Baloji, la traversée du fleuve
Interview

Baloji, la traversée du fleuve

En 2007, Baloji sortait un premier album dans lequel il mit toutes ses tripes. Il y chantait fièrement « Tout ceci ne vous rendra pas le Congo » avant de s’en retourner au pays natal. C’est onze ans plus tard qu’il nous livre la suite du voyage, destination 137 Avenue Kaniama.

et Photographie : Brice Bossavie

Si la scène rap belge a explosé ces dernières années en France, ses premiers représentants se sont exportés il y a plus de quinze ans en arrière. Le groupe Starflam en est un parfait exemple : collaborations avec des Français, rotations francophones et tournée européenne. Membre central du groupe belge, Baloji a connu des débuts foisonnants avant de quitter l’aventure collective en 2004. Il s’est alors lancé en solo pour livrer un des albums les plus personnels du rap, Hôtel Impala, qui marqua le début d’une carrière en demi-teinte. Car la musique de Baloji est nuancée à son image : entre Afrique et Europe, succès et échecs, exils et appartenances. C’est à l’occasion de la sortie de son album 137 Avenue Kaniama que nous avons remonté ses sources musicales en compagnie du rappeur belge.


A : Dans ta jeunesse, tu vivais au-dessus d’une boutique de musique à Liège, « Caroline Music ». Est-ce là que tu as fait ton éducation musicale ? [Il a plus tard travaillé chez le disquaire « New Top 2000 » à Bruxelles, NDLR]

B : C’est là que j’ai fait mon éducation de musiques non noires. C’est aussi là où j’ai appris le blues, je ne savais pas du tout ce que c’était, et de manière générale j’ai appris toutes ces musiques où la guitare est l’élément central, mais également la musique électronique. En plus du disquaire, il y avait un vidéoclub juste au-dessus. J’habitais au-dessus, mon courrier arrivait dans la boutique, et j’étais tous les jours chez eux. Chaque jour je prenais un film. C’était fondateur pour moi d’être le voisin de Caroline Music.

A : Il y a des albums que tu as écoutés là-bas et que tu considères comme cultes dans ta construction musicale ?

B : C’est marrant il y a un disque dont j’ai parlé toute à l’heure avec le mec du label, le White Album des Beatles. A priori je ne voyais pas trop le rapprochement mais en fait, si. C’est un truc un peu décomplexé où ils se sont faits plaisir, ils se sont dit : « tant pis l’industrie, tant pis les codes, on va faire ce qu’on a à faire ». Ce disque est fascinant pour cela.

A : Te rappelles-tu du premier disque que tu as acheté là-bas ?

B : Oh la vache, j’en ai acheté au moins une centaine ! Mais le premier que j’ai dû acheter malheureusement c’est Benny B. [Rires]

A : Tu as découvert le rap là-bas ?

B : Je faisais déjà du rap, j’ai vécu au-dessus de Caroline Music entre dix-neuf et vingt-six ans. Le truc dans Starflam c’est qu’il y avait deux Colombiens qui étaient à fond dans le rap colombien, dans la musique colombienne, dans le Fania All Stars, dans le rap façon Beatnuts, D.I.T.C., tout ce qui était un rap un peu latin, sauf qu’aujourd’hui on dirait du « latinorap » mais à l’époque personne ne disait que c’était latin. Je me souviens d’un groupe qui s’appelait Funkdoobiest, des trucs comme ça, c’est ce qu’ils écoutaient. Et vu que c’était DJ Mig One qui faisait les beats pour nous, on n’avait pas le choix. Et il me disait : « Écoute si tu es un vrai rappeur tu dois savoir poser sur n’importe quelle instru », et je ne comprenais pas ce qu’il disait en fait. Il me mettait des trucs jamaïcains parce que j’étais plutôt fan de Boot Camp Clik et Smif-n-Wessun, et sur chacun de leurs disques il y avait toujours un ou deux morceaux jamaïcains et j’ai un peu dévié vers ça. À l’époque je ne me posais pas la question, pour moi c’était du rap quoi. C’est aujourd’hui qu’on me dit que ce que je fais n’est pas du rap.

A : Au début des années quatre-vingt-dix, tu avais un ou des frères qui dansaient avec Technotronic.

B : Ouais putain, comment tu sais ça ? !

A : C’est eux qu’on voit dans la vidéo de « Pump up the jam » ?

B : Oui ce sont mes grands frères !

A : « Pump up the Jam » est le plus gros succès de la musique belge, c’est un peu l’équivalent  de notre « Born to be alive » de Patrick Hernandez.

B : C’est tout à fait ça, le succès d’un groupe qui se joue sur une seule chanson. Je crois que mes frères étaient potes avec Felly [Felly Kiling, mannequin qui incarne la chanteuse originelle Ya Kid K dans le clip de « Pump Up the Jam », NDLR] qui faisait le playback dans le clip. La chanteuse originelle n’a pas eu l’autorisation de ses parents pour apparaître à l’image, je crois que c’est ça l’histoire. Felly sortait dans les mêmes boîtes de nuit que mes frères, ils se connaissaient. Ils ont demandé à l’un de mes frères : « On lance un truc, tu voudrais venir ? » Mais tout ça, c’était sans savoir où ça allait.

A : La danse t’a attiré en les regardant ?

B : De façon générale, je regardais mes grands frères comme des modèles. C’était extraordinaire qu’ils soient danseurs. J’ai essayé la danse par mimétisme, je voulais copier mes frères. Un d’eux était revenu un jour avec la casquette de Flavor Flav, c’était comme un trophée à la maison mais moi je ne savais pas qui était Flavor Flav alors que pour mon frère, c’était comme s’il avait rencontré Dieu. [Sourire]

A : Ce sont eux qui t’ont initié le rap ?

B : Ouais au rap mais surtout à la danse. On revient un peu à cette époque aujourd’hui d’ailleurs. Un rappeur entouré de gens qui dansent, c’est redevenu normal. Parfois même les danseurs sont plus mis en avant à l’image que le rappeur. La danse est à nouveau très présente. Ce sont des cycles, je suis sûr que dans cinq ans si quelqu’un danse on va dire : « Ah putain c’est trop bidon, tu ne vas pas danser ça ne se fait pas, vas-y tiens-toi droit ! »

A : À quel moment te diriges-tu vers le rap ?

B : Vers mes quatorze ou quinze ans. Avant le rap j’étais pote avec un mec qui était dans le graffiti, dans le tag. Il s’appelle Recto, il avait un groupe qui s’appelait JNC, ils étaient à fond là-dedans. Il m’a fait écouter NTM et IAM, ça ne m’a pas vraiment parlé. Puis moi j’ai entendu un mec qui s’appelait Daddy Nuttea, il avait une chanson sur les voleurs dans les supermarchés, et c’était ma vie. [Sourire] Et là j’ai compris que tu pouvais parler de quelque chose dans laquelle tu pouvais t’identifier. Et après j’ai commencé à écrire des poèmes de façon très spontanée.

A : Tu dis justement sur le morceau « Liège-Bruxelles-Gand » sur ton premier album : « J’ai découvert la poésie en récitant des poèmes de Maurice Carême, l’estrade en guise de scène ».

B : Tu connais Maurice Carême ? C’est horrible ! [Rires] En classe, on nous faisait apprendre ses poèmes par cœur pour les réciter, debout sur l’estrade. Les poèmes de Maurice Carême sont les premières choses que j’ai réussi à retenir par cœur, à une époque où j’avais des problèmes d’attention. Ça m’a donné envie d’écrire.

A : Tu t’es senti moins turbulent avec le rap et la poésie ? Parce que je crois que tu étais un gamin assez turbulent à l’époque.

