Alpha Wann, Veerus, Triptik et Deen Burbigo
Avec les soirées Can I kick it ?, deux générations de rappeurs semblent prendre de plus en plus de plaisir à croiser le micro. En mettant autour de la table Alpha Wann, Deen Burbigo et Veerus, révélations de l’année 2011, et Triptik, groupe emblématique des années 2000, nous avons essayé de savoir ce qui pouvait autant les rapprocher.
Parmi les EP de rap français qui ont rythmé nos récentes journées ensoleillées, Inception de Deen Burbigo et Depuis de Triptik figurent en bonne place. Alors, lorsque l’opportunité nous a été donnée de convier toutes ces personnes autour d’une même table, nous avons forcément accepté, intrigués par l’idée de confronter ces deux générations de rappeurs. Si Drixxxé n’a pas pu être de la partie, Deen Burbigo a su compenser cette absence en ne ramenant pas moins de deux de ses compères : Alpha Wann, membre de 1995, et Veerus, auteur d’un EP remarqué cette année. Une rencontre vive et riche en échanges au cours de laquelle il fut question d’écart générationnel, de retour aux sources et de désillusions.
Abcdr du Son : Quels points communs et différences voyez-vous entre vos deux générations ?
Dabaaz : Il y a énormément de points communs… et énormément de différences aussi [rires].
Deen Burbigo : Il y a des choses naturelles qui nous rapprochent. Je vais me sentir plus proche de Triptik que de certaines personnes de ma génération avec qui je ne vais pas partager grand-chose.
Dabaaz : Les gens qui sont tes amis, tes frères, le deviennent souvent par le partage d’une passion. Quand quelqu’un fait la même musique, les mêmes sacrifices que toi, tu es fatalement amené à le rencontrer. Quand on avait tout juste la vingtaine, on avait énormément accroché avec Dee Nasty alors qu’il était beaucoup plus vieux que nous.
Deen : Lorsque je traîne avec Triptik ou avec un groupe de ma génération, je ne vois aucune différence. Je comprends que cette différence générationnelle puisse être mise en avant mais c’est une chose à laquelle on ne pense pas quand on est ensemble. Bien sûr, j’y ai pensé lors de notre première rencontre puisque j’ai leurs disques à la maison. Une fois que ce cap est passé, on se rend compte qu’on est tous dans la même galère. Sans même parler d’affinités, il y a des rappeurs de ma génération avec lesquels je ne vais pas écouter le même rap, avec lesquels je ne vais pas partager les mêmes valeurs par rapport à ce son… C’est vraiment le son qui nous rapproche.
Dabaaz : Tous ces rapprochements se font pour des raisons artistiques. Même avec vingt ans d’écart, c’est normal que deux mecs qui aient le même style soient amenés à se rencontrer.
Black Boul’ : On est aussi dans une période particulière puisqu’il n’y a jamais eu autant d’écart entre deux générations. C’est un phénomène nouveau et c’est pour ça qu’on met le doigt dessus aujourd’hui.
« On n’a absolument rien créé, mais la visibilité dont on a bénéficié sans avoir eu besoin de faire de concessions a créé une sorte de phénomène. »
Deen Burbigo
A : Lorsqu’on avait rencontré Triptik en 2010, vous nous aviez dit qu’il n’y avait plus grand-chose qui vous intéressait dans le rap français. Est-ce que cette situation a changé ?
Dabaaz : Bien sûr, sinon on n’aurait pas fait les soirées Can I kick it par exemple.
Black Boul’ : Il y a vraiment eu un changement en 2010.
A : En 2009, il y avait eu toute une vague de nostalgie dans le rap français avec la reformation de plusieurs anciens groupes, le concert Retour aux Sources et, un peu après, il y a eu l’apparition de groupes, comme 1995, qui ont embrassé cette nostalgie. Vous pensez que tout ça est lié ?
Deen : Qui est arrivé en premier, la poule ou l’œuf ? [sourire] Je pense, de toute façon, qu’il y a une mode du vintage depuis quelques années. Il suffit de regarder les sapes qui sont redevenues à la mode, la résurgence des ghetto-blasters, les fat laces … La musique s’en est aussi ressentie. Ce qui est intéressant c’est qu’on retourne vers les premières amours du rap, vers le sample mais avec de nouvelles machines et de nouvelles techniques développées par les beatmakers.
