on en parle, on fait évoluer le thème. A partir de là, ça nous donne tous les deux une direction commune qui lui permet de développer l’instru, et moi de partir sur un lyrics. Mais le temps que lui développe son instru et que moi je trouve les idées, quand je reviens lui faire écouter, il a pondu de nouveaux instrus, je dois donc reprendre mon texte et le recoller sur les nouveaux, et ainsi de suite. C’est une histoire qui s’imbrique comme ça. Si tu ne nous arrêtes pas, ça continue encore. C’est eux qui arrivent et nous disent « Bon, allez, ça suffit, on arrête là ». Des fois j’arrivais avec des textes déjà écrits, et il fallait trouver un instru. D’autres fois, il avait plein d’instrus, j’avais juste des idées, et on développaient ça communément. Mais sinon, je vais chercher des instrus là où il travaille, je pars chez moi écrire, on fait chacun son truc de son côté et on se rejoint de temps à autres pour voir où on en est.
A : Je repense à la phrase d’Akhenaton au début de ‘Maudits soient les yeux fermés’, lors de la conversation téléphonique : « De toutes façons, fais ce qu’il te plaît ». C’était pareil pour l’album ?
S : Exactement.
H : On nous a jamais dit de faire tel ou tel morceau. On nous a juste dit : « Ce serait bien de penser à faire un album ». C’est tout. Juste après Comme un aimant et Electro Cypher, on nous a simplement bloqué certains concerts ou certaines sorties pour qu’on reste à fond dans l’album. C’est pour ça qu’on n’a pas participé à Taxi 2. Donc, on nous bien laissé « faire ce qu’il nous plaisait ».
S : C’était bien, mais ça nous a fait flippé quand même. Le grand flip qu’on a eu, c’est notre première semaine de maquette. Dans notre planning, on avait une semaine de maquette en avril, pour poser les voix, sans les mixer, pour avoir une idée de ce que ça donne. On s’était dit : « Ils sont à côté, si on a besoin de quoique ce soit, ils viendront, ils écouteront ». Et, sur place : carrément personne. Ils nous laissaient complètement libres. On voulait juste un avis, c’était tout… Bon, finalement, ils sont venus à la fin.
H : Je voudrais juste émettre un bémol. On était à l’époque assez paranoïaque et on voulait aussi que personne ne vienne. Ce qui fait que pour les maquettes, on était tous les deux en studio, et moi, je connaissais pas trop le matériel, j’effaçais des pistes de voix, c’était l’enfer. Le soir, on rentrait à l’hôtel, on était à deux doigts de se tirer une balle. « C’est bon, on arrête demain, j’en peux plus. Dites-nous quelque chose ». Parce qu’il y avait des gens qui venaient en studio, et personne ne disait rien.
S : Le truc, c’est qu’on voulait pas qu’il y ait de gens extérieurs à ici qui viennent en studio pendant qu’on travaillait. Mais ça ne nous gênait pas que les gens du bureau viennent parce que ça sert des avis extérieurs. Eux avaient compris qu’on voulait carrément personne : ils nous avaient même enlevé l’ingénieur. On était tous les deux en studio, basta. Alors, on a dit : « Euh, non, personne, ça va pas. Personne, c’est un peu strict quand même » [rires]. Donc, c’était dur. Mais la deuxième semaine de maquette, qui s’est faite en juillet, là, ça c’est mieux passé. Ca tournait plus, tous les soirs, ils venaient au studio, pour écouter ce qu’on avait fait.
A : Pour revenir à l’album, le principal reproche entendu concerne la monotonie de ton flow…
S : Ca ne me dérange pas dans le sens où ce terme est tellement vague qu’il peut être positif comme négatif. Critiquer un flow, pour moi, ça serait plutôt parler de densité, de placement en avance, en retard, de tonalité de swing. Je suis toujours épaté par les critiques de magazines qui parlent de flows percutants, limpides ou autres. C’est juste une autre façon de masquer le fait qu’ils sont incapables d’en juger le fond. C’est comme de lire des critiques de prods dont les basses « claquent »… Enfin, c’est un autre débat… On nous a demandé de faire du rap, on l’a fait, puis, on nous l’a reproché. Je pense que ce qui choque au fond, c’est le fait qu’on n’a pas l’habitude de flows non linéaires, dont chaque mesure ne se termine pas par une rime évidente genre en « é », qui ne sont pas non plus logiquement posées sur le temps, etc… Ne vois pas d’aigreur dans ce constat, c’est simplement dû au fait qu’à force de diluer le rap pour le rendre plus accessible à l’auditeur dès la première écoute, on n’en a plus fait qu’une extension de la variété. Personnellement, je n’aime pas non plus les flow qui swinguent. Pour moi, c’est de la préhistoire. Et puis, je ne conçois pas de rapper Mille et un fantômes avec la voix pleine d’emphase. La monotonie volontaire de mon flow ajoute, selon moi, à la froideur du récit. Mais ce n’est que mon avis…
A : L’autre réaction fréquente à propos de l’album est que le style de morceaux est exactement le même que celui des morceaux d’avant.
H : On ne le ressent pas du tout comme ça, parce qu’on pense avoir évolué en quatre ans et ne pas avoir du tout la même vision de ce qu’est le rap et de la manière de le travailler. Après, c’est vrai qu’on nous le dit souvent, alors peut-être qu’on s’en rend pas compte, mais pour nous, c’est vraiment très différent.
S : Et puis moi, je me rends pas trop compte du fait qu’on nous dise que ça ressemble à ce qu’on a fait auparavant. Si ça y ressemblait tant que ça, on n’aurait pas autant de difficultés pour signer. Ce qu’on a gardé en point d’orgue, c’était de ne pas faire quinze fois Maudits soient les yeux fermés. D’autant plus que tous les featurings qu’on nous a proposé étaient par rapport à ce morceau là, et nous emmenaient dans des territoires musicaux qui y ressemblaient. Or, on s’est justement dit qu’il fallait montrer qu’on ne faisait pas que ça, qu’il y a d’autres couleurs à la palette. D’entrée de jeu, on s’était axé là-dessus. Je pense pas du tout que ça ressemble à ce qui a été fait avant. Mais bon, après, chacun voit midi à sa porte.
« On fait notre truc, on ne pense pas du tout à l’impact que va avoir l’affiliation avec IAM. »
Hal
A : Il y a un truc qui est frappant sur l’album, c’est les morceaux d’égotrip, qu’on ne trouvait pas avant…
S : [sourire] En quatre ans, on évolue. Moi, l’égotrip, ça me plaisait, mais il y a une époque où je ne me sentais pas de la faire. Puis, j’y ai pris goût. Je trouve ça marrant, c’est un vrai défi de trouver de véritables métaphores.