B : Ouais mais j’étais turbulent parce que je ne savais pas ce qui m’arrivait, parce que mes parents ne m’avaient rien dit de mon histoire. Je suis arrivé avec ma marâtre [Baloji fait ici référence à la femme avec laquelle vivait son père, à une époque où il ne connaissait pas sa vraie mère, NDLR] qui m’a juste dit : « je vais devoir me taper ce gosse dont je ne veux pas. » Ils m’ont mis à l’internat, ils ne voulaient pas me voir quoi ! J’étais à l’internat six jours sur sept et comme j’étais dans des internats jésuites, j’ai fait tout l’inverse de ce qu’on y prônait une fois que j’en suis sorti, vers l’âge de quatorze ans. J’étais purement dans la réaction.

A : As-tu d’autres albums, d’autres plumes qui t’ont marqué ?

B : Après c’est MC Solaar. Ses deux premiers albums, je devais avoir 15 ans. Et d’ailleurs pour moi c’est un morceau qui n’est pas très connu qui est l’un de ses meilleurs. [Il réfléchit et chantonne] : « Il a fait son service national… Il vote pour le Front national… »  C’est un morceau qui n’est vraiment pas connu. Il est sur une face B, je ne me souviens plus du titre [« Zigzag de l’aisé » sur le EP Obsolète sorti en 1994, NDLR] mais dedans il fait des rimes avec « national » et il a une rime qui dit : « Quand on est petit on peut se contenter de peu ». Ce morceau m’a marqué.

A : Tu as dit au micro de l’émission La Sauce qu’avec Starflam vous étiez « les enfants du Rat Luciano et de Lino ». Ce sont eux qui vous ont guidés ?

B : C’est plutôt l’aspect performance, le fait de délivrer le rap… Il y avait un truc presque mystique autour du Rat Luciano, un charisme, une façon d’appréhender le rythme comme personne d’autre. En fait il était moins pressé que nous, il prenait son temps, il avait des rimes que je n’imaginais même pas faisables. Je me souviens de son duo avec Akhenaton qui est juste extraordinaire. [« Rien à perdre », sur le maxi de La Face B et repris sur la compilation Double Chill Burger-Quality Best Of d’Akhenaton, NDLR] Pour moi, Le Rat est un génie. Et puis Lino, c’est plutôt un génie de la métaphore, du sens de la formule… Et il y a un truc qui je trouve manque aujourd’hui en règle générale dans le rap français, c’est la fierté de pouvoir maîtriser la langue, de ne pas s’excuser d’être intelligent alors que j’ai l’impression qu’il ne faut vraiment pas montrer qu’on est intelligent aujourd’hui. Ça me donne l’impression que je schématise, que c’est intello, mais en fait il n’y a aucune honte à faire et dire des choses intelligentes.

« La fierté de maîtriser la langue, ne pas s’excuser d’être intelligent manque au rap français aujourd’hui. »

A : Depuis tout à l’heure tu parles de rappeurs français mais tu ne parles pas de rappeurs belges, pourtant en 1993 vous faîtes la compilation Fidèles au vinyl avec le H-Posse. [Premier collectif auquel appartient Baloji et qui sera l’une des entités formant ensuite Starflam, NDLR] Sur cette compilation tu as aussi ton premier morceau solo sous le nom de Serge MC. [« Remédier aux problèmes », NDLR]

B : [Sidéré et riant] J’ai 15 ans à ce moment-là !

A : Parce que Lino et Le Rat c’est la génération 96/97/98/99…

B : À l’époque de Fidèles au vinyl, je rappais un peu en dilettante. C’est vraiment quand j’ai vu tous les artistes de la trempe du Rat ou de Lino émerger que j’ai eu l’envie de rapper en étant à cent-pourcent.

H-Posse - « Bizness – Freestyle »

A : Tu n’écoutais pas du tout du rap belge comme CNN ou De Puta Madre ?

B : J’écoutais mais ça ne m’a pas pris aux tripes.

A : Le rapport à la langue revient souvent dans ta musique, notamment sur le morceau « Liège-Bruxelles-Gand » dans lequel tu évoques les différents dialectes entre les communes belges. D’ailleurs tu es arrivé en Belgique alors que tu ne parlais pas le français, tu parlais kiswahili et lingala, as-tu trouvé une unicité de la langue française à travers le rap français ?

B : Oui, dans le rap français il y a vraiment des gens qui m’ont permis de m’élever de ma condition et je trouve ça important en fait, je trouve que le rap doit servir à ça. Je n’ai pas envie de rentrer dans un discours à la Abd Al Malik, « la nation française, etc. », je trouve ce genre de discours un peu chiant. Mon idée, c’est plutôt dire qu’on a le droit d’être de la rue et de vouloir être intelligent, de ne pas se cacher en se limitant à cinq cent mots de vocabulaire. C’est une force de pouvoir exprimer des idées, c’est une chose qu’il faut chérir.

A : Il me semble que tu as arrêté l’école assez tôt.

B : Oui j’ai arrêté l’école hyper tôt, à quinze ans, donc je vis avec le complexe d’être un abruti. C’est mon gros traumatisme et je le ressens au quotidien, avec les mails, avec mon orthographe… Il y a plein d’acquis que je n’ai pas, parce que je n’ai pas fait d’études, même pas un minimum, puisque j’ai arrêté d’aller à l’école à quatorze ans ans et demi.

A : Où et comment as-tu puisé pour pouvoir écrire comme tu le fais aujourd’hui ? On ne pense pas du tout que tu as arrêté l’école quand on t’écoute.

B : J’étais hyper complexé donc j’ai pris de la connaissance partout. Dans Staflam j’étais le plus jeune et eux étaient en plus dans des structures familiales qui étaient plus équilibrées que la mienne. Ils avaient toujours ce truc de savoir opposer les idées, de faire la thèse et l’antithèse. En réalité ce n’était même pas vraiment les mecs de Starflam qui m’ont le plus apporté mais plutôt l’entourage du groupe qui était pas mal issu d’univers alternatifs. On était entourés de punks et de gens issus du mouvement straight-edge, qui avaient vraiment cette méthode qui consiste à dire que si tu veux développer une opinion, tu dois également pouvoir développer l’idée contraire à la tienne. Il m’a fallu quinze années pour que je maîtrise vraiment cette façon de penser. Aujourd’hui, ça me nourrit avec force, je lis les journaux, je m’intéresse à un tas de choses pour essayer de compenser le fait que je sois un abruti.

A : Voir Starflam associé à la scène punk ou à l’univers straight-edge, c’est assez inattendu vu de l’extérieur.

B : En fait, le truc c’est qu’il y avait Fred’alabass qui tournait autour de Starflam depuis nos débuts, avant même que le groupe se crée. Officiellement, il en faisait d’ailleurs partie. Fred est bassiste et il venait du mouvement punk de Liège. Cette connexion a fait que le mouvement punk liégeois nous a soutenus, avec beaucoup de naturel d’ailleurs. Pour moi, qui venait d’un milieu où l’idée était un peu de faire les choses entre Noirs et pour les Noirs, c’était la quatrième dimension. [Grand sourire]

A : Il y avait un côté militant dans cet apport punk ?

B : Oui, carrément. Ils faisaient notamment des dîners ouverts et gratuits pour la communauté. Ce n’étaient pas des actions comme le font des ONG ou L’Armée du Salut. C’était vraiment pour le quartier, pour que les gens se retrouvent, pour faire vivre la communauté locale.

A : Et ce côté straight-edge ?

B : Une partie du groupe était assez no-drugs mais moi ça ne me parlait pas. Non pas parce que je me droguais, au contraire, je ne prenais rien. Ça ne me parlait pas juste car j’étais trop petit, je ne comprenais pas ce qu’ils faisaient ni leur délire. Mais j’ai tiré quelque chose de ces milieux alternatifs.

A : Qu’en as-tu tiré ?

