Big Boi : « le Sud a quelque chose à dire »
Le 18 mai dernier, la moitié d’OutKast a fait escale à Paris pour présenter l’explosif « Sir Lucious Left Foot : The Son of Chico Dusty », son premier album solo. Entrevue brève – mais grisante – avec une vraie légende vivante.
Abcdr du Son : Quelles différences y a-t-il eu entre cette expérience en solo et les albums d’OutKast qui l’ont précédés ?
Big Boi : C’était à peu près la même chose. Andre [NDLR : Andre 3000, son partenaire dans OutKast] et moi, nous sommes tous les deux producteurs. On écrit, on fait les arrangements, on s’occupe de tous les aspects de la musique. Depuis Aquemini jusqu’à aujourd’hui, on travaille dans des studios séparés, puis on se retrouve dans la même pièce, on balance tout sur la table pour créer des trucs ensemble. C’est toujours une bonne expérience.
A : Pendant ta conférence de presse, tu as dit que tu avais travaillé « en équipe » sur cet album. Cette équipe, elle consiste en quelles personnes ? Andre et toi ?
B : Oui, Andre est… Je ne dirais pas qu’il est là en tant que tel lors des enregistrements mais dès que j’ai mis à plat certains titres, je vais à sa rencontre, je lui joues des sons et recueille son avis. Est-ce que j’ai besoin de faire ci ou ça, des trucs du genre. C’est mon partenaire donc son jugement compte toujours énormément pour moi.
A : Comment votre relation a-t-elle évolué au fil des années ?
B : Rien n’a changé, mec. Je connais Andre depuis le CM1. J’ai dormi par terre dans sa chambre pendant ma dernière année de lycée. C’est la famille. Même avant la musique, c’était lui et moi. La musique, c’est quelque chose qu’on a rêvé. On voulait que ça arrive, on voulait créer le groupe OutKast et faire la meilleure musique, du mieux qu’on pourrait. On vit toujours ce rêve, mon pote.
A : Quand tu vois le chemin parcouru, ça t’étonne encore ?
B : A fond ! C’est mortel, carrément. La meilleure sensation, c’est de voir les gens accepter et aimer la musique. Ça, ça donne la motivation pour remettre ça et faire encore mieux.
A : Plusieurs titres qui ont filtré sur le net comme ‘Royal Flush’ et ‘Something’s gotta give’ ne sont finalement pas sur ton album. C’était un crève-cœur de ne pas les inclure ?
B : Non, pas du tout, car j’avais enregistré une quarantaine de titres et je voulais réduire le nombre à 14 titres pour la version normale de l’album. Mais ‘Royal Flush’ sera sur la version Deluxe. Je mettrai aussi cinq, six clips avec une ou deux chansons en plus. Donc tout va être mis à contribution au final.
A : Pourquoi est-ce qu’il t’a fallu autant de temps pour sortir cet album ?
B : Ce qui a pris du temps, ce sont les divergences créatives que j’avais avec mon ancien label. OutKast s’est retrouvé chez Jive Records, et ce sont des gens qui ne comprenaient pas notre manière de faire de la musique. On n’arrivait plus à s’entendre, je n’étais plus heureux chez eux. Donc il y a quelques mois, nous nous sommes mis d’accord pour que je puisse quitter le label et poursuivre ma carrière chez Def Jam. L.A. Reid [NDLR : président de Def Jam] a lancé OutKast, il nous comprend et il nous donne une liberté totale.
A : Mais qu’est-ce que voulait Jive Records au juste ? T’es quand même Big Boi d’OutKast !
B : Je sais ! Ils veulent faire de la musique formatée, bien commerciale pour les radios. Mais c’est pas ce qu’on fait. Et puis j’ai reçu un coup de fil de L.A., je lui ai expliqué ce qu’il se passait. Il m’a dit « Allez, reviens à la maison. »
A : OutKast est l’un des groupes de rap les plus populaires de tous les temps. Est-ce que ça a pu avoir un désavantage ?