Black Boul’ : Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme.
Deen : Quand, dans l’ensemble des mecs qui passent à la radio, il n’y en a aucun qui te paraît en phase avec ta vision du rap, c’est normal qu’il y ait une forme de ras-le-bol. En réalité, il y a toujours eu énormément de rappeurs qui défendaient une certaine vision du rap et un amour de la rime mais, par contre, ils n’étaient pas mis en avant. Je pense que Rap Contenders a été l’élément déclencheur de ce changement et on a eu la chance d’arriver avec une petite équipe compétitive parce qu’on se bousillait à la rime.
On n’a absolument rien créé, mais la visibilité dont on a bénéficié sans avoir eu besoin de faire de concessions a créé une sorte de phénomène. Par extension, il y a plein de gamins de 14 ans qui écoutaient du rap de temps en temps qui se sont mis à rapper avec ces bases-là… Je ne veux manquer de respect à personne, mais la plupart des morceaux qui passaient à la radio ces dernières années ressemblaient à peine à du rap selon moi. Un poète doit respecter certains codes et c’est pareil pour un rappeur. Si je lis le texte, je dois pouvoir me dire qu’il s’agit d’un texte de rap.
On a des choses propres à la culture hip-hop qui avaient été oubliées. Par exemple, les rimes multisyllabiques ont été inventées par les rappeurs. Dans la langue française, on considère qu’une rime est riche lorsqu’elle concerne deux syllabes… On est allé au-delà de ça puisqu’on a des rimes à treize syllabes concordantes !
Alpha Wann : Oui mais, pour le coup, ces textes n’ont généralement aucun sens [éclat de rire général].
A : Je ne suis que partiellement d’accord, puisque tu as des mecs qui ont fait des carrières entières sans être des monstres de technique. Je pense notamment à Too $hort qui a enchaîné les classiques sans forcément rentrer dans les codes auxquels tu fais référence.
Veerus : Il y a plusieurs manières d’être technique. Rapper lentement, ça peut être une technique aussi et il ne faut pas croire qu’il n’y a que la multisyllabique rapprochée avec un gros débit qui va être technique.
Deen : Bien sûr, mais je trouve qu’il y a quand même quelque chose de propre à notre culture et ça représente un cadre. C’est bien que certains personnes sachent s’écarter de ce cadre mais je ne pense pas qu’il faille le perdre de vue. A un moment, les gens qui étaient dans ce cadre justement étaient moqués, genre « c’est un hip-hopper, c’est un bolosse« .
Veerus : Bien rapper était un suicide commercial !
Dabaaz : En tout cas, je pense que ce sont vraiment les petits, les plus jeunes, qui ont inversé la tendance. Rap Contenders a touché un public très jeune et, juste derrière, 1995 en a remis une couche. Beaucoup de jeunes ont été sensibilisés et c’est ce qui a fait tout basculer.
Deen : On a vu énormément de petits évoluer au fur et à mesure, des gens qui ne connaissaient rien, ne comprenaient pas nos références, n’avaient jamais entendu parler des Faces B sur lesquelles on rappait et qui se sont mis à se documenter et à découvrir énormément de disques. Je n’ai que 25 ans mais je suis déjà relativement vieux dans ma manière d’écouter le son. Je me souviens de moi à 14 ans quand je pouvais dévorer une discographie complète en 24 heures. Je pense que, via notre intermédiaire, toute une frange de ce public a découvert pas mal d’anciens disques.
A : L’organisation des soirées Can I kick it s’est faite dans quel contexte ?
Dabaaz : C’est parti de l’annonce qu’on avait faite en 2010 lors de notre concert au Nouveau Casino. On avait dit qu’on allait retourner en studio avec Triptik mais, un an plus tard, on n’avait toujours pas de quoi jouer de nouveaux morceaux sur scène. On s’est dit que ce serait bien de faire un concert et, rapidement, l’idée de faire un plateau à l’ancienne en invitant quelques potes s’est imposée. C’était la période où ça bougeait énormément et où on commençait à croiser tout le monde. Au final, on s’est retrouvé à trente sur scène [sourire].