B : L’énergie qu’il doit y avoir dans ce que tu produis artistiquement, notamment sur scène scène. Il y a un côté radical que je n’avais jamais retrouvé dans un concert de rap mais que j’ai pu sentir devant Nick Cave ou les Ramones. Pour moi, leur radicalité, elle est avant tout dans l’énergie. Ça m’a apporté ça. Mais tout ça, c’est cyclique. Toute une partie de la scène rap revient aujourd’hui à une imagerie plus punk, comme Travis Scott et tous les Français qui le copient. [Sourire] Il y a ce truc sans concessions et brut auquel tout le monde revient. Un mec comme Lil’ Pump, même si ça n’a rien à voir, tu sens aussi ce côté punk dans son esthétique. Moi j’ai baigné là-dedans dès le début mais sans trop le concevoir. Par contre, musicalement ils nous disaient toujours qu’il ne faut pas calculer, juste envoyer le son et l’énergie. On était le seul groupe de rap dans des festivals punk ou rock. On n’avait pas d’instruments sur scène, ce qui n’est jamais facile devant un public qui est habitué aux instruments justement. Il fallait donc avoir cette énergie.

A : Comment vous rencontrez-vous avec les mecs de Starflam ?

B : Un peu par accident, à la MJC.

A : C’était avant ou après ta première apparition sur Fidèles au vinyl ?

B : C’était à cette période-là sauf que moi j’étais vraiment en dilettante, j’étais très dans la vie de Daddy Nuttea et de Tonton David, « Le Blues des racailles » [morceau de Tonton David, NDLR], c’était mon truc, j’étais dans cette vie-là. Et eux m’ont vraiment structuré, ils m’ont dit : « Vas-y tu as un truc, il faut que tu bosses et que tu arrêtes tes autres histoires. »

A : À quoi ressemblait la scène belge à l’époque ?

B : Il n’y avait pas grand-chose, c’était chaud. C’était plutôt les MJC et plutôt dans un cadre « plan de société d’intégration », un truc un peu habituel qui existe toujours aujourd’hui malheureusement pour les zones… vous appelez ça comment en France ?

A : Les ZUP. Et en Belgique ?

B : Les zones d’intégration. C’est un peu naze mais je viens vraiment de cette école-là et ça faisait partie de leur programme. Et comme c’était des mecs qui étaient d’office plus âgés et d’une meilleure structure familiale, ça m’a forcément structuré.

A : Le marché pour vivre de la musique en Belgique n’est pas très grand, il n’y a pas assez d’auditeurs. Résultat, de nombreux rappeurs belges francophones cherchent à toucher le public français. Vous, dans votre façon de vous structurer et de faire de la musique, est-ce que vous voyiez la France comme une seconde étape importante ?

B : Oui c’est important parce que la Belgique c’est deux communautés linguistiques et effectivement, la communauté francophone est minoritaire. Du coup c’est chaud si tu ne regardes pas la France. Et puis les médias en Belgique sont juste français quoi, sans manquer de respect aux médias belges, ils sont moins importants et moins exigeants que les médias français.

A : Avec le recul, quel bilan tires-tu d’avoir pu travailler avec des Français comme La Caution, avec des gens d’Assassin Production ou encore Prophecy qui était aussi avec vous ? Vous avez tourné en France, vos clips passaient sur MCM… Toi qui as aujourd’hui un bagage artistique plus international, quel regard portes-tu sur ces connexions françaises que vous avez eues ?

B : J’avais oublié tout ça. [Rires] Il avait aussi Mouloud Achour !

A : Tu te souviens de votre morceau avec La Caution, « De soixante-dix à septante », qui est le remix de « Combattant » ?

B : Putain ! Ils étaient mortels La Caution, ils étaient vraiment précurseurs, je pense que le milieu a été injuste avec eux. Même au niveau des prods et tout, il y avait des trucs dingues !

La Caution - « De Soixante-dix à septante » feat. Starflam

A : Comment vous êtes-vous connectés ?

B : Via Assassin pour qui on a fait une tournée en première partie sur quelques dates. Et ensuite il y avait le lien avec le graffiti, à Liège et en Belgique le hip-hop c’était avant tout le graffiti. Je m’y suis essayé, je n’avais pas vraiment le talent mais ça reste en fait, ils m’ont appris la calligraphie, comment taper les lettres. Aujourd’hui j’adore les logos, je ne fais pas un clip sans qu’il n’y ait des typos à l’image et je pense que ça vient de cette culture street-art.

Avec Starflam c’était un peu sordide parce qu’on a signé chez EMI et je me souviendrai toute ma vie, on a vu Benjamin Chulvanij. Il regarde la tracklisting, j’avais une chanson qui s’appelait « Retour à l’adolescence ». Il me dit : « Ouais, ça parle de quoi ça ? C’est un bon titre » et je lui explique en citant quelques phases. [Posant quelques lignes du morceau] Scrute l’horizon, constate la recrudescence/De frères pleins de rêves candides, voici le retour à l’adolescence/Stérile, l’innocence originelle/Comme à l’école maternelle, secrets de polichinelle. Et là il me regarde déçu, me dit que je devrais faire un truc belge qui parle des frites, de la justice, de Tintin, du surréalisme… Deux ans après, le même Benjamin signait James Deano.

A : Tu penses que les français attendaient que le rappeur belge réponde à un cliché, comme s’il y avait un cahier des charges ?

B : Oui je pense qu’il y a vraiment ce fantasme du Belge un peu marrant, qui ne se prend pas au sérieux, qui est un peu clownesque, que tu retrouves même chez Roméo Elvis avec ce côté un peu « haha on rigole ». C’est même pareil pour Stromae avec ce côté clown triste, ce mélange de choses marrantes, de bonne humeur, de verve, avec en face des choses un peu plus tristes. Moi ça m’emmerdait qu’on soit juste réduits à ça et je pense que c’est comme ça que les Français voulaient nous voir. J’avais vraiment ce sentiment que c’est ce qu’ils aimaient, ce côté décalé. « Ah il est complètement dingue », c’est ce qu’EMI voulait que Starflam fasse alors qu’on n’était pas spécialement là-dedans.

A : Vous sortez alors Survivant chez EMI, un premier album qui fonctionne plutôt bien.

B : Un premier album qui marche bien puis un disque qui marche beaucoup moins bien, qui s’appelle Donne-moi de l’amour et dont le titre, franchement, si je suis honnête, traite d’un des meilleurs sujets dans le rap. Ce que j’ai écrit sur ce disque et notamment dans la chanson éponyme, je l’ai écrit pour tous mes potes qui avaient vingt-cinq ans et qui n’avaient jamais été avec une fille de leur vie. Cette culture de quartier elle cache aussi une misère sexuelle et affective. Et ça, c’est un sujet dont personne n’ose vraiment parler. Je trouvais ça hyper intéressant d’aborder ce thème. Ça m’a rendu vraiment triste que cette chanson-là n’ait pas été comprise. Il y a un tas de mecs pour qui les seules filles qu’ils connaissent sont soit les sœurs de leurs potes ou alors des filles qui ont des convictions religieuses différentes des leurs ou très strictes, donc avec lesquelles ils ne peuvent pas avoir d’interactions. Les autres filles avec lesquelles ils pourraient ou aimeraient interagir, il y a une telle distance qu’ils ne savent pas comment les aborder, si ce n’est maladroitement. C’est un sujet dont je pourrais parler aujourd’hui, je devrais d’ailleurs encore en parler aujourd’hui car il est hyper fort, l’écart s’est encore plus creusé qu’il ne l’était à l’époque.

A : On est super contents de t’entendre parler de cette période et de Starflam comme cela, car tu en parles avec beaucoup de bienveillance alors que pourtant, tu as dit à d’autres médias avoir un regard assez sceptique sur la reformation du groupe.