B : Non… Le seul vrai désavantage, c’est le fait d’être chez Jive Records [rires]. Mais ça va, c’est cool… [un peu embarrassé] Maintenant je suis chez Def Jam !
A : A la sortie de « Speakerboxxx / The Love Below », le succès de ‘Hey ya’ a donné l’impression que ta partie de l’album avait été un peu ignorée. Tu l’as ressenti comme ça ?
B : Je ne sais pas. Je pense que tout le monde a compris le message. C’était un double album, ‘The way you move’ et ‘Hey ya’ se sont battus pour la première place au sommet des charts. Je pense que les gens ont pigé les deux albums. Voilà ce que fait Andre, voilà ce que fait Big Boi. Ils ont kiffé. Et quand mon album sortira, il n’y aura pas d’erreur possible. Aucun doute là-dessus.
A : Cee-Lo et Andre ont pris des chemins différents : Cee-Lo est maintenant un chanteur à part entière tandis qu’Andre reste ce type un peu étrange que le public rap a du mal à suivre. Toi, tu es resté celui qui rappe. Tu n’as jamais été lassé par le genre ?
B : Non mec, j’aime être un MC. Écrire des chansons, c’est du kif, et c’est un défi, surtout par rapport à notre musique car elle n’a aucun mode d’écriture prédéfini. On accorde une grande fierté au fait de découvrir de nouvelles cadences, de nouveaux schémas de rimes, de nouveaux sujets. On prend du plaisir comme ça. Le but, c’est tout simplement d’assassiner le son. Et ça, ça m’excite grave. J’adore tuer le truc.
A : Il y a des artistes qui te mettent la pression en ce moment ?
B : Non, il n’y a pas de compétition. Tout ce qui compte, c’est d’aimer ce qu’on fait. Quand tu assures et que tu mets la barre haut, peu importe ce que font les autres. Ils ne peuvent qu’accepter ce que tu fais. Je ne considère pas ça comme une compétition car je n’ai rien à prouver.
A : Dans ton album, les cuivres occupent encore une place importante, sur des titres comme ‘General Patton’ ou ‘Night Night’. Ça fait partie de ton ADN musical ?
B : Carrément. J’ai toujours kiffé les cuivres. Ça apporte une densité à la musique – surtout avec des mecs comme les Hornz Unlimited. On travaille avec eux depuis le morceau ‘Spottie Ottie’ dans Aquemini. Ils sont là depuis des années, ils font partie de mon live band sur scène. Je fais de la power music et les cuivres, c’est tout ce qu’il y a de plus puissant.
A : On entend à nouveau la voix de Big Rube sur « Sir Lucious ». Quel est ta relation avec lui et quelle place occupe-t-il dans la Dungeon Family ?
B : Big Rube est définitivement l’un des parrains de la Dungeon Family. Quand il prend la parole, il le fait avec autorité et il te transmet un savoir sur des choses de la vie. Beaucoup de gens qui l’écoutent en tiennent compte. L’avoir sur mon album, c’était une évidence. Je le considère comme mon grand frère.
A : Tu confirmes qu’un nouvel album Dungeon Family est en cours de préparation ?
B : Ouais, ils y travaillent.
A : Comment ont eu lieu vos retrouvailles ?
B : On a fait une séance photo pour Vibe Magazine. Ils publiaient un article sur la Dungeon Family et tout le monde a été réuni. Depuis ce jour, chacun s’est mis au travail : Goodie Mob a commencé un nouvel album, Ray et Rico ont démarré à faire des sons pour bâtir l’album Dungeon Family. Big Rube, Cool Breeze et Witchdoctor sont aussi de la partie. Andre travaille aussi sur son propre album solo dans sa maison. Moi, j’apportais les touches finales à mon album. Donc c’est une vraie réunion de famille. On s’est tous réuni en cercle du genre « OK c’est parti, on va le faire ce disque« .