A : C’était uniquement au niveau technique que tu n’y arrivais pas ou c’était une question d’humilité ?
S : J’étais aussi très utopiste dans l’écriture, je me disais : « Quand je prend la plume, il faut que ça serve ». C’est une chance de pouvoir prendre la parole et d’être écouté par des gens, donc je ne voulais pas me permettre de dire des trucs qui me semblaient futile. Et puis après, malgré tout, l’égotrip, c’est une discipline du hip hop… Il y avait aussi le fait que j’étais entouré de Coloquinte et Mic Forcing, et eux, c’est leur régime. Ils sont vachement forts à ça. Je me disais qu’il fallait laisser ça à ceux qui savent le faire. Après, je me suis dit : « Pourquoi ne pas essayer ? ». Et ça m’a plu. Je ne dis pas que je raffole de ça et que j’en ferais tout le temps. Mais il n’y a que les cons qui ne changent pas d’avis [sourire].
A : L’humour est énormément présent dans tes égotrips…
S : Ca reste une joute verbale, un combat au micro. Le problème, c’est quand tu te mets à croire à ce que tu dis[rires]. Il faut rester les pieds sur terre. L’égotrip, c’est du second degré, j’écoute beaucoup de freestyles américains, des gars comme Juice ou Eminem… Tout le monde le dénigre, mais tu écoutes Eminem, t’es mort de rire. Pour moi, c’est ça l’égotrip, tu te prends pas au sérieux, tu délires. C’est aussi une philosophie. Avant, j’y arrivais peut-être pas parce que je ne captais pas ce côté là. Au départ, je sacralisais vraiment l’écriture. Bon, maintenant, un texte, c’est éphémère, Chill le dit dans un de ses textes : « Ecrire, c’est pisser dans un violon ».
A : Euh, toi aussi, t’as dit ça… « Ecrire, c’est pisser dans un violon. J’sais, mais si y a qu’ça…. » [L’palais de justice]
S : Ah ouais, bah voilà [sourire]. Il m’arrive de confondre qui rappe quoi.
H : Nous, à l’époque, on a vachement sacralisé le rap. Des albums comme Black Sunday [de Cypress Hill] ont vraiment changé notre vie. Alors, c’est vrai qu’on pensait qu’en faisant du rap, tu pouvais peut-être toucher des gens… Personnellement, le rap a vraiment changé ma conception des choses, m’a amené à aller dans des bibliothèques, à aller m’informer sur certains points, à découvrir d’autres musiques. Ca a été mon éducation. On y a cru pendant longtemps. Maintenant, c’est devenu un bizness, on a perdu pas mal d’illusions.
A : Mais même si des personnes moins impliqués se sont attachées au rap comme elles auraient pu s’attacher à n’importe quelle autre musique, le public de base existe toujours, non ?
H : Peut-être qu’ils restent des irréductibles… On l’espère… Nous, on fait notre truc, on ne sait pas comment les gens réagissent… On espère…
S : L’évolution des années, ça nous a fait un peu sentir ce qu’ont du ressentir les Mohicans : plus ça va, et moins on se sent nombreux [sourires]. Et ça rejoint ce que tu dis : aujourd’hui, le rap, c’est une musique comme il y en a tant d’autres. T’allumes ta radio, t’en entends. Ca n’a plus ce côté « fantastique » d’écouter un truc que les autres n’écoutaient pas. Moi, c’est pareil que Hal : le rap m’a ouvert l’esprit sur des lectures, je suis rentré dans des bibliothèques alors que j’y allais pas avant. C’est grâce au rap que j’ai pris conscience de mes origines italiennes, entre autres… Le bilan de tout mon passé, c’est le rap qui m’a amené là où je suis aujourd’hui. Donc, c’est énorme…
H : En même temps, c’est bien que le rap devienne une musique comme une autre et qu’elle ne soit pas dans son ghetto. Nous, on n’a jamais été à New York, mais bon, t’entends du hip hop dans la rue, c’est une musique qui fait partie de leur mode de vie. Et ca serait vraiment bien que ça se passe comme ça en France. Bon, après, le hip hop qui passe à la radio, en France… Bon… Voilà. [grand sourire]
A : L’Affiche a qualifié votre album de « bande originale d’un film imaginaire »…
H : C’est terrible. Ca fait plaisir. Mais, franchement, on a fait ce qu’on pouvait [rires]. On ne s’est jamais dit :« Tiens, on va faire la BO d’un film imaginaire ». On a vraiment fait ce qu’on pouvait.
S : Pour ma part, c’est clair que l’idée du concept-album, on l’avait depuis très longtemps. L’idée, c’était de faire un album où il n’y avait en fait qu’un seul morceau, mais décliné en plusieurs épisodes.
H : C’ était pas révolutionnaire, mais…
S : Oui, c’était pas extraordinaire, mais on aurait kiffé de le faire…
A : En même temps, ça n’a jamais été fait…
H : Pas dans le rap, mais dans la soul, tu as des albums de Millie Jackson où tu as une histoire du début à la fin.
S : Tu as aussi Mélody Nelson, de Gainsbourg, même si c’est pas un album vu qu’il n’y a que sept titres : le concept album a été inventé il y a des années. On ne révolutionnait rien en amenant ça. Mais ce qui me plaisait, c’était que dans le rap, tu as une grande place au texte, donc c’était possible d’imager le truc, de faire un truc fourni dans les détails. Après, j’ai pas eu les épaules pour le faire : trop complexe.
A : Tu avais commencé à travailler dessus ? Il en est resté quelque chose ?
S : Cette idée-là, on l’avait déjà en 93/94. Après, j’ai commencé à gratter, et plus les années passaient, et plus je me rendais compte de ce que c’était de gratter. Petit à petit, je soulevais la pierre, et je voyais vraiment la difficulté. Je me disais : « Ouh là, l’idée du concept-album, ça va être pour plus tard ». Ce qui fait qu’elle s’est effacée d’elle-même. Plus je me confrontais aux difficultés de l’écriture, plus je voyais que l’objectif à atteindre s’éloignait. Donc, quand on a fait l’album, l’idée du concept-album était derrière depuis longtemps. Je ne suis pas parti dessus. Ce n’est resté qu’un désir. Ca l’est toujours, d’ailleurs.
H : Après, c’est vrai qu’on avait essayé de développer des trucs de fous, il y a quelques années. Par exemple, faire des textes, dans lesquels la somme des premières lettres de chaque mesure composait verticalement un mot.
S : Avant l’album, il y a eu des textes que j’ai écrit comme ça, où tu peux lire des mots verticalement.
H : Il y avait aussi l’idée que tous les morceaux de l’album ait le nom d’un film d’Alfred Hitchcok. C’est pour ça qu’un morceau s’appelle ‘Faux coupable’.
