Blueprint : « Il n’y a pas eu de vrai classique depuis Illmatic »
Seul ou bien accompagné, Blueprint multiplie les sorties tout en réussissant régulièrement à se renouveler. Il nous livre ici quelques clefs essentielles sur son travail actuel, tout en revenant sur son passé pour mieux envisager le futur.
Abcdr : Depuis trente ans que le rap existe, une question, je suppose, se pose aux MC’s d’aujourd’hui: comment ne pas répéter au microphone ce qui a déjà été dit mille fois ? As-tu, à titre personnel, trouvé une réponse à cette question ?
Blueprint: Je ne peux pas dire que j’ai trouvé, personnellement, une recette pour éviter de me répéter ou de répéter ce que les autres ont déjà dit. En tant que MC, j’essaie d’intégrer quelque chose de personnel dans ce que je fais, pour que le résultat soit quelque part unique. Pour ce qui est de la production, partir des bases constitue toujours quelque chose d’intéressant mais j’essaie toujours de dépasser un peu cette étape pour que ma musique sonne plus moderne.
A : Tu affirmes ne pas accorder une grosse importance à ton flow et que ceci joue en ta faveur. Tu fais de ta décontraction au microphone un style imparable ?
A: Par le passé je ne me préoccupais pas vraiment du flow ou du débit et ce jusqu’à ce que je me mette vraiment derrière le micro. J’estimais que c’était bien plus cool d’avoir cette attitude que de réciter quelque chose que je connaissais déjà par coeur. Ces dernières années, ma démarche a quelque peu évolué. J’essaie de choisir des beats qui vont m’inspirer un phrasé particulier qui collera au morceau, ainsi mes textes sont parfaitement posés sur chaque morceau mais les mêmes textes sonneraient probablement faux sur un autre beat.
A : Ton processus de réflexion pour l’écriture est-il plus ou moins rapide que celui pour la production ? Dans quel ordre procèdes-tu ? Certains des textes que tu rappes sur les albums sont-ils en freestyle ou prépares-tu tous tes textes à l’avance ?
B: Tout ce que j’ai sorti était écrit à l’avance. Parfois je fais du freestyle juste pour trouver le rythme ou pour bien sentir le beat mais je n’utilise pas plus que ça le freestyle. En tout cas pour ce qui a trait à mes enregistrements. J’essaie d’être aussi sérieux dans mon approche de la production que dans mon travail en tant que MC ; je veux être le meilleur dans les deux disciplines.
A : Peux-tu nous expliquer comment se passe la collaboration artistique avec le rappeur Illogic pour la conception de ses albums ? Avez-vous abordé ses trois albums de la même manière ?
B: Notre façon de travailler change à chaque disque et généralement cela vient du fait que nous avons une idée que nous essayons de mettre en musique bien avant d’enregistrer. Sur Got Lyrics?, on avait décidé qu’on ferait un disque plus conventionnel. Sur Celestial Clockwork on avait décidé d’être plus barré et novateur que jamais. J’avais fait tous les beats de Got Lyrics? avant même de débuter notre travail sur ce disque mais pour Celestial Clockwork j’ai fait la plupart des productions au dernier moment.
A : N’avez-vous jamais songé à créer un groupe tout les deux, comme d’autres célèbres binômes producteur/rappeur de l’histoire du rap?
B: Non, pas en tant que producteur. Je vois les producteurs comme des gens profondément seuls et pour cela faire partie d’un groupe en tant que producteur ne m’attire pas spécialement. Après je pourrais le faire mais je ne saurais pas comment trouve ma place dans la promotion des disques car je ne suis pas un très bon DJ.
A : Existe-t-il, pour le producteur que tu es, des différences d’approche pour un album avec rappeurs et pour un album instrumental ?
B: Ce sont deux choses complètement différentes. Travailler avec un autre producteur, où tu dois juste venir avec tes rimes pour les poser est extrêmement facile. Il n’y a rien de plus difficile que de tout faire sur un album, d’assurer toutes les productions, le mix et le emceeing. Tu peux devenir excessivement critique sur ta musique simplement parce que tu es seul, que tu n’as personne avec toi pour t’aider à faire le tri parmi tes idées.
A : Tu as l’air de préférer faire des albums dont tu es le producteur avec quelques rappeurs qui y participent que produire quelques morceaux sur des albums de rappeurs. Penses-tu qu’un album de rappeur réalisé par maints producteurs puisse nuire à son homogénéité sonore ?
B: Exactement, c’est pour ça que j’essaie de ne pas le faire. J’estime qu’il n’y a pas eu d’excellent album, de vrai classique, avec plusieurs producteurs depuis Illmatic. Il y a eu de bons albums mais aucun classique, enfin je crois.