A : Il a été question de tensions au sein de la Dungeon Family à l’époque de l’album « Even in Darkness ». Dix ans après, comment avez-vous tous évolué, en tant que musiciens et en tant qu’hommes ?
B : Tu sais, on vivait tous dans le donjon [NDLR : surnom donné au studio d’Organized Noize]. C’est une chose importante à savoir. Quand on a débuté, on était une dizaine de types qui vivaient dans une maison à faire du son 24 heures sur 24, sept jours sur sept. La fraternité entre nous n’a jamais disparu. Quand on a commencé à sortir des disques, Southernplayalistic ou Soul Food, chacun est parti dans sa propre direction. Mais la base est toujours restée Organized Noize et la Dungeon Family. On reste une famille, on fait l’une des meilleures musiques sur cette planète et personne ne peut tester. Alors il faut continuer ensemble. Les gens le veulent, il faut leur donner ça.
A : Dans quelques jours, Organized Noize recevront un prix aux VH1 Hip-Hop Honors. A ce jour, quelle est leur influence sur ta carrière ?
B : Organized Noize, c’est toujours notre colonne vertébrale. Quand j’ai commencé à bosser sur cet album, je suis allé au donjon, comme d’habitude. C’est une chose qu’Andre et moi ont fait systématiquement : on va là-bas pour donner un point de départ au disque. C’était pareil cette fois-ci. Au final, Ray et Rico ont produit quatre titres pour mon album.
A : Ils t’ont conseillé en termes de production tout au long de ta carrière ?
B : Non, je me contentais d’aller à leur studio et de m’installer. Tu as Ray d’un côté à la boîte à rythme, Rico entrain de faire des sons, et dès que tu entends quelque chose qui te plaît, tu dis « Je le veux » et ils te le donnent. Ensuite tu peux repartir. Tu vis avec le son, tu t’en imprègnes et ensuite tu l’attaques. Ça a toujours été la formule. Ils font du son à longueur de journée, c’est amplement assez pour que tout le monde puisse se servir.
A : J’ai toujours eu beaucoup de mal à définir le son Dungeon Family. Comment toi tu le définirais ?
B : C’est l’inattendu, mec. Tu ne sais jamais de quel côté on va arriver. Il faut s’attendre à l’inattendu. C’est de la power music.
A : En 1995, OutKast s’était fait huer aux Source Awards. Aujourd’hui, on rend hommage à Organized Noize, l’année dernière c’était Goodie Mob aux BET Awards. Quel regard portes-tu sur cette inversion du rapport de force autour de la Dungeon Family et le rap d’Atlanta en général ?
B : On ne sait jamais ce qui peut arriver. Comme on avait dit à l’époque : le Sud a quelque chose à dire. A ce moment-là, c’était juste le commencement et aujourd’hui, nous avons toujours quelque chose à dire et nous avons toujours la parole. On a fait la meilleure musique de toute cette industrie pendant au moins dix ans d’affilée. Ça, tu ne peux pas nous l’enlever, tu ne peux qu’accepter la musique et rouler avec.
A : Quelle relation as-tu avec les artistes plus jeunes à Atlanta ? Ils vous considèrent comme des figures paternelles ?
B : Ouais, on est des légendes pour eux. On est les originaux, les O.G. Les jeunes n’ont rien que du respect pour nous, et en retour on a rien que du respect pour eux. Tant qu’ils respectent le travail et font leur truc, alors ils méritent d’avoir plus de pouvoir. Notre truc, ça a toujours été de tirer les gens vers le haut plutôt que les descendre. Tu ne peux pas confisquer le rêve de quelqu’un ni lui imposer ce qu’il est censé faire. Il faut juste rester en retrait, laisser les gens faire leur truc et voir quel est le fin mot de l’histoire.