S : Mais Weedy et le TIN d’Expression Direkt avaient fait un album [Guet-Apens], où tous leurs titres avaient un titres de film, mais pas d’Alfred Hitchcok. Et longtemps avant, Shurik’n avait fait un morceau où il y avait des titres de film dans chaque couplet. Donc, ce sont des idées qui se sont révolues d’elles-mêmes. Il y avait plein d’idées autour de détails comme ça, mais au final, plus on avançait, plus on voulait aller à l’essence, faire des trucs simples. Tendre à la simplicité, mais que ça soit efficace.
A : Le thème de la paternité revient souvent dans tes textes…
S : C’est quelque chose qui me touche.
H : On a 26 ans. C’est des choses auxquels tu penses. On n’a plus 17 ans.
S : Ca dépend comment tu l’entends. Il y a le côté « père de » et aussi le côté « fils de »…
A : Dans le morceau avec Akhenaton [‘Un bout de route’], on a ce thème évoqué indirectement…
S : Pour ce morceau, ça vient du fait qu’on ait une situation familiale commune. On a, lui une soeur, et moi un frère, nés d’un remariage de nos pères. Et la différence d’âge est très grande, plus de dix ans. A la base, on voulait faire un texte sur le comportement de nos pères respectifs : on les voyait, au fil des années, tolérer des choses vis-à-vis des nos petits frères et soeurs qu’ils ne toléraient pas vis-à-vis de nous. On constatait une sorte de fatigue. L’idée était partie de ça, et une discussion nous a amené à ce thème-là : « On est grand, on est du même sang, on a un écart d’âge qui nous sépare. On est très proche au final, mais on est très éloigné de par cet écart d’âge. On a des choses à se dire qu’on ne s’est pas forcément dites ».
A : Par rapport au rôle que vous pouvez avoir vis-à-vis des plus jeunes, la dernière phrase de Comme aimant « Inutile de le dire aux gosses » signifie-t-elle qu’il faut les préserver le plus possible ?
S : Oui, c’est ça, c’est une idée de préservation. Mais c’est utopiste. Ca sous-entend : « Ils le sauront bien assez tôt ». Et ça rejoint ta question sur l’égotrip. Par rapport à mon petit frère, chaque fois que je prends un stylo et que je commence à gratter, je me dis que c’est à lui que je vais écrire, et que des gens comme lui, de douze, treize ans vont l’écouter, et que par rapport à eux, je peux pas me permettre de dire n’importe quoi. C’était une des barrières par rapport à l’égotrip.
A : Dans ‘Le dos courbé’, à la fin, tu fais référence à ton petit frère, en lui disant que s’il a un texte à retenir, c’est celui-là…
S : Oui, le message, c’est peut-être : « Essaye d’éviter les erreurs que nos parents ont fait, et que les générations d’avant ont fait. Rappelle-toi que même si toi t’es né ici, on vient d’ailleurs, tes grand-parents ne sont pas nés ici. Ils sont arrivés, ils parlaient pas français, ils ont appris sur le tas, ils ont travaillé la terre pour que toi, aujourd’hui, tu sois là où tu es ».
A : Au niveau des influences pour tes textes, en dehors du rap américain, est-ce que tu puises ailleurs, par exemple dans la chanson française ?
S : C’est clair. Le rap, c’est pour le côté technique. Les thèmes, en général, ne me touchent pas. Beaucoup me viennent de livres. Et de la chanson française aussi. On devait reprendre ‘Seul’, de Jacques Brel avec Chill, pour L’hiphoppée. Mais le texte faisait neuf fois deux mesures, donc, c’était pas fait pour être rappé. Donc, notre idée, c’était de garder les neuf couplets de deux mesures, de les développer sur huit mesures, sans jamais modifier son texte. Ca faisait à ce moment-là 72 mesures, et là, c’était rappable. La fille de Brel a refusé donc le morceau ne s’est pas fait. Mais Jacques Brel, Gainsbourg, Léo Ferré, et…merde, comment il s’appelle…
H : Lara Fabian ? Patrick Fiory ? [rires]
S : Brassens, voilà.
A : Mais est-ce que reprendre des textes à votre manière t’intéresserait ?
S : Reprendre un texte, non. Je fais du rap, pas de la reprise de titres déjà écrits. Si on me demande de m’en inspirer, pas de problème. Mais prendre le titre, le mettre sur un beat hip hop et prétendre que c’est du rap, ça ne m’intéresse pas du tout. Ce n’est plus sa chanson à lui et ce n’est pas du rap non plus.
A : Un autre thème récurrent de l’album, c’est celui de l’amour durable considéré comme une utopie, notamment dans Mille et un fantômes…
S : C’est pas une utopie, mais la réalité est que c’est très, très dur… Une vie de couple qui dure, moi, je connais que mes grands-oncles et grands-tantes qui sont mariés depuis 50 ans… Aujourd’hui, qui reste ensemble longtemps ? C’est pas que je le souhaite à personne, mais c’est rare… Pour ce qui est de Mille et un fantômes, c’est plus une toile de fond cette histoire. Le thème rejoint celui de la paternité et des enfants. Dans ta vie, il peut t’arriver plein de choses, tu peux être riche, tu peux être reconnu, tu peux être admiré par plein de gens, à mes yeux, la meilleure chose qui puisse t’arriver est d’avoir des enfants. Et si tu loupes ta relation avec tes enfants, à mes yeux, t’as tout loupé. Tu peux être riche, ambitieux, ça ne mène à rien… Et louper ça, c’était louper sa vie. Après, l’idée que ce soit un flic qui est au stup’ et sa fille, c’est un paradoxe qui soulignait le trait encore plus. Mais, c’était juste une toile de fond.
A : Je sais pas si vous avez vu Traffic [de Steven Soderbergh, 2000] …
S : Oui. Quand on a vu le film, on était content. Parce que souvent quand t’écris une histoire comme ça, tu te dis : « Est-ce que c’est plausible ? ».
A : Surtout que dans le film, c’est amplifié, le père étant le patron de DEA…
S : Exactement. Et quand on a vu le film, j’ai trouvé ça terrible. Il y a une phrase dans ce film qui est magnifique. Elle me trotte dans la tête depuis tout ce temps. Quand il fait sa conférence à la fin, lorsqu’au fond de lui-même, il a déjà renoncé, il dit : « Face à la drogue, il faut mener une guerre. Comment mener une guerre quand l’ennemi est au sein de sa propre famille ? ». Et il s’en va. Cette phrase, elle m’a dévasté. Ca résumait tout. Ca part du principe de la sous-écriture, un truc que j’essaye de travailler depuis toujours. C’est ce qu’a développé Killah Priest. Il écrit des phrases sans faire de verbes. Il ne met que des images et elles construisent une situation.