B : J’étais heureux avec Starflam, bien sûr ! Mais le truc avec Starflam, ce que le fonctionnement collectif du groupe rendait chaque décision compliquée. C’était lourd. Choisir la couleur d’un sticker ? C’était trois semaines de discussions ! Tout était laborieux car nous étions nombreux. C’était une grosse machine mais elle prenait du temps à avancer. C’est surtout ça qui m’a beaucoup frustré avec Starflam, le reste, ce n’était que le bonheur de l’apprentissage, celui d’écrire, celui de créer des morceaux, celui de faire de la scène. Quoi que la scène, j’ai dû tout réapprendre au moment d’Hôtel Impala, parce que contrairement à Starflam, je ne suis plus noyé au sein d’un groupe accompagné en plus de danseurs. Quelque part, on était même tellement nombreux qu’il y avait un aspect vacances, comme un groupe d’amis qui se tape un road-trip.

« L’amour est l’un des meilleurs sujets à aborder dans le rap.  »

A : C’est à cause de ce côté très laborieux que tu décides de partir ?

B : Oui je trouvais qu’on n’avançait pas vraiment dans la même direction. Il y avait une moitié du groupe qui était presque catho et l’autre qui était assez dans la défonce, c’était un groupe à deux vitesses qui ne parlait pas le même langage, je ne me sentais pas bien dans ce truc-là.

A : Tu avais déjà une idée du chemin que tu voulais emprunter ?

B : Non du tout parce que je voulais vraiment arrêter la musique.

A : Tu ne fais plus de musique pendant trois ans, que fais-tu, c’est le moment de la délinquance ?

B : Je vivote, je galère.

A : C’est à ce moment-là que tu te retrouves en centre de rétention ?

B : Non c’était un peu plus tôt déjà. En fait je me suis fait balancer ! J’ai été sans papiers pendant deux ans puis un mec m’a balancé, les flics sont venus, m’ont emmené dans un centre fermé, c’est comme ça qu’on appelle les centres de rétention en Belgique.

 

A : En 2007, tu sors ton premier album Hôtel Impala, que tu as écrit pour ta mère. Tu reçois une lettre de sa part et tu décides de lui faire un album pour lui raconter la vie que t’as eue.

B : La vie que je n’ai pas osé lui dire au téléphone surtout.

A : Avais-tu gardé des contacts avec elle avant l’arrivée de cette lettre ?

B : Rien du tout ! J’avais zéro contact avec elle. En réalité elle me l’a envoyée en airport-taxi. Tu viens à l’aéroport et tu demandes à un passager si tu peux lui confier un courrier. Je pensais que c’était une imposture, je n’y ai pas cru puis une femme m’a appelé. J’ai reçu la lettre et elle avait ma vraie date de naissance alors que mon père lui-même ne savait pas quand j’étais né. Lui avait mis sur mes papiers le 3 août 1978 qui est la date de naissance de mon frère aîné, or je ne suis pas né cette année-là mais l’année d’après, le 12 septembre 1979. Lui ne savait pas ça et il s’en foutait, ce n’était pas important pour lui.

A : D’où ton morceau Septembre dans lequel tu dis « Septembre réconcilie en moi… »

B : Ouais je suis de septembre. Et ma mère a ce truc avec cette photo avec ma vraie date de naissance. Et là je pleure toutes les larmes que je n’ai pas versées durant les vingt-cinq premières années de ma vie. Je n’avais pas pleuré une fois depuis que j’ai l’âge de me souvenir, pas une seule. Je pense que je n’ai jamais pleuré de ma vie avant ce moment.

A : Tu dis dans le morceau « Hôtel Impala », « il est temps de se réconcilier avec son passé et reprendre tout ce que la folie nous a dévalisé ». Est-ce que cet album t’a aidé à te réconcilier avec ton passé ?

B : Je le voulais mais rien ne s’est passé comme prévu en fait.

A : Tu as écrit cet album avant de retourner au Congo ?

B : Oui avant, j’ai mis environ un an et demi pour l’écrire. J’ai reçu la lettre de ma mère en 2006. Et puis, je l’ai dit dans plein d’interviews mais c’est tristement la vérité, ma mère m’a dit : « Ton père m’a dit qu’il t’emmenait au pays de Marvin Gaye. » Oui, c’est vrai, mais la réalité, c’est que Marvin Gaye était à Ostende pour une cure de désintoxication. Il n’y avait rien de glamour là-dedans. Et quand je suis tombé sur son morceau « I’m Going Home », j’ai eu l’idée de faire l’album en séquences. J’ai été l’amener à ma mère sauf que rien ne s’est passé comme prévu. Le retour au Congo a été dur, je me suis pris une claque. Et du côté de mon père, la sortie de cet album a aussi été dure parce que j’y confronte ma famille d’adoption. Pour ma marâtre c’était évident que je sois son fils, ça faisait partie de la culture du secret, quelque chose d’hyper fort, de presque inhérent. Il y avait un rapport à la pudeur que j’ai rompu avec ce disque. C’était dur pour eux.

A : Savais-tu dès le début de son écriture que tu voulais t’entourer de musiciens sur cet album ?

B : Oui je le voulais dès le départ. J’ai été très bercé par Kanye West, Jay-Z, des sons comme ça très soulful, et je voulais aller vers ce son-là et me rapprocher de ce truc. J’écoutais beaucoup Curtis Mayfield, surtout son premier album Curtis ; la construction du disque s’est faite autour de ça.

A : Sachant que tu avais arrêté la musique pendant trois ans, par quoi as-tu commencé pour construire cet album ? Où es-tu allé chercher les musiciens ?

B : Comme le disait Mehdi dans La Sauce, dans le rap les années comptent double, si t’es hors du game pendant trois ans c’est comme si t’étais hors du truc pendant dix ans, et c’était un peu mon cas. Du coup je l’ai fait un peu tout seul, un peu au hasard. J’ai eu du mal à trouver des gens qui étaient prêts à me faire confiance et c’est pareil pour 137 avenue Kaniama que je viens de faire, je l’ai fait un peu tout seul.

A : Pourtant sur Hôtel Impala tu travailles avec de grosses pointures quand même, notamment Philippe Weiss à l’enregistrement et au mixage.

B : C’est parce qu’il devait travailler avec Starflam et le groupe n’a pas voulu au dernier moment, sauf que je suis resté en contact avec lui et quand j’ai eu l’album, j’arrive à convaincre une maison de disques de le faire mixer par lui. C’est cool qu’il l’ait mixé, c’était un super projet, j’en étais hyper fier.

A : Est-ce que ça été facile de convaincre une maison de disques avec un album si personnel et moins conventionnel dans sa forme ?

B : Ils ont un peu galéré au début mais ont finalement accepté. J’avais déjà la mauvaise idée de faire un clip de neuf minutes [sourire], c’était le premier que j’ai fait, « Tout ceci ne vous rendra pas le Congo », et c’était en même temps une excuse pour aller à Lubumbashi remettre le disque à ma mère et à mon père qui vivaient tous les deux là-bas.

A : Tu as dis dans une interview [« Continents musiques », France Culture, 24 juin 2017, NDLR],  que la musique de Marvin Gaye fait de son intimité quelque chose d’universel, et que c’est ce qui touche les gens. C’est le cas pour toi ?