Alpha Wann : Dès la première édition, c’était la folie. Veerus n’avait même pas pu rentrer ! [rires]
Dabaaz : A cette période, tout le monde avait de l’actualité. Entre les vidéos, les premiers disques dans les bacs, les freestyles qu’on avait organisés pour l’événement, les festivals à droite et à gauche comme le Narvalo Show… Il y avait une vraie effervescence.
A : Si ça a pris aussi rapidement, c’est parce qu’il y avait un manque ?
Dabaaz : Je pense surtout que MPC Prod a de l’expérience dans l’organisation d’événements et qu’on avait été bien présent sur Internet avec les freestyles.
Deen : Lorsque l’offre est intéressante, elle va créer de la demande.
Dabaaz : On avait mis un plateau cohérent avec un bon mélange de personnes connues, moins connues, il y avait les gens chauds du moment… Il faut aussi dire qu’il n’y avait plus vraiment de soirées rap et qu’on a fait un format dans lequel on propose du rap pendant cinq heures d’affilée. Tu ne fais pas que mater un concert et rentrer chez toi mais tu prends le temps de rigoler. Je reviens dessus mais on a vraiment fait une promo de barbare en balançant des vidéos quasi quotidiennement. Quand on a publié celle de Jazzy Bazz, ça s’est enflammé !
Alpha Wann : En plus, ce couplet est tellement vieux ! [rires]
Deen : Il y avait une vraie émulation avec tous ces groupes et les gens étaient chauds à partir du moment où ils voyaient ta tête, sans même se poser la question de savoir si le son était bon ou pas. Quand tu montes sur scène et que tu as une ovation, que peux-tu demander de plus ?
Dabaaz : Il y avait aussi pas mal de gens qu’on n’avait pas l’habitude de voir sur scène. A cette époque, personne n’avait encore vraiment vu l’Entourage, Orelsan ne fait jamais de petite salle, Oxmo n’avait pas refait de trucs comme ça depuis un moment…
Deen : Même pour nous qui n’étions qu’au stade embryonnaire de notre ascension, c’était super important de se retrouver sur la même scène que Triptik ou Oxmo.
« Si j’avais su, j’aurais essayé de mieux gérer mon entrée. »
Alpha Wann
A : Justement, Deen, tu as une phase sur ton EP où tu dis « en deux battles, j’ai fait plus de bruit que ceux qui me faisaient rêver » . Comment vous ressentez le fait d’avoir fait autant de bruit en quelques vidéos ?
Alpha Wann : Avec du recul, je me dis que j’aurais dû davantage travailler parce que, quand je revois nos premières vidéos aujourd’hui, je n’en suis pas forcément satisfait. Si j’avais su, j’aurais essayé de mieux gérer mon entrée.
Deen : Alpha est un rappeur très sous-estimé à mon sens [Veerus acquiesce]. Quand tu fais ton entrée, tu donnes une vitrine de tes possibilités et il n’était pas à son niveau sur les Rap Contenders, les premiers morceaux n’étaient pas forcément carrés… En même temps, il y a des morceaux qui ont fait des millions de vues et qui ont été enregistrés dans des conditions épouvantables. C’est bien plus carré aujourd’hui. Je sais que si je fais un morceau ou un clip, je me dois d’être un minimum cohérent alors qu’à l’époque, on voulait placer notre tête dès qu’on nous en donnait l’occasion. On n’avait pas encore conscience de l’impact que nos morceaux pouvaient avoir.
Dabaaz : L’an dernier, on était dans la phase où on se demandait quel nouveau MC allait être validé. Aujourd’hui, on arrive dans la phase où on se demande qui va faire quoi.
Alpha Wann : Maintenant qu’on a les bons rappeurs, qui sort les meilleurs disques ?
Veerus : Exactement. C’est une chose d’être un bon rappeur mais c’en est une autre d’avoir la carrure pour sortir de bons projets.
Alpha Wann : C’est très bien parce que, maintenant que tout le monde a fait ses vidéos et freestyles, on en revient à parler de disques et de morceaux. Il y a une compétition saine entre tous les rappeurs et il est question de se surprendre mutuellement.
« Il y a une compétition saine entre tous les rappeurs et il est question de se surprendre mutuellement. »
Alpha Wann
A : A l’époque, lorsque Triptik sortait ses disques, Internet existait à peine et aujourd’hui vous êtes obligés de faire avec. Comment vous êtes-vous adaptés à ce nouveau mode de communication ?