A : Tu l’as fait dans plusieurs morceaux…
S : Oui, mais par bribes. C’est hyper complexe. Cette phrase m’a dévasté quand je l’ai entendu : avec la simplicité d’une phrase, il a réduit tout le sentiment que j’essaye de développer en quarante-huit mesures. Ca m’a cassé. Un écrivain disait : « Les mots, c’est comme des jetons au casino. Tu peux en avoir beaucoup, ce qui compte, c’est leur valeur quand tu passes à la caisse ».
A : En même temps, la phrase a autant de force parce qu’elle arrive après tout ce qui s’est passé avant…
S : Oui, mais d’un point de vue strictement technique, mon but dans l’écriture, c’est que chaque mot soit juste, que chaque mot pèse, tombe là où je veux qu’il tombe. C’est ça le travail de l’écriture, réussir à créer le lien entre ce que tu imagines, ce que tu veux faire ressentir et ce que tu fais ressentir sur le papier concrètement.
A : Mais alors, la phrase qui clôt les deux couplets de Mille et un fantômes : « J’ai fini d’être con mais trop tard » donne l’impression que ce qui précède n’est qu’un exemple…
S : C’est le sentiment qui demeure. C’est clair que c’est ce que j’ai voulu faire ressentir.
A : D’un monde muet : « J’avais pas vécu et si peur de pas être si dur qu’on pouvait le dire. Préférant courir plutôt que m’ouvrir, j’ai fuis. A force, j’ai plus couru que pour courir, priant pour, un jour, juste aboutir. Je n’cours plus que pour mourir »… On se tire une balle après ?
S : [rires]
A : C’est dur, non ?
S : Je pense pas. On n’a pas tous les mêmes priorités : il y a des gens pour qui l’ambition restera le moteur principal. Peut-être que pour eux, une vie de couple, une vie de famille, ça n’a pas d’importance. C’est radical pour quelqu’un qui a cette optique là, mais je pense pas que ça soit un constat noir, sombre ou pessimiste… C’est juste un état de fait. Pour revenir aux featurings, c’était les invités qui amenaient le thème. Là, c’est Samm qui l’a amené. L’idée de base, c’est qu’aujourd’hui, parler d’amour, c’est un sujet délicat, dire « Je t’aime », c’est galvaudé. A force de tellement l’entendre, on ne l’entend plus pour ce qu’il veut dire. Ce qu’on ne voulait surtout pas, c’était parler d’amour genre : « Hey, baby, love, love ». On voulait parler du sentiment d’amour. Ca s’intitule ‘D’un monde muet’ parce qu’on en parle tellement qu’on n’en parle plus, en fait.
A : Il y a un côté fataliste que j’ai ressenti…
S : Ca rejoint ce que je disais tout à l’heure. Par rapport à l’idée que j’ai en tête et la façon dont je la retranscris sur le papier, ta perception du résultat n’est pas forcément juste. Donc, je n’ai pas écrit comme il fallait que je l’écrive vraiment.
A : Mais il y a forcément une marge…
S : …d’interprétation, oui, c’est clair. Mais pour moi, l’objectif n’est pas atteint, dans le sens où les gens n’ont pas compris ce que je voulais qu’ils comprennent.
H : Ouais, t’es casse-couilles, quoi ! [rires]
S : Non, le but, c’est d’écrire justement. Et je l’ai pas fait. La preuve, t’as pas compris ce que je voulais faire passer. La marge d’erreur n’est pas large là, mais ce n’est pas encore ça. Donc, il faut que je continue à travailler.
A : Dès Taxi, tu disais : « Franchement, les trucs gais, ça le fait pas ».
S : Ca correspond à une époque aussi. A un moment, notre groupe s’appelait La Secte. On était des radicaux fondamentalistes du hip hop. Il ne fallait pas nous parler de boite, de dancefloor, nous c’était des trucs stricts, purs. Avec les années, tu évolues, tu t’ouvres. Aujourd’hui, il y a des morceaux dance-hall que je kiffe à fond, que j’aimerais faire. Après, il faut savoir ce que t’es capable de faire. Je me sens pas encore capable d’en faire. Mais j’aime ça maintenant. Cette phrase, elle n’est plus trop vraie quatre ans plus tard.
« A l’époque, on avait vachement sacralisé le rap. »
Hal
A : Justement, une des meilleurs productions de l’album, c’est, à mes yeux, ‘Fonctions vitales’, une des moins minimalistes. Ca venait d’une volonté préméditée de varier ?
H : On a fait comme on a pu [rire]. C’est la phrase qui reviendra toujours. Non, on a essayé de varier les ambiances… Mais si tu fais gaffe, les morceaux avec des featurings ont une couleur différente du reste des morceaux de l’album. L’album a été fait en deux fois et on l’entend au niveau des prises de voix. Et si on avait encore repoussé l’album de six mois, il aurait été complètement différent. Peut-être qu’il serait encore plus tourné sur des productions comme ‘Fonctions vitales’ ou ‘Consortium’. On passe d’une époque à une autre avec cet album. Il représente les deux facettes : ce qu’on a été et ce qu’on va peut-être être.
S : C’est un album de transition.
A : Donc, le prochain album sera complètement jiggy-bounce ?
H : [rires] Non, faut pas exagérer. Mais ça serait vraiment bien qu’il ne soit pas pareil. Malgré tout, tu as toujours tes premiers amours, que tu peux pas renier. Je pense qu’il sera plus soul encore.
A : On ressent énormément l’influence de la soul, mais aussi, sur ‘Le Dos courbé’ et ‘Références’, de chansons traditionnelles, comme dans Métèque et mat ou Comme un aimant avec Mario Castiglia. Tu t’en es inspiré ?
H : Pas du tout. Métèque et mat, je l’ai rarement écouté. J’en garde pas un souvenir énorme. Surtout qu’à l’époque, on écoutait Cypress, donc il y avait vraiment un décalage. La première version de ‘Le Dos Courbé’ était beaucoup plus soul. Et par hasard, je suis tombé sur une musique qui collait bien au thème.
A : C’est une coïncidence que ça soit deux morceaux nostalgiques, qui opèrent des flash-backs ?
H : Oui, parce que la première version de ‘Références’ n’était pas du tout la même. Et c’est après les premières maquettes que j’ai trouvé cette musique. Sako n’était pas trop chaud au départ, mais le refrain collait trop bien, donc on l’a gardé. Mais ça n’a pas été calculé au départ.
A : Dans ‘Le dos courbé’, Fabi fait le choeur, mais tu utilises sa voix comme un instrument, et non comme un énième featuring R’n’b…
H : Je n’arrive pas à écouter des chants en français. Si on avait du avoir des refrains chantés, on les aurait fait en anglais. Par rapport à ce morceau, comme c’est en rapport avec l’Italie, on voulait reprendre l’idée des choeurs que tu retrouves dans tous les films d’Ennio Morricone,. La première fois que je l’ai écouté chanter la mélodie des violons, le résultat m’a fait directement penser à Il était une fois dans l’Ouest [film d’Ennio Morricone, 1968].