B : Oui sauf que comme ça n’a pas fait de chiffres, c’était vraiment un suicide commercial pour eux, sinon j’aurais enchaîné plus vite. On m’a dit chez EMI de laisser tomber parce que le disque ne vendait pas. La partie française du label a défendu cet album pendant dix jours et après c’était fini, ils sont passés à autre chose, ont laissé tomber. Du côté Belge, ils ont un peu plus insisté, durant un mois ou deux ils ont essayé de défendre le disque notamment avec le single « Coup de gaz ». Ils se sont dit qu’ils pouvaient peut-être en faire un airplay [mot qui désigne la façon de mettre un titre en rotation à la radio, NDLR], et ils ont un peu réussi donc ça les a un peu sauvés. Moi ça permis de vivre un peu plus longtemps de l’album. Mais je me suis pris une sérieuse tarte dans la gueule, c’était dur. Je me suis fait virer du label, l’éditeur m’a également viré, le manager aussi… Tout le monde m’a viré.

A : As-tu voulu refermer la page sur ce projet ?

B : Non parce que je joue toujours plein de morceaux de cet album, j’ai des titres que j’adore comme « Liège-Bruxelles-Gand », je joue toujours « I am going home » [« Nakuenda » sur l’album, NDLR], « Tout ceci ne vous rendra pas le Congo », « Entre les lignes », « Septembre ».

« Quand ma mère m’a écrit, j’ai pleuré toutes les larmes que je n’ai pas versées durant les vingt-cinq premières années de ma vie.  »

A : C’est au moment de cet album que tu voulais te réapproprier cette musique africaine ?

B : C’est venu un peu après.

A : Plus jeune, tu rejetais ces musiques africaines.

B : Ah je détestais ! Pour moi, c’était comme si tu disais à un mec de dix-sept ans qui rêve de rock dans les années quatre-vingt-dix d’écouter tous les jours le Johnny Hallyday qu’adore son père. Ce n’est juste pas possible, tu n’as pas envie d’écouter les mêmes disques que tes parents ! Tu veux t’émanciper de ça et t‘éloigner de ce que tes parents aiment et pour moi c’était important d’être loin de ça. Et c’est seulement deux ans après qu’on m’a proposé d’aller au Congo, après y avoir rencontré plein de musiciens, que j’ai eu l’idée de faire cette collaboration, de revisiter l’album version congolaise. Ça a donné Kinshasa Succursale.

A : Est-ce que c’était pour que ta mère le reçoive d’une autre manière ?

B : Non pas du tout, c’était juste un kiff ! À l’origine, ce n’est pas du tout ma musique. Sauf qu’en fait, je suis arrivé le premier soir et ils m’ont mis un groupe de zouk, ils se sont dits que j’allais kiffer les trucs européens, que ça ferait 50 Cent, c’était la grande époque. En réalité c’était horrible, donc on a fait sept ou huit bars pour aller chercher plein de musiciens pensant en avoir quatre ou cinq prêts à jouer avec moi le lendemain. Sauf qu’en fait, le lendemain, ils étaient trente-cinq à attendre devant le lieu de rendez-vous qu’on avait donné la veille. Ils étaient là avant-même qu’on arrive. Là tu vis quelque chose de fort, très fort, et je me suis pris de passion pour la musique congolaise, peut-être encore plus même pour la façon de faire au Congo. Ils m’ont demandé de chanter « Tout ceci ne vous rendra pas le Congo », de le faire pour eux parce qu’eux ne le peuvent pas. J’étais hyper fier.

A : Que veux-tu dire par « eux ne peuvent pas le chanter » ?

B : Parce que le régime est juste encore hyper chaud, ils se mettent en danger, ce n’était pas possible pour eux de chanter ça. Mais moi, vu que j’avais l’image de la personne qui vient de la diaspora, je pouvais me le permettre, entre guillemets.

« « Musique trop noire pour les Blancs, trop blanche pour les Noirs La voix est trop clivante, le timbre rédhibitoire Le flow linéaire comme un encéphalogramme plat Ce qu’on me reproche, je le cultive et j’en fais moi, mon mantra » »

Baloji – « La Dernière pluie »

A : La notion d’entre-deux a toujours été présente dans tes projets, tu en parles encore sur ton dernier album 137 avenue Kaniama. À quel moment as-tu accepté de n’entrer dans aucune case et de continuer de créer à ta façon ?

B : Ça va faire très bateau comme réponse mais c’est juste parce que je ne pouvais rien faire d’autre, je devais le faire. Je n’avais pas d’autres alternatives, si je ne le faisais pas je serais malheureux et je connais plein d’artistes aigris pour ne pas vouloir que ça m’arrive. Je crois que lorsqu’on est en train de faire et de créer, on n’a pas le temps d’être aigri. Quand tu fais les choses, tu n’es pas en train de critiquer les autres. Je pense que j’aurais aussi pu tomber dans ce piège de l’aigreur et de la critique, mais c’est le besoin de faire des disques qui s’est imposé au final. J’en ai fait un autre d’ailleurs, entre Hôtel Impala et Kinshasa Succursale, qui n’est jamais sorti car je n’ai pas trouvé de label qui en voulait. Il est juste dans mon tiroir et j’espère qu’un jour il sortira.

A : Et le sortir en indépendant ?

B : C’est un peu ce que je fais, comme je le dis dans « La dernière pluie » : « J’ai brûlé soixante mille euros dans l’amour de l’art, et ce matin, je n’ai même plus de quoi remplir le réservoir », c’est ce que j’ai fait. Pour ma pochette d’album j’ai travaillé avec un management qui me disait que je pouvais aller au zoo pour recréer ma pochette… [Sourire] En fait non ! C’est une pochette qui m’a coûté huit mille euros, c’est beaucoup d’argent, surtout les billets d’avion. J’ai fait le clip du morceau « Peau de chagrin – Bleu de nuit » qui était hyper cher aussi. Pour faire ce que je voulais, j’ai dû faire un projet pour une autre compagnie, c’est ça qui m’a permis de réaliser le mien. J’ai tourné huit heures par jour pour quelqu’un d’autre afin d’avoir la liberté de faire ce que je voulais. Cette espèce d’économie un peu foireuse d’indépendant, c’est ma réalité.

A : Il te manque une visée marketing ?

B : Oui, à ce niveau je suis naze et j’en suis bien conscient ! [Rires] Je ne peux pas avoir ce côté calculateur, je n’ai pas envie de ça en fait. Ça ne veut pas dire que je n’aime pas les réseaux sociaux, je ne sais pas, mais… Tout le monde me dit de faire plus en fait ! Mais moi je suis du genre à faire trois selfies par an et c’est déjà beaucoup pour moi !

A : Au moment de la pub pour Coca-Cola, ce sont des réactions inverses que tu as eues.

B : Alors que Coca-Cola m’a donné une liberté totale ! Grâce à cette publicité, j’ai récupéré l’argent nécessaire pour faire un disque et j’ai pu investir dans ma musique. Sans ça mon disque n’existerait pas car ce que mon label me paye ne couvre pas tous les frais que je souhaite engager. Cette publicité m’a donné une réelle visibilité, elle était diffusée pendant trois semaines dans les cinémas et à la télévision, et je pouvais faire ce que je voulais au niveau du texte. Et en plus on me paye ! Si j’avais dit non, ça aurait relevé de la folie. J’ai ensuite pu vivre grâce à des pubs, des marques et donc les gens s’imaginent que je suis dans une économie qui est basée sur un truc un peu bizarre. Mais je n’ai pas le choix, sans ça je n’ai pas de visibilité.

A : Et cette année il y a eu la collaboration avec Fifa.

B : Ça je ne l’ai pas choisi, ce sont vraiment eux qui sont venus vers moi. Par contre c’est très mal payé parce qu’ils partent du principe que c’est une plateforme énorme, je crois que c’est le deuxième jeu le plus répandu au monde et que tu es dans une sélection de plus de quinze mille titres. C’est vraiment eux qui choisissent, moi je n’ai vraiment rien eu à faire, c’est eux qui m’ont dit « ok t’es dans la short list de 40 », puis « ok t’es dans la short list de 20 » et enfin « ok t’es dessus ! » Je n’ai aucun mérite là. Et ça m’a aidé car « Hiver indien » est la seule chanson qui fait un million de streams sur Spotify. Cette chanson a trouvé sa place sans que personne ne fasse rien, c’est un peu absurde.