« J’essaie de choisir des beats qui vont m’inspirer un phrasé particulier qui collera au morceau. »
A : On a l’impression en écoutant Look Mom…No Hands, le premier album solo de Vast Aire, que tu es l’un des seuls à vraiment avoir saisi quel type d’instrumental collait le mieux au rappeur…
B: Merci. Vast et moi on se connaît depuis 1999 et on enregistre des morceaux ensemble depuis cette époque là, donc je pense que je sais plutôt quel type de production il veut avoir. En plus, vu qu’on se connaît depuis un moment on se comprend très bien.
A : Tu admets que l’auditeur puisse être lassé d’écouter sans arrêt des rappeurs. Y a-t-il des choses qui te gonflent dans les textes lorsque, toi, tu en écoutes ou est-ce surtout une lassitude d’entendre leurs voix ?
B: Les morceaux sur la weed. C’est un sujet dont je ne veux plus entendre parler.
A : La participation des rappeurs (Vast Aire, Aesop Rock, Illogic, WindnBreeze) à « Chamber Music » est purement amicale. Est-ce une pratique encore courante dans le rap ?
B: Ouais, beaucoup de gens font encore de la musique pour le plaisir mais il faut avant tout qu’il y ait un véritable respect et une confiance réciproque entre les participants. A partir du moment où chacun ressent que ce respect est partagé, on peut travailler ensemble sans que les rappeurs invités se demandent combien ils vont être payés. Chacun doit être à l’aise et doit pouvoir se préoccuper avant toutes choses de cet art.
A : Tes influences musicales sont loin d’être évidentes à cerner. Pourrais-tu nous éclairer un peu à ce sujet ?
B: J’ai grandi dans une église, en allant à la messe au moins deux à trois par semaine et il y avait beaucoup de musique dans mon église. J’ai appris à jouer du trombone seul. J’ai aussi chanté dans un quartet avec mon frère aîné. Je n’ai pas appris à lire des partitions, sauf lors des cours de musiques à l’école mais j’ai appris à reconnaître des mélodies et à opérer des arrangements en développant mon oreille musicale. Au lycée, à l’époque où Boys II Men a commencé à se faire connaître, je faisais partie de plusieurs groupes de R&B et j’ai commencé à fréquenter des studios d’enregistrements professionnels. A la maison, la musique la plus jouée était le Gospel et la Soul. Quand j’étais adolescent je ne pouvais même pas passer du rap à plein volume.
A : Tu puises tes samples aussi bien dans les sonorités des instruments à vent que des instruments à cordes. As-tu toutefois une préférence pour l’un ou l’autre de ces types d’instruments ?
B: Mélanger les instruments que je sample est une chose que je fais consciemment. Je considère que c’est la façon la plus simple d’apporter un peu de diversité à mon travail mais le faire très bien est une tache particulièrement ardue.
A : Joues-tu d’un ou plusieurs instruments de musique ? Si c’est le cas, samples-tu des choses que tu joues toi-même ?
B: Je sais jouer quelques accords au piano et je joue la plupart des basses mais la plupart du temps je vais sampler un instrument et modifier la note pour obtenir celle que je souhaite au lieu d’essayer de la jouer. Jouer de la musique est quelque chose de génial si tu as un grain intéressant mais si ce n’est pas le cas, ça ne sonnera pas bien.
A : La prestation du saxophone à la fin du titre ‘Hollow Shell (Cash Clutch)’ rappelle un peu le travail débridé de Coltrane sur son album « Interstellar Space »…
B: Je cherchais vraiment à faire du John Coltrane sur ce morceau. J’ai volontairement essayé pour Celestial Clockwork d’être bien plus musical qu’à l’accoutumée et de varier les genres musicaux, le Jazz étant l’un d’entre eux. Je voulais que le morceau parte dans une direction complètement inattendue et bizarre.
« Sur Celestial Clockwork j’ai vraiment essayé d’être bien plus musical qu’à l’accoutumée. »
A : Le magnifique morceau ‘Hate In A Puddle’ sample paraît-il la BO du film Roméo et Juliette. Fais-tu souvent appel à des sons provenant du cinéma dans tes productions ?
B: Les bandes originales de film sont les premiers disques que j’ai commencé à récupérer quand j’ai commencé à acheter des disques pour les sampler, parce que ces disques étaient les moins chers. J’ai donc commencé à les accumuler et à les sampler. J’aime aussi beaucoup le fait que les BO comportent beaucoup d’ambiances, beaucoup de moments lumineux et sombres, il y a donc beaucoup de matière pour sampler.
A : Dans l’intro de Chamber Music on parle en plaisantant de 36 Chambers du Wu-Tang Clan. Où te situerais-tu par rapport à la génération musicale de RZA ?
B: Je considère que j’ai beaucoup de travail à abattre avant de pouvoir me comparer à RZA. RZA est déjà une vraie légende, il a beaucoup influencé mon travail de producteur. A mon avis, c’est un des premiers producteurs de Hip-Hop a avoir sorti des disques avec des productions construites autour de thématiques. J’ai décidé il y a quelques années que tous mes albums à venir auraient une ambiance ou un thème commun.