A : B.o.B. est l’un des artistes les plus populaires du moment aux Etats-Unis. On a souvent dit de lui qu’il était un nouveau Andre 3000. Quel regard portes-tu sur son succès ?
B : B.o.B. est un type cool. C’est un frère jeune et talentueux. Les gens essaient toujours de faire des comparaisons. On dit de lui qu’il a un son à la OutKast. Je trouve ça cool, mais j’ai eu la chance d’écouter des morceaux à lui pas encore sortis, et il a son propre son. Je sais qu’il peut aller très loin grâce à sa musique, mais il n’y a qu’un seul Andre 3000, un seul Big Boi et un seul OutKast. Let B.o.B. be B.o.B. ! Arrêtez de fumer les mecs.
A : Il y a des artistes d’Atlanta qui t’ont vraiment impressionné ces dernières années ?
B : Ludacris et T.I. Je les kiffe tous les deux. Au niveau lyrical et au niveau songwriting, j’aime bien ces mecs.
A : Comment s’est faite la connexion avec Scott Storch ? Sa production sur ‘Shutterbug’, c’est presque une renaissance pour lui…
B : Il se trouvait à Miami pour enregistrer un morceau avec Mary J Blige. Il m’a demandé de passer en me disant qu’il avait mis de côté un son rien que pour moi. Un son qu’il avait depuis trois ou quatre ans. Je suis allé chez lui, et il a joué le morceau tellement fort que j’avais l’impression d’être sourd en repartant. Je me suis dit, c’est cool ! Ensuite j’ai emmené le son à Atlanta pour que mon groupe y apporte une touche de funk. Mais Scott Storch est un mec cool et très doué. J’espère bien refaire un morceau avec lui.
A : Ton nouvel album porte le nom de ton père , qui est décédé en 2004. Comment a-t-il perçu tes débuts dans le rap ?
B : Mes parents ont toujours voulu que j’aille à l’école. J’étais parti pour étudier la psychologie enfantine mais… bon, ça a quand même un peu marché. Je suis quand même une sorte de psychologue qui parle à la jeunesse, mais avec les pieds sur terre ! Donc mon père était fier de moi, il m’a simplement encouragé à devenir le meilleur, quoique je fasse. C’est ça mon objectif ultime : être le meilleur. Tout ce que je veux, c’est tuer ça, c’est tout. Rien à foutre d’où vient le beat, je vais le massacrer ! Peu importe le son que j’attraperai, je vais l’annihiler. Pour sûr.
A : Il y a toujours un débat entre les fans d’OutKast : savoir quel est le meilleur album, « ATLiens » ou « Aquemini ». Tu choisis lequel ?
B : C’est dur à dire, c’est comme si tu me demandais de choisir l’un de mes enfants à la place d’un autre. Cela dit je peux te dire un truc : 95% des fans choisissent ATLiens. De ce que j’ai pu voir, les tatouages, tout ça, c’est toujours celui-là. Dès l’intro ‘You may die’, tu es touché, elle t’emmène dans une autre dimension…
A : Ce sera ma question de nerd : comment est née cette intro ? Elle a vraiment un truc à part…
B : Le propos, c’était simplement de dire : il faut que tu vives ta vie, car tu ne peux pas savoir de quoi sera fait demain. Rien de nouveau sur le soleil. Rien de ce que se fait n’a pas déjà été fait dans le passé. Tu ne peux pas t’arrêter à une chose, tu dois juste continuer à avancer dans ta vie, continuer à te battre. Continuer à pousser dans les bons comme dans les mauvais moments. C’est une question de force spirituelle. Si tu te sens complet en tant qu’être humain, alors que le pouvoir soit avec toi.
A : ‘Hold on, be strong’, c’était donc une suite sur le même propos…
B : Exactement. Chaque journée ne sera pas parfaite. Mais pour les jours où ça ne va pas, tu auras besoin de ce message de motivation pour en sortir. Git up, git out and git something.
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