A : Te sens-tu encore dans l’entre-deux aujourd’hui ?

B : Ouais mais je pense que c’est aussi une façon de me protéger. C’est une façon de dire que tu es l’un et l’autre et en même temps que tu n’es ni l’un ni l’autre… Ça fait très  mauvaise chanson française ce que je dis, je suis désolé. [Sourire]

A : Tu as peur des étiquettes ?

B : J’ai très peur ouais. Et puis je n’ai pas envie d’être dans un truc précis, ça me plaît d’avoir « Ciel d’encre » sur cet album, qui est mon morceau préféré j’en suis fier, et il n’a rien d’africain par exemple.

A : Tu utilises le terme « afropéen » depuis presque dix ans, comment as-tu découvert ce mot ? Ce terme s’est répandu ces dernières années en France, notamment grâce à la littérature, Afropean Soul et autres nouvelles de Léonora Miano par exemple, ou encore le théâtre avec Afropéene d’Eva Doumbia.

B : Exactement ! Léonora Miano me cite d’ailleurs dans son bouquin et j’ai vu la pièce d’Eva Doumbia en question.

A : On fait également remonter ce terme au groupe de musique belge aux origines zaïroises, Zap Mama, qui a sorti en 1993 l’album Adventure in Afropea.

B : Je ne savais même pas mais en plus je les connais ! Oh merde C’est dingue, je suis épaté !

A : Tu évoques des thèmes très différents sur ton album 137 Avenue Kaniama, que ce soit les relations amoureuses, la situation socio-politique au Congo ou encore le rapport aux maisons de disques. Quel est finalement le ciment de cet album ? 

B : Je pense qu’il y a une narration particulière mais elle se perd dans un foisonnement d’idées. L’écriture est le ciment de cet album. Et je voulais vraiment faire une espèce de long voyage, un album en plans-séquences, avec un début et une fin, un album fleuve comme le premier. Un album qui termine sur le morceau « Tanganyika », qui est la première chanson que j’ai écrite d’ailleurs.

« Lorsqu’on est en train de faire et de créer, on n’a pas le temps d’être aigri. »

A : As-tu des mécanismes d’écriture ?

B : Le fait d’avoir écrit un scénario a tout changé dans mon écriture et j’ai presque envie de conseiller à n’importe quel artiste de faire la même chose parce que ça permet de structurer ses pensées et d’y mettre de l’ordre. Il n’y a rien de tel que d’avoir une méthode de travail parce qu’on peut très vite tourner en rond à un moment donné, se répéter, même si les meilleurs se répètent eux-aussi. Je suis un grand fan de Booba, j’écoute ses disques et à un moment ça ronronne.

A : En parlant de Booba, tu disais en 2008 à Olivier Cachin : « Booba ment à tout le monde, c’est un super bon menteur et il a une plume extraordinaire. Il est un prophète (…) le prophète est un menteur, mais ça reste le leader ». Tu disais ça avec beaucoup d’admiration, tout en déplorant que tout le rap essaie de s’aligner sur Booba pour finir par se prendre les pieds dans le tapis et faire des titres où contrairement à ceux de Booba, seuls des gamins peuvent y croire.

B : Et je pense que c’est vraiment ça ! [Rires] Tu sais il y a ce truc en fait, comment dire… Le succès dévoile vraiment qui tu es, un peu comme MC Solaar qui sort avec Ophélie Winter et tu es là tu fais « bon ok », ou Kanye West et tu fais « ah tu es sûr ? » [Rires] Je pense que Booba est un mec hyper instruit qui a décidé de « s’abrutir », comme dirait Jay-Z « dumb down for my audience », pour plaire au plus grand nombre, et je trouve ça génial, il maîtrise ça mieux que personne. Il y a ensuite des moments de génie où tu te dis « putain ce n’est pas possible, tu ne peux pas être ça et ça en même temps. »

A : Tu avais dit dans Kinshasa Succursale : « Ce n’est pas de la world-music, c’est la musique de chez nous. » Cette phrase était aussi à destination des maisons de disques et du marché musical ?

B : Aussi, mais elle était d’abord destinée à un environnement médiatique qui a une façon, j’ai presque envie de dire condescendante, et avec une forme d’exotisme, et même pour le dire franchement de racisme, de se dire que toute musique qui n’est pas anglo-saxonne, c’est de la musique du monde. Pire, tu sens que par politesse, ils ont retiré le mot « tiers-monde » pour former cette expression de musique du monde. Pourtant, tout le monde sait que la musique algérienne n’est pas la même qu’au Pérou qui n’est pas non plus la même qu’au Japon. Je pourrais même être plus proche et dire simplement que la musique congolaise de République démocratique du Congo n’est pas la même qu’au Cameroun. Il y a un terme purement raciste dans cette expression de « world-music ».

A : C’est de cet exotisme pervers dont tu parles dans « Bipolaire » ?

B : [Grand sourire] C’est encore pire ! Je parle des mecs de chez Universal France qui m’ont signé, chez Island Africa. C’est un label qui n’a finalement jamais existé. Ils ont signé cinq autres artistes, tous hyper talentueux, mais je suis le seul qui a pu se libérer de son contrat. Probablement parce que je suis celui qui a crié le plus fort.

Baloji - « Bipolaire »

A : Ces autres artistes sont connus ?

B : Non, ils sont inconnus du grand public. Tu te souviens de ce truc de « la magie du tiroir » ? [Morceau de 2 Bal 2 Neg sur l’album 3x plus efficace, 1996, NDLR]

A : Oui, bien sûr.

B : Eh bien voilà, c’est la magie du tiroir.

A : Que s’est-il passé ? Ce qu’ils te proposaient ne te convenait pas ?

B : Non pas du tout, au départ sur le papier c’était un projet hyper intéressant. Sauf que c’était à deux niveaux. C’est-à-dire que d’une part, ils voulaient signer de l’artistique pour développer des trucs en Afrique et en Europe pour le rayonnement du label, avec le soutien du grand patron qui est Monsieur Bolloré. D’autre part, je pense que dans Island Africa, il y avait une intention presque hégémonique, impérialiste. C’était un peu cette lutte d’influence de la langue française contre l’anglais sur le territoire Africain. Leur visée première n’était pas tant sur l’artistique, c’était plutôt de travailler sur toute l’Afrique de l’Ouest, de créer un rayonnement de la langue française, du Mali au Cameroun, en passant par la Côte d’Ivoire et le Sénégal, en créant des Olympia, des Zenith. C’était un label de Soft Power en fait. Cette démarche de Island Africa et cette expérience que j’ai eue, je l’exprime dans mon court-métrage, en mettant en scène un personnage qui est un mélange de Bolloré et du patron de Island Africa. Ils ont ce truc typique de mec de label, c’est à dire que tu leur téléphones le lundi ils t’adorent et te considèrent comme l’artiste de l’année, puis le mercredi, c’est tout juste s’ils se souviennent de qui tu es. Je les ai trouvés très bipolaires. D’où le titre de la chanson et ce qu’elle raconte. Ce court-métrage est très lié à l’album. C’est une satire de la télé propagandiste… Mais attends, toi tu es Algérienne, tu sais mieux que tout le monde ! [Éclats de rire] J’ai beaucoup regardé la télé algérienne pour préparer ce court-métrage, tout simplement parce que la télé algérienne est hyper inspirée de la télé italienne. La télé italienne à la Berlusconi, c’est ma préférée en quelque sorte car elle est vraiment un modèle de l’utilisation qui peut être faite de ce média. C’est effrayant et impressionnant la télévision façon Berlusconi, et elle a bercé tout le Proche-Orient, le Moyen-Orient et l’Afrique centrale. Même en France il y a des émissions très inspirées du modèle italien. Ce talkshow étatique, qui fait du Soft Power avec le côté maladroit de la télévision africaine en plus, c’est de ça dont parle  ce court-métrage. Sauf qu’à un moment, la réalité s’immisce dans le programme. Elle apparaît d’abord de façon hasardeuse puis s’installe dans les programmes, les contenus, notamment à travers des chansons de mon album qui s’immiscent aussi là-dedans.