A : La religion semble d’une grande importante pour toi. Si ce n’est pas trop indiscret, quelle dimension spirituelle accordes-tu exactement à ta musique ?
B: Je pense que la religion transparaît dans ma musique tout simplement en raison de l’enseignement spirituel que j’ai pu acquérir au cours de mon enfance. La plupart du temps je n’y pense même pas mais cela ressort dans ma musique en raison de mon éducation et de mes croyances.
A : Plusieurs des morceaux que tu produis contiennent des craquements de disques vinyles. Qu’apporte ce type de bruits à tes productions ?
B: Il y a quelque chose que je n’aime pas dans la musique faite dans un environnement digital parce qu’on perd la chaleur de la musique. Spécialement avec les derniers home studio où tout le monde peut enregistrer un album pour pas grand-chose, la qualité sonore en souffre et sonne faiblarde. En comparaison, dans beaucoup de vieux disques vinyle la musique semble plus complète, plus vivante. Lorsque je sample, je vais parfois avoir tendance à rajouter de la statique ou à la laisser afin d’essayer d’approcher cette chaleur du vinyle.
A : Dans son dernier album, Illogic revient souvent sur la notion du temps qui passe. As-tu essayé de réfléchir à cette notion dans la musique de l’album ?
B: Je n’avais pas beaucoup réfléchi à ce thème quand j’ai fait les productions de ce disque. Je faisais un paquet de beats et chacun de ces morceaux comportaient une atmosphère étrange et contemplative. Je pense que certaines de mes productions ont influencé quelques unes des paroles qu’il a pu écrire pour ce disque. En de nombreuses occasions, j’avais un beat et je ne savais absolument pas quel type de morceau collerait le mieux avec ça. Lui arrivait alors avec un morceau ou un concept qui allait parfaitement avec le beat.
A : Tu utilises le beatboxing sur ‘The Only Constant’, ce que tu fais très rarement, est-ce un simple clin d’oeil, ponctuel, ou entends-tu répéter l’expérience à l’avenir ?
B: Absolument, j’envisage de ressortir autant que possible le beatbox tout en évitant sans que cela soit trop répétitif. J’utilise un autre sample de beatbox sur mon nouvel album solo 1988.
A : Tu précises dans Chamber Music que l’album a été entièrement enregistré et mixé dans ta chambre. Très sérieusement, ceci a-t-il contribué à rendre la musique qu’il contient plus proche de ta vraie personnalité ?
B: Je n’ai jamais vraiment eu le budget pour aller enregistrer et mixer dans des grands studios alors tous les disques que j’ai jamais pu faire ont été enregistrés dans ma chambre ou dans la chambre de quelqu’un d’autre. Quand je travaillais sur Chamber Music mon lit était vraiment juste à coté de mon sampler donc si j’avais une idée je pouvais travailler dessus immédiatement. Je n’avais pas à planifier des horaires de studio avec qui que ce soit. Maintenant que j’ai commencé à travailler comme ça, je pense que je ne pourrais pas enregistrer autrement.
A : Dans Chamber Music toujours, plusieurs morceaux contiennent des bruits d’oiseaux. Ces sons ont-ils une signification particulière pour toi ?
B: Les oiseaux en tant que tels n’ont pas une signification particulière mais ajouter des bruits de fonds que j’entends dans mon quotidien constitue à mes yeux quelque chose d’important. Sur un autre morceau de Chamber Music tu peux entendre en fond des enfants en train de jouer. Je pense que beaucoup de gens négligent cela quand ils pensent musique. Ils estiment que pour qu’un morceau soit bouclé il faut coller plusieurs couches d’instruments, mais, à mon avis, tu peux faire de la musique plus vivante en ajoutant des éléments qui ont lieu, naturellement, dans ton quotidien, comme des oiseaux ou des discussions.
A : On trouve assez peu de scratchs dans tes instrumentaux. Est-ce quelque chose sur lequel tu travailles ou estimes-tu que tes productions peuvent s’en passer ?
B: J’aimerais que ma musique comporte plus de scratches mais je suis vraiment mauvais pour scratcher, alors je ne me force pas. Avant j’étais DJ dans des soirées et des scènes mais je n’étais jamais bon pour scratcher alors j’essaie de faire en sorte que ma musique soit intéressante sans les scratches. Mes disques comporteront à l’avenir beaucoup plus de scratches.
A : Certains graffeurs conçoivent leurs oeuvres comme des traces indélébiles symbolisant la civilisation dans laquelle ils vivent. En dirais-tu autant de ta musique ?
B : J’espère que ma musique survivra à l’épreuve du temps et pourra être perçue comme ça, mais je ne sais pas. En tout cas je l’espère.
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