S : Comme tu te la pètes ! [rires]
H : Je me la pète pas, c’était pas moi, je parle de Fabi.
S : « Ma musique, ça me fait penser à Il était une fois dans l’Ouest » : tu te la pètes ! [rires] Mégalomane.
H : Va te faire foutre [rires]
S : L’idée des choeurs, on ne l’avait pas à la base. Mais en réécoutant, on voulait une voix, pareil pour ‘Moments suspendus’. Quand on a eu l’idée, on savait qu’il n’y aurait pas de texte, qu’elle n’allait pas chanter un truc. On avait juste besoin de filets de voix.
A : Les petites plages musicales complètement indépendantes des morceaux font penser au travail de Medhi pour l’album de Karlito…
H : Je pense qu’on a du avoir la même idée. Un producteur qui m’a beaucoup influencé, c’est Pete Rock. Sur son album Pete Rock & CL Smooth, The soul brothers, il y avait des plages instrumentales. Donc, c’était un peu un hommage à ça. Et comme j’avais d’autres morceaux… Comme l’album, si tu l’écoutes d’un trait, il parait assez dense, c’était pour mettre des plages d’aération. Mais pour Medhi, j’ai pas écouté, donc, je savais pas.
A : Tous les rappeurs affirment ne pas écouter de rap français. C’est pas paradoxal de ne pas du tout en écouter, mais d’en faire ?
H : On a commencé par le rap américain, c’est notre musique. Le rap français, c’est du rap en français.
S : On nous a dit pareil pour les scratches : « Pourquoi le refrain ‘D’un monde muet’ est en anglais ? ». C’est tout simple, on n’écoute que ça. Scratcher du français, pour nous, c’était impossible, on connaît pas les textes. Trouver une phrase qui correspond à ce que tu veux inclure à ce que tu viens de faire, c’était la croix et la bannière. On connaissait les textes cainris, on savait où aller chercher telle phrase. C’était automatique.
A : Donc, pas de rap français du tout ?
S : Pas forcément. J’ai écouté l’album de Lunatic [Mauvais oeil], il y a des titres qui me plaisent. Mais c’est très rare que je fasse la démarche d’écouter un disque de rap français. Déjà parce qu’on est à un stade où quand on écoute du rap, on dissèque obligatoirement. D’entrée de jeu, je me dis : « Ca, comment il l’a écrit ? »,« Ca, d’où ça vient ? », « Je sais d’où vient cette idée ». Je vais chercher quel a été le cheminement pour arriver à ce titre là. Et ça, ça tue le truc. C’est pas la raison majeure. Mais j’arrive pas à écouter du rap autrement que comme ça. D’ailleurs, pour le rap américain, c’est la même chose. Avec Mic forcing, Coloquinte et Chill, on fait la course à celui qui va ramener le plus vite les derniers albums. Alors, on passe notre temps sur internet à télécharger à gogo. Tout ça pour quoi ? Pour disséquer les techniques, les productions, voir comment ça évolue, prendre des cours.
H : On a des profs qui nous envoie des disques : Kool G Rap, G-Dep, Alchemist, Premier… Bon, on est mauvais élèves, mais on est assidu, hein ! [sourires]
A : Vous avez déjà cité Necro…
S : C’est pas nous qui l’avons cité. C’est un mec qui a écouté, ça lui a fait penser à Necro. Et ça tombait au moment où on kiffait vachement le côté technique du gars, hyper pointu dans l’écriture. Mais pour saisir le propos, il faut vraiment bien écouter, surtout quand c’est technique et en anglais. J’ai acheté l’album, je l’ai écouté, et je suis pas trop solidaire du propos du gars [rires].
A : Quels sont les disques qui tournent en ce moment sur vos platines ?
S : G-Dep [Child of the ghetto]. Le Masta Ace [Disposable arts], aussi. C’est un concept album. Il a une aventure qu’il illustre par des interludes, et chaque interlude est l’intro d’un morceau qui développe le thème de l’interlude. C’est vraiment bien fait. Sinon, il y a aussi le Ghostface [Cuban Linx 2 : The bullet proof wallet], le Kool G Rap [The Giacana story], le Mobb Deep [Infamy], et d’autres gars qui n’ont pas sorti d’album, comme Benefit, IGT, Black Ops…
H : Jay-Z [ The blueprint].
A : On me l’a conseillé, après avoir appris que j’avais aimé « Mille et un fantômes »…
H : [morts de rire] Ah non, ça va trop loin. C’est pas possible… Faut revenir sur Terre. Bon, mais, non, j’assume pas cette comparaison. Non, il est extraordinaire cet album. Les prods, pffff…
S : C’est une référence…
H : En deux mots, c’est l’album que j’aurais aimé faire, si j’en avais eu les capacités. J’aurais aimé que notre album ressemble à ça, qu’il s’appelle The blueprint, que Sako s’appelle Jay-Z et que moi, je m’appelle Just Blaze.
S : Quand t’es concrètement devant ta machine, ton stylo ou ton micro, t’es face à toi-même, face à tes incapacités. C’est là que tu juges vraiment ce que tu vaux. C’est exactement l’exemple. On a fait notre album, on aurait voulu faire celui de Jay-Z [rires].
H : En plus, à part le premier, Reasonnable doubt, dont on vraiment fan, on n’écoutait plus Jay-Z. Le côté jiggy, c’était pas notre truc. Le dernier album, à la base, je voulais pas l’écouter. Quand je suis venu à Marseille, Eric [Chevet, l’ingénieur] et Chill nous ont dit : « Mais vous êtes des fous, c’est une bombe, il est revenu à la soul ». Sako l’a acheté direct, et moi le lendemain. Et depuis, il tourne, il tourne…
A : Vous avez rencontré RZA…
S : [sourires]
A : …qui a adressé à votre égard des critiques assez élogieuses, notamment le fait que vous lui rappeliez le Wu à ses débuts. Mais il a dit exactement pareil pour le Saïan Supa Crew…
H : C’est un américain qui est venu en France pour s’incruster.
S : C’est clair qu’il y a de ça. Le mec veut se créer des liens avec des groupes français pour s’incruster dans le marché français pour vendre des disques. Pour autant, on n’est pas les mieux placés pour ça. Quand il a fait la critique de notre album, il nous a parlé de points précis. On pensera ce qu’on veut, mais je suis persuadé qu’il le pensait un peu quand même. Bon, mais c’est clair aussi qu’il est poli et qu’il y a de l’hypocrisie. Mais ça, il faut s’y attendre de leur part.
H : Moi, je suis un peu moins optimiste là-dessus.