A : Qu’est-ce qui a bloqué l’expansion de Island Africa ?

B : Ils étaient complètement désorganisés. Je dis dans la chanson : « Au sommet de la pyramide de Peter, on a découvert que tu n’étais qu’un pitre. » La pyramide de Peter, c’est la pyramide des compétences. Un jour, on réalise que quelqu’un est compétent à son poste, alors on décide de le faire monter d’échelon et à force de faire monter aveuglément cette personne, elle finit par atterrir à un endroit où elle est incompétente. Je pense que la personne à la tête de Island Africa était un bon directeur artistique mais ce n’était pas un chef d’entreprise. Par exemple il n’avait toujours pas le logo, il n’arrivait pas à trancher le design du site web, n’avait pas engagé de community manager. Des trucs de base qu’un patron fait ! Finalement j’ai avancé tout seul sur mon disque parce qu’ils ne se décidaient pas, ils traînaient, ne se décidaient pas sur l’EP. Ils hésitaient, puis partaient en Afrique pour bosser sur tous les aspects que j’ai presque envie de qualifier de diplomatiques. Et ils espéraient qu’à chacun de leurs retours, tu les attendais comme le Christ.

A : Ont-ils été bien reçus en Afrique ?

B : Je pense que ça s’est mal passé, justement à cause de cet aspect grand sauveur. Il y a un truc assez vicieux dans leur démarche. Vu que j’ai des obligations légales qui font que je ne peux que très peu parler de ça, j’ai trouvé la métaphore d’en parler comme une relation amoureuse interraciale, avec tout ce que ça implique. Et surtout, en rajoutant un peu de légèreté là-dedans.

A : Et en termes de création musicale ? Connaissaient-ils la culture de la musique en Afrique ?

B : Ils étaient en galère, ils ne savaient pas, ne s’y connaissaient pas. Je pense qu’ils voulaient signer les Davido, qu’ils visaient des titres comme « Coller la petite » de Franko, ce genre de trucs. Sauf que les mecs comme Davido demandaient des fortunes, ils sont en position de le faire ! Je pense qu’ils ont réalisé que la réalité de l’économie africaine est très différente du modèle européen qu’ils connaissaient. Ils ont découvert le marché africain dont ils ne connaissaient pas les logiques. D’ailleurs, signer un artiste comme moi, ça n’avait pas vraiment de sens pour eux. Ils ont signé plein d’autres artistes, ils ont fait du n’importe quoi, c’est vraiment triste ce qu’il s’est passé avec ce label.

A : Ils voulaient faire de la musique pour les Occidentaux et la vendre en Afrique en fait ?

B : Oui, tout en signant des Africains pour devenir une sorte de Def Jam à l’africaine. Sauf que les Davido, les Wizkid, ils signent des contrats en millions de dollars. Ils les avaient sous-estimés, ils viennent en proposant cent mille euros.

A : Lorsque tu composes et écris, le fais-tu de la même manière que ce soit pour les Occidentaux ou les Africains ?

B : J’essaie et j’espère, oui. Je trouve qu’il y a un truc vicieux à vouloir diriger sa musique pour un certain public. Je crois que c’est le meilleur moyen de se perdre. Je fais de la musique sans savoir qui j’ai en face de moi.

A : En juin 2017, tu parlais « d’exotisme rassurant » à France Culture. Tu disais que ta musique n’était pas celle que les Occidentaux aiment écouter car ils n’y trouvent pas cette image fantasmée de l’Afrique.

B : Carrément oui, je maintiens.

A : Ils la retrouvent dans l’afrotrap tu penses ?

B : Je ne sais pas si l’afrotrap s’adresse aux Occidentaux, ou du moins aux Occidentaux qui cherchent une image fantasmée de l’Afrique.

A : Ça fonctionne quand même fort !

B : Tu ne penses pas que c’est un public plus jeune ? Je pense que le public de l’afrotrap est plutôt un public de diaspora. C’est le sentiment que j’ai en tous cas. En parlant de ça, je repense à Universal chez qui j’étais en publishing. Je leur ai fait écouter Kinshasa Succursale et j’ai eu le droit à trois AVC en direct. [Sourire] Ils m’ont clairement dit : « Soit on va du côté de Magic System, soit on va vers Salif Keita. C’est l’un ou l’autre. » Soit tu es un truc dansant, soit tu es hyper épuré. Je vois ce qu’ils veulent dire quand ils me disent ça et c’est typiquement ce que je qualifie d’« exotisme rassurant ». La musique malienne ou la musique ivoirienne est mieux perçue en France et dans le monde entier parce qu’il y a cette espèce d’idée que ce qui vient d’Afrique c’est l’ancêtre du blues, qu’il s’agit d’une musique qu’on peut facilement rapprocher des codes européens. Si tu réponds à ce type de critères, ta musique est acceptée. Mais toute autre musique africaine qui ne serait pas lisible de cette façon, c’est genre… [Il mime une exclamation de vertige et de peur]

A : Selon toi, comment est perçue la musique congolaise ?

B : Comme un truc un peu illisible, un peu sauvage. En plus il y a tellement de libandas, des dédicaces, que les gens sont un peu offusqués et ne savent pas quoi en faire.

« Il y a un environnement médiatique qui classe, de façon a minima condescendante, toutes les musiques qui ne sont pas anglo-saxonnes en musique du monde. »

A : Comment intègres-tu une part de musique africaine dans ta propre musique ?

B : J’écoute une blinde de choses. Je passe ma vie à avant tout écouter de la musique. La scène ghanéenne est extraordinaire, la sud-africaine aussi, le Nigéria… En fait, je crois qu’il y a deux genres de pays : les pays 3310 et les pays 4G. [Éclats de rire]

A : [Rires] Comme le Maroc et l’Algérie !

B : Ah oui, c’est comme ça aussi ! Le Maroc a la 4G et l’Algérie est en 3310, c’est ça hein ? [Rires] Vous êtes ghettos en Algérie. [Rires] Tu vois les différences, c’est dingue hein ? Ça a une incidence sur la musique qui est faite, ce que ça produit, il y a une vraie différence entre la musique des pays 4G et celle des pays 3310. Elles sont incomparables.

A : Tu as parlé de pays anglo-saxons avec le Nigéria ou le Ghana. Justement, le jazz éthiopien de Mulatu Astatke ou la funk du Nigeria, ce sont aussi des influences ?

B : Oui, Mulatu Astatke, je le connais en plus ! Mais je vais faire un nouveau parallèle avec Starflam : j’appréhende la musique africaine comme un sample en fait, de la même manière qu’avec Starflam on samplait Otis Redding ou Curtis Mayfield. Sauf qu’en tant qu’Afrodescendant, pour moi, ça a plus de sens de sampler de la musique africaine que des trucs américains, vu que les trucs américains ne sont pas notre culture. À un moment, devant ce sampling américain, je me suis dit : on a tous l’air cons en fait ! On peut même aller plus loin que le sampling. Je connais des producteurs qui, dès qu’ils entendent un nouvel effet sur un son américain, décident de l’appliquer aussi à leurs productions. Mais en fonctionnant comme ça, tu es toujours en retard en réalité. Tu cours pour être à la pointe mais tu ne l’es finalement jamais, tu es toujours à la recherche du son du moment. « Ah ouais, j’ai entendu la prod d’un tel qui a utilisé ce pad, on va aussi le faire », tous les producteurs se ruent là-dedans. Sauf qu’aux USA, ils sont dans leur culture, leur héritage. En Europe, ce n’est pas vraiment le notre. Quand j’ai écouté Three Six Mafia pour la première fois, je trouvais ça inaudible, parce que les voix screwed and chopped, la codéine, ce n’est pas notre environnement. Je n’avais pas les codes. Une fois que tu cernes ces codes, tu comprends évidemment, mais est-ce que ça rentre pour autant dans ta culture ? Je n’en suis pas sûr. Cet héritage et cet environnement, c’est celui des Américains, pas le nôtre. Alors évidemment, sur le papier, quand tu colles très rapidement aux tendances américaines, ton son sonne frais, il semble à la page. Mais en réalité, tu as beau paraître frais, tu es déjà un peu en retard.