A : Quelle est votre position dans la polémique sur les mp3 et les droits d’auteur ?
S : J’ai entendu ce matin que la communauté européenne veut prendre une décision qui va faire frémir les américains. Tous les disques qui seront téléchargeables de sites extra-européens seront taxés lourdement. Nous, internet, c’est un domaine qu’on n’a pas trop l’occasion d’explorer, dans le sens où on n’a pas d’ordinateur. Mon initiation s’est faite par le site www.361vinyl.com. C’est l’outil du futur. Ca m’intéresse beaucoup, mais j’ai pas le temps ni d’ordinateur, donc ça n’aide pas.
H : C’est vrai qu’internet pose un problème au niveau des artistes, mais on est des pilleurs de musique nous-mêmes. Quand un petit groupe sort son premier album, et que tu le vois sur internet, c’est pas la même chose que lorsqu’il s’agit de Michael Jackson : les retombées ne sont pas les mêmes. Mais bon, il n’y a rien à faire, c’est un peu normal, les disques sont chers… Et quand t’as plusieurs sorties d’album dans le même mois… En octobre, il y en avait neuf : tu fais des choix. On sait que des personnes ont notre album piraté. Ca me fait plaisir dans le sens où il l’ont. Après, ce qu’il faut qu’ils sachent, c’est que s’ils ne l’achètent pas, c’est pas sûr qu’il y en ait un deuxième. Quand tu piques des petits groupes, c’est pas pareil que quand tu piques des artistes qui ont déjà une carrière ou un passé, et que tu sais que le prochain album est sûr d’être là, quoiqu’il arrive.
S : Je suis pas du tout contre la gravure,. A l’époque du vinyl, quand on a créé le CD, on a du racheter les albums en CD. Là, il y en a plein qui ont fait leur choux-gras dessus, et aujourd’hui, c’est les mêmes qui se plaignent de la gravure. Ils ont pris leur argent le moment venu. La roue tourne. En même temps, tout le monde est touché.
H : Mais quand tu t’appelles…Zazie, euh, ça va quand même [rires]
S : Tu peux être gravé, ça te dérange pas trop.
H : Quand tu l’entends dire que c’est la fin de la musique… Ca va, ça va, ça va. Tu en vends, tranquille. Nous…[sourires] quand j’apprends qu’on a été piraté… c’est pas pareil, c’est pas la même chose. C’est plus difficile pour remplir le frigo [rires].
S : J’ai appris qu’une statistique disait qu’un disque acheté est gravé quatre fois. Tu peux calculer la perte.
A : Ca dépend quel genre de musique…
S : Oui, c’est ce qu’on se disait. C’était tous styles confondus, c’était une moyenne. Mais c’est déjà un indicateur.
A : On ne sait pas non plus si la personne l’aurait acheté si elle ne l’avait pas gravé…
S : C’est clair. Nous, on trouve plein d’albums qui doivent sortir, en entier, avec des morceaux inédits. On se dit« Mais c’est pas possible que tous les albums soient aussi rapidement sur internet. Tu te fais piquer les DAT une fois. Mais à chaque fois… ». C’est peut-être un élément de promo, une façon de faire découvrir ton album avant qu’il sorte. C’est peut-être une façon de collecter de nouveaux clients qui seraient passés à côté.
« J’ai écouté l’album de Lunatic [« Mauvais oeil »], il y a des titres qui me plaisent. Mais c’est très rare que je fasse la démarche d’écouter un disque de rap français. »
Sako
A : Par rapport à la forme de l’album, vous avez eu d’énormes problèmes. Est-ce que c’est possible de ne faire aucune concession et en même temps de vendre des disques ?
S : On te dira ça dans un an.
H : On a fait ce qu’on avait à faire. Mais pour moi, l’album n’est pas si « sans concession » que ça. Je ne vois pas ce qu’il a spécial. On n’a pas fait un truc lugubre, il n’y a pas de guitares électriques, on a fait du rap, quoi…
S : Les refrains scratchés, c’est monnaie courante. Ca n’a rien d’extraordinaire. Il faut que ça soit easy-listening, de la musique d’ascenseur, que ça soit facile d’accès et que ça puisse toucher le maximum de gens très vite. C’est ça le but, aujourd’hui. Un album de rap, il faut que ça coûte peu d’argent et que ça rapporte très vite. Tout n’est qu’une histoire de single. Il te faut customiser ton morceau pour qu’il soit single-isable.
H : Quand on revient au fait que l’album était pour beaucoup la continuité de ‘Maudits soient les yeux fermés’, il s’est avéré que quand on a présenté l’album aux maisons de disques, elles ont trouvé un décalage énorme entre ce qu’elles attendaient et l’album. Il y a encore un an, toutes les maisons de disques voulaient nous signer.
S : C’était tranquille, on les regardait faire monter les enchères.
H : Et quand elles ont écoutés l’album, elles se sont retirées les unes après les autres.
A : Pourquoi ?
H : Ca allait loin. Ils nous disaient : « C’est vous qui avez fait l’album ? C’est pas possible. Vous avez quel âge ? ». Mêmes de mecs vraiment bien, avec qui on aurait aimé travaillé, se demandaient si on avait plus de trente ans pour avoir faire un album si mature. Quand ils nous ont vus, ils ont été surpris. L’autre truc qui revenait toujours, c’était : « Single, single, single ». Il n’y avait pas de single évident pour eux.
S : Hier soir, Dj Ralph m’appelle, pour me dire qu’ils passaient ‘L’encre de ma plume’ sur Sky BOSS. On se disait : « C’est clair qu’on n’a pas eu les majors sur cet album, on n’aura sans doute pas un impact commercial énorme. On a cette satisfaction là, de voir des gens comme Joey Starr passer le morceau ». Ca fait huit semaines que Joey passe ‘L’encre de ma plume’. Ils scratchent dessus, ils font des pass-pass, et alors que sur les autres morceaux de rap français, ils ne font rien, ils les laissent tourner. Ils nous ont invités, on a rappé avec eux. Tu vois que les gars ont kiffés le morceau. Et c’est ce genre de satisfaction là qu’on a.
H : On kiffe depuis longtemps NTM.
S : Donc, c’est une reconnaissance d’entendre notre morceau chez eux, chez Cut Killer, à la Nocturne, l’excellent accueil que nous ont réservé les blacklists… On se dit que les gens qui écoutent du rap kiffent le truc et le passent. La reconnaissance est là. Il y a plein de choses qui malgré tout remontent le moral. Parce que quand tu vois tous les gens qui nous ont fermé leurs portes, tu en viens à te dire que, même si t’es dans le label d’Akhenaton, même si ce gars-là te fait confiance à un point inimaginable : « Oui, c’est peut-être vrai, ils ont raison, ce que je fais, c’est mauvais, j’ai pas ma place ici, faut que j’arrête ou que je change ». Et c’est là que ça devient dangereux. Et puis quand tu as ces petites reconnaissances, tu te dis : « Mais qu’ils aillent se faire enculer ! ». Ca remet les choses en place et ça fait plaisir.
A : C’est quand même vrai qu’il faut du temps pour rentrer dans les morceaux, à cause de leur densité…
S : Ce qui fait qu’un morceau n’est pas passable en radio aujourd’hui, c’est qu’il ne correspond pas à la politique de ce gros bizness que le hip hop est devenu. Je ne conçois pas qu’un morceau qui ne soit pas consommable en une semaine soit un truc qui ne soit pas passable en radio. Au contraire, c’est justement ça qui pourrait être le critère. Je me répète mais c’est pas une question de radio, c’est une question de politique. Pendant des années, des gens comme IAM, NTM ou Solaar se sont battus pour faire reconnaître cette musique. Aujourd’hui, elle est reconnue. Le problème, c’est que ce n’est plus les gens qui font cette musique qui tiennent les rênes. Et le travail, maintenant, c’est de garder la musique au niveau qu’elle a atteint, mais d’en récupérer les rênes et d’en devenir les principaux protagonistes. Et je pense que la solution est dans l’indépendance. Ca va être un travail de longue haleine, mais je pense que la solution est là. La filière traditionnelle me semble méchamment bouchée.
A : Est-ce que ce problème de politique ne vient pas aussi du fait que l’ensemble de la presse hip hop était trop consensuelle et pas assez critique ?
S : Si, c’est ça, mais c’est pareil. Un magazine, ça vit sur les pages de pub que ça vend.
A : Oui, mais il existe des magazines de cinéma qui sont pointus.
S : Un magazine, il faut que ça vive. Le cinéma, ça touche un très grand public. Comparativement, le rap ne touche pas un public énorme. Et je pense qu’un magazine, ça vit plus avec les encarts de pub qu’avec les ventes. Donc, si tu te mets à dire du mal des disques dont tu fais la pub dans ton magazine, les maisons de disques arrêtent de mettre de la promo dans ton magazine. Plus de pub, plus de magazine.
A : Toujours à propos de la promotion, vous passez cette semaine sur Skyrock, à Planète Rap. Est-ce que c’est un passage obligé ? Est-ce que c’est la maison qui pousse derrière ?
H : On pourra jamais vraiment critiquer Skyrock : si on n’était pas passé sur Skyrock avec ‘Maudits soient les yeux fermés’, on ne serait pas là tous les trois entrain de parler, on n’aurait pas fait l’album. Ce serait cracher dans la soupe que de dire : « Skyrock, c’est des enculés ». Bon, c’est vrai qu’ils ne nous passent pas [sourire].
S : A mon avis, c’est pas Skyrock qui est en cause. Aujourd’hui, les maisons de disques ne sont pas capables de promouvoir et de vendre un disque sans passer par Skyrock. Le problème, c’est les personnes qui sont censées trouver des idées pour vendre des disques. Je me souviens pour le morceau d’Isaac Hayes sur Comme un aimant, ils disaient : « Non, on ne peut pas le faire, il ne peut pas passer en radio, le morceau ne peut pas être exploité ». Isaac Hayes, putain ! Tu n’es pas capable de faire rentrer un morceau inédit d’Isaac Hayes en radio ? Mais change de métier ! Je ne comprends pas. Pour Skyrock, il n’a jamais été question que le morceau de Taxi soit un maxi : c’est le gars de Skyrock lui-même qui l’a écouté. Il l’a kiffé et l’a passé au même titre que celui du 3e Oeil, le single. Mais ça n’a jamais été notre demande, ni celle de la maison de disques. C’est le gars qui a eu un coup de coeur et qui l’a passé. De là est né tout ce qui a suivi. Par rapport à l’accessibilité, quand je produis un titre, je fais un effort, à l’auditeur d’en faire un aussi pour essayer de comprendre ce que j’ai voulu dire. Un texte, tu mets du temps à l’écrire, donc c’est pas en une écoute que tu peux juger son contenu. C’est une question de culture. En France, notre culture musicale est déplorable. Depuis septembre, la place de numéro un aux Etats-Unis a été occupé par trois albums de rap new-yorkais : le Jay-Z, le Ja Rule [Pain is love] et le DMX [The great depression]. En France, on a L5, les pouffiasses de Pop star. Cet été, aux Etats-Unis, c’était Alicia Keys, elle a commencé à jouer au piano à cinq ans, elle écrit ses textes… Nous, on avait Celia, la fille qui a gagné le radio-crochet de Graine de stars, dont l’album est écrit par David Halliday. C’est un exemple flagrant du pays dans lequel on vit.
A : A propos, vous en êtes à combien au niveau des ventes ?
H : On en est à dix milles, pour l’instant, on est assez content, même très content, par rapport au début où on pensait que ça allait être catastrophique, ça va, on est un peu plus serein. C’est que le début, on verra.
S : Après, ce qu’il faut voir, c’est qu’on est dans une maison indépendante. Parler de projets, de tournées, il ne faut pas que tu demandes d’abord : « Est-ce que c’est un bon projet ? », mais plutôt : « Combien va coûter le projet ? ». C’est la question primordiale avant de se demander si le projet tient la route, s’il va apporter quelque chose. Quand on te dit qu’on est content de vendre dix milles disques, c’est clair que c’est pas beaucoup, mais dans une maison indépendante, un chiffre comme ça, c’est vraiment bien aujourd’hui. Bon, c’est pas fini, ça fait un mois qu’il est sorti. Donc, pour nous, c’est un bilan hyper positif, on espère que ça va continuer comme ça.
A : Qu’est-ce que vous avez pu avoir comme retour critique ?
S : Des gens comme Joey Starr qui passent le morceau, des tournées qu’on fait dans des radios spé, c’est terrible. J’ai lu les rares critiques qu’on a eu, il n’y en a pas de négatives, à part le flow monotone. La critique la plus stricte, ça a été la tienne [sourire]. Mais je t’en veux pas, hein. Pas de problème. Mais il n’y a pas eu de critiques qui nous ont descendu en flèche. C’était la tienne la plus virulente. Après, les autres, c’était vraiment bien, c’était élogieux. Bon, après, c’est toujours la même chose : « Est-ce que c’est fondé ? Est-ce que c’est sincère ? ». C’est une autre histoire. Mais les retours à ce niveau là ont été bons. Il y a des gars qui viennent te voir, et te disent : « Bon, moi, j’ai pas écouté ton album, je sais pas de quoi je vais te parler, mais je vais quand même t’interviewer ». Après, tu vois une critique du même gars, il te parle de l’album, mais il l’a jamais écouté.