A : Les titres de tes albums font toujours référence à un lieu. Tu as besoin d’un ancrage pour débuter un projet ?

B : Kinshasa Succursale est surtout un jeu de mot gratuit et facile pour dire que Kinshasa est la succursale de l’Hôtel Impala. Pour moi, ce titre renvoie à la suite d’Hôtel Impala. Je suis un peu déçu que le dossier de presse ramène d’ailleurs tout ça à l’histoire avec ma mère alors que c’en est justement la suite. Ça a été l’angle du dossier de presse car le titre 137 Avenue Kaniama vient effectivement de l’histoire avec ma mère. Elle habitait au numéro 137 d’une avenue. Je n’arrivais pas à trouver l’adresse quand je suis allé la voir, je croyais que la rue s’arrêtait au numéro 88 parce que je ne pouvais plus avancer en voiture. Là un mec me dit : « Avance, ce n’est pas parce que tu ne peux pas continuer en voiture que la rue est terminée ». Et là je me suis dit : « Ah ouais, Baloji, t’es vraiment un Européen. » [Rires] On a continué à pied jusqu’au 137 où la rue ne fait pas plus de deux mètres de large.

A : Comment as-tu construit ce dernier album, 137 Avenue Kaniama ?

B : Tout part de ce scénario de long-métrage que j’ai écrit. À l’origine, je voulais juste faire un court-métrage pour mon album qui devrait sortir en 2014/2015. Ce disque ne s’est finalement jamais fait. Ce court-métrage se voulait un accompagnement au disque, avec quinze minutes de mes morceaux dedans. J’ai montré ce que j’ai écrit à un producteur et il m’a convaincu de transformer ce scénario de court-métrage en long-métrage. J’ai également rencontré un scénariste, qui m’a appris à structurer mes idées, mettre de l’ordre dans tout ce que j’avais en tête. Ce mec m’a retourné le cerveau ! [Sourire] Quand j’ai terminé ce scénario, j’ai pris une feuille, et j’ai écrit vingt-cinq titres de chansons, juste les titres, il n’y avait encore rien d’écrit ou composé derrière ! Ces titres m’ont permis de créer une trame, un enchaînement, avec « Tanganyika » pour terminer le disque et une première partie qui est une espèce d’illusion.

A : C’est comme ça que tu as décidé de faire des morceaux avec des doubles titres, de découper l’album en plusieurs parties ?

B : Ouais ! J’ai eu l’idée de jouer avec les couleurs. L’album finira d’ailleurs par sortir en une seule piste, continue. On ne va pas le faire tout de suite mais ça va se faire en septembre je pense. Le sortir en une seule piste continue permettra de tout lier, que l’auditeur se fasse emmener encore un peu plus. Parfois, tu ne seras plus où tu es. [Sourire] Ce sera une écoute comme si tu allais au cinéma.

A : Tu parlais de « Tanganyika », avec « Peau de chagrin », ce sont des morceaux où tu es le seul artiste crédité.

B : Oui, je suis crédité seul aux paroles et à la musique sur ces deux titres. Mais j’ai fait la musique quasi sur tout le disque, c’est toujours moi qui réalise le premier travail de composition. Je me fais ensuite aider sur des trucs spécifiques comme programmer les drums, les synthés ou les ajouts de guitare car ce sont des trucs que je maîtrise moins bien. Par exemple, la MPC est un outil que je ne maîtrise pas suffisamment bien pour être seul. Mon travail de création se passe dans cet ordre en fait : je trouve un titre pour une chanson. Ensuite je compose une musique qui selon moi correspond à ce titre, et enfin j’écris les paroles. « Tanganyika » ou « Peau de chagrin » sont les seuls morceaux qui sont restés un peu tels quels, donc c’est pour cela que je suis le seul à être crédité. Que ce soit ces deux-là, c’est un peu hasard, il n’y a pas de raison qui leur est propre.

A : Tu as aussi dit avoir fait ce disque comme si c’était ton dernier. Lors de l’émission La Sauce, tu dis que c’était à cause d’une économie compliquée. Pourtant, tu tournes pas mal avec ce disque.

B : [Il réfléchit, tâtonne] C’est compliqué d’évoquer ça ! [Sourire] Je pense… [Après un silence] Je suis quasi certain que c’est mon dernier disque. Je n’ai pas une économie assez stable, c’est ça la raison principale, oui. Je n’ai peut-être pas non plus un follow-up assez important. Hier on a rempli la salle à Londres, ce qui est assez exceptionnel et je pense que c’est parce qu’on a eu la BBC qui aime beaucoup l’album et donc qui nous a soutenus. On a pu aller jusqu’à six-cent-cinquante entrées, mais regarde ici [à Paris, dans la salle Les Étoiles, NDLR], c’est cent-vingt tickets. Je suis vraiment honnête avec vous en disant tout ça. [Sourire] C’est dur quoi, et pour tout le monde. J’ai vu récemment une interview de Gradur, hyper touchante, où il parlait de la première semaine. Le rap, c’est devenu un peu comme la première semaine d’exploitation au cinéma : si le jour de la sortie de ton film, tu n’as pas fait à quatorze heures les chiffres attendus, tu sais que grand maximum deux semaines plus tard, ton film aura disparu du paysage. Tu seras mort, déprogrammé de toutes les salles et ton film sera un échec commercial. Tu imagines ? Tu bosses deux ans et ton œuvre vit tout au plus deux semaines ? J’ai vraiment trouvé ça touchant d’entendre Gradur expliquer que sa première semaine est moins bonne que celle de son premier album. D’un coup, tu as l’impression que parce qu’il a raté sa première semaine, il est devenu un artiste dépassé. Ce système de la première semaine ne te laisse pas la possibilité d’évoluer. Je regardais récemment un documentaire sur Francis Cabrel. Qu’importe la qualité de sa musique, ce qui est important à retenir c’est qu’il lui a fallu huit albums pour trouver sa formule et son identité sonore ! Pourquoi un mec comme Gradur ne pourrait pas avoir le temps de travailler son identité comme Francis Cabrel ? On ne laisse plus de seconde chance aux artistes. C’est dur, ingrat.

A : Les artistes n’ont plus le droit à l’échec ?

B : Je ne crois pas. En tout cas tu dois peser. Cet aspect game prend le pas. Un exemple : beaucoup de journalistes me demandent si je me sens en compétition avec les rappeurs belges du moment. Mais absolument pas ! Je ne me pose même pas cette question. Si je suis en compétition avec quelqu’un, c’est moi-même et c’est déjà suffisant. [Sourire] Que tous ces mecs soient en compétition avec les chiffres, je trouve ça dur. Un mec comme Lomepal, je sens qu’il est déjà en pression, qu’il doit réitérer ce qu’il a fait. C’est chaud. Faut que les mecs se détendent.


Fermer les commentaires

Pas de commentaire

Laisser un commentaire

* Champs obligatoire

*