H : Oui, ils reprennent la bio de l’album. « Ca ressemble à Necro » : mais où a-t-il lu ça ? [rires]
A : Quels sont vos prochains projets ?
H : Il y a des projets, en solo et en commun. Mais dans le rap, t’as des périodes creuses et d’autres où tout te tombe dessus.
S : On va commencer à se pencher sur la scène. Sans être un travail qu’on négligeait, on refusait de faire des scènes parce qu’on estimait ne pas avoir assez de morceaux pour tenir un set respectable, décent. Aujourd’hui qu’on a sorti l’album et qu’on peut commencer à tenir quelques minutes sur scène, on va commencer à travailler sérieusement. Il suffit pas de monter et de réciter tes morceaux. il faut qu’on revisite nos morceaux pour apporter quelque chose de visuel. C’est un vrai travail, on va prendre le temps de le faire, même s’il ne faut pas que ça dorme non plus.
A : Une tournée se profile ?
H : Ca dépend des ventes de l’album. Si par exemple, on en vend très peu, je ne pense pas qu’il y ait des gens pour investir de l’argent sur une tournée où il y aura dix pelés et trois tondus dans la salle.
A : J’ai entendu dire que vous aviez fait des scènes à l’étranger. Où ça ?
H : A Palerme, en Espagne et en Allemagne.
A : Ca s’est passé comment ?
H : En Espagne, c’était de la bombe.
S : C’est le concert en Espagne qui m’a donné envie de partir en tournée trois cents jours par an. C’était un festival qui se passait l’été à Formigal. On était sur un plateau La Cosca, avec toute une soirée pour nous. La scène était construite sur un lac, et seule l’eau nous séparait des gens, il n’y avait pas de barrière. Le son tuait, les gars qui sonorisaient savaient faire sonner le truc. Bon, Akhenaton avait amené Nabil, l’ingénieur d’ici, pour régler les niveaux, mais les gars en façade connaissaient leur boulot. Bizarrement, c’est pas parce que les gens ne parlent pas la même langue qu’ils ne réagissent pas. Ils captent la vibe. En Italie, c’était pareil, c’était carrément pas du public hip hop : il y avait des jongleurs, des parents avec des poussettes, des punks défoncés, des gens de cinquante ans, des petits enfants. A la limite, je préfère ça qu’un public connaisseur venu non pas pour kiffer mais pour juger. Ils réagissaient avec nous. Mais la meilleure expérience là-dessus, c’était l’Espagne. Parce que certains savaient ce qu’ils étaient venus voir, et d’autres étaient venus pour le festival.
A : Vous connaissez des groupes italiens ? Ca vous plairait de collaborer avec des rappeurs étrangers ?
S : On a rencontré des groupes lors du concert à Palerme. On a été vachement impressionné par un groupe qui s’appelait Romzoo, hyper technique, à la pointe des dernières sorties. Ils étaient en avance sur plein de groupes français. Un gars est monté sur scène, une chope de bière à la main, des sandales, un short, des lunettes, à moitié saoul. Son pote commence à parler en argot palermitain : « Attention, méfiez-vous, il va rapper sur la mafia, il est chaud ». Le gars prend le micro et sort des lyrics de fou. Une technique de fou ! Mais on aurait dit qu’il venait de garer son tracteur en bas de la scène. Et il commence à rapper avec un putain de flow. Je ne comprenais pas tout, il rappait trop vite, il débitait comme une mitraillette, un truc fulgurant. Ca corroborait la règle que c’est pas parce que tu t’habilles pas hip hop que tu ne vaux rien. On a rencontré aussi un rappeur espagnol, mais on n’a pas encore fait de projets concrets. Mais le plus impressionnant que j’ai entendu, c’est une finlandaise sur la compil de RZA. Putain ! Bon, elle rappe en anglais, donc ca aide beaucoup, mais on ne m’aurait pas dit qu’elle était finlandaise, je croyais qu’elle était de New York. Ce qui est clair, c’est que depuis le premier concert qu’on a fait à l’étranger en 99, on a compris que l’esprit hip hop, c’est en dehors de France qu’il résidait. Le premier à l’avoir compris, c’est Mode 2, qui a quitté la France très tôt. Il est parti en Espagne, en Allemagne, et récemment, j’ai appris qu’il était en Russie. Il comprend que l’essence est là où ça naît, où les gars font ça par passion.
A : Justement, vous êtes impliqué dans la culture hip hop ou seul le rap compte pour vous ?
H : On suit ça. Dj Elyes nous tient au courant au niveau des compétitions de scratches, on va chez lui pour regarder des cassettes, on est comme des fous. Pour la danse, on a des potes là dedans, pareil pour le graff. On est dans le hip hop, on ne fait pas juste du rap.
S : C’est paradoxal de dire que tu fais du rap et que tu t’intéresses pas au hip hop.
H : Sinon, ça veut dire que tu fait ça pour la thune.
A : Kéry James se déclare hors hip hop mais a quand une démarche intéressante…
S : Oui, mais il ne pense pas rester dans le rap, d’après ce que j’ai lu dans L’affiche. C’est une autre optique. Moi, je conçois le rap comme une part de l’entité qu’est le hip hop, c’est indissociable des autres trucs. Les autres domaines sont moins exposés médiatiquement, mais ça fait partie intégrante du truc. Moi, ça me fait vibrer, après, j’en ai rien à foutre que ça soit moins exposé commercialement. Je te le dis, on nous considère comme la relève, mais ça fait dix ans qu’on est dedans, et ça fait dix ans qu’on suit ce qui se passe dans le graff, dans le deejaying… C’est naturel.
A : C’est pour ça que Dj Elyes est crédité dans le livret de l’album, à chaque fois qu’il apparaît…
H : Si on avait pu mettre plus de scratches, on l’aurait fait. Mais sur ‘Consortium’, sur ‘Fonctions vitales’, on n’avait plus de pistes. Sinon, il y aurait eu des scratches sur tous les morceaux.
A : Sauf que là, il y a les droits qui commencent à coûter cher…
S : Oui, c’est ce que dit Premier dans un interlude dans Moment of truth : « Arrêtez de nous faire chier, le hip hop, c’était deux platines et un micro, et aujourd’hui, il y a des morceaux qui ne sortent pas tout simplement parce qu’on refuse l’autorisation sur un scratch ». Nous, comme c’était des droits américains, on a du se freiner, parce que les américains, c’est plus chaud de les scratcher que de les sampler. Techniquement, on n’avait pas assez de place au niveau des pistes sur la console, mais il y avait aussi le fait qu’il fallait se calmer parce qu’il fallait déclarer tous les scratches.
A : Si vous deviez décrire votre album en quelques mots…
S : C’est un album de rap, tout simplement. Fait par des êtres humains pour des êtres humains.
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