Dabaaz : C’est gratuit donc on est content [rires].
Deen : C’est surtout qu’il ne s’agit pas de dinosaures qui sont restés enfermés dans leur placard pendant dix ans.
Dabaaz : Plus on s’est rendu compte que c’était efficace et plus on s’y est mis. Au départ, les remontées étaient moins palpables mais tu te rends rapidement compte qu’une vidéo va avoir beaucoup d’impact. Après, on fonctionne à notre rythme mais, en tout cas, on s’est tous fait la main dessus. Personnellement, je suis graphiste donc je suis tout le temps derrière mon ordinateur. Forcément, Internet est un outil qui me convient.
Alpha Wann : D’ailleurs, c’était toi qui avais fait le logo de Lehiphop.com à l’époque non ?
Dabaaz : Non, c’était 90bpm avec le petit bonhomme ! [rires]
A : Justement, est-ce que vous allez sur les forums pour lire les avis qu’on va émettre sur votre musique ?
Alpha Wann : J’y vais toujours pour lire et choper des bootlegs faits par les internautes. Après, je ne poste pas d’avis et je sais que les personnes qui vont avoir la même vision du rap que moi ne vont pas perdre leur temps à aller raconter leur vie sur des forums. Ceci dit, ça peut m’arriver de lire certains avis par curiosité.
Deen : Je regarde les commentaires YouTube en diagonale mais je ne vais jamais sur les forums. Quand Rap Contenders est arrivé, il y avait un topic assez marrant sur un forum et j’y allais de temps en temps.
Alpha Wann : Je regarde tous les forums !
Deen : Ce qui est intéressant dans ces forums, c’est que c’est une fenêtre sur la façon dont les gens analysent tout ça. On a un peu la tête dans le guidon et on peut manquer de recul sur certaines choses. Parfois, il y a des fausses embrouilles colportées par les forums mais ça fait sûrement partie du côté fantasme et entertainment propre au rap. Aujourd’hui, on est rappeur à plein temps et pas mal de choses ont été démystifiées. On ne savait même pas comment un morceau se faisait à l’époque. Quand on écoutait un morceau des X-Men, on ne les imaginait même pas aller en studio, c’était juste quelque chose de magique qui avait été pondu.
Alpha Wann : Est-ce que tu sais qu’ils ont rappé « Retour aux pyramides » assis ? Gros concept.
Veerus : Toute l’histoire autour de la création de Jeunes, coupables et libres est dingue aussi. Ils l’ont réalisé en trois semaines, dans des conditions difficiles…
[S’ensuit une discussion sur l’album des X-Men et la carrière de Ill. Si tout le monde s’accorde à considérer Ill comme le meilleur rappeur français, Alpha ne considère pas le disque comme un classique alors que Veerus et Deen ne sont pas loin de le placer tout en haut de la pyramide.]
Deen : Il est vrai que l’album n’a pas de cohérence mais, il a justement le charme de ces albums qui sont réalisés sans ligne directrice. Sur certains albums, la ligne directrice va être un défaut parce que tu vois exactement où le mec a voulu aller. Le dernier album de Youssoupha est un très bon disque mais, à chaque morceau, je vois quel public il a voulu viser, quel message il a voulu faire passer… Je trouve que ça perd de son charme. Quand j’écoute Jeunes, Coupables et Libres, il y a des points d’interrogation partout et c’est ça qui est fou. Sur un morceau, Cassidy part sur un storytelling. Ill arrive derrière et a décidé que c’était autre chose et part sur un egotrip… Ça me fait marrer. Après, si tu l’analyses avec des critères précis et objectifs, ce sera peut-être compliqué de le considérer comme un très bon album.
C’est un peu la même chose pour Mauvais Œil de Lunatic qui n’a pas de ligne directrice très précise non plus. C’est juste une tranche de vie de banlieusard. Les X-Men auraient peut-être pu faire un meilleur album que celui-ci mais Jeunes, coupables et libres reste la capture d’une certaine époque. Et il y a deux des meilleurs rappeurs français au micro donc… En tout cas, c’est clairement l’un des albums de rap français que je préfère écouter.
Veerus : Pour moi, c’est la même chose avec l’album d’Hi-Fi. Même s’il est plus réfléchi, il y a des problèmes de beats, de cohérence… Mais ça reste un super disque.
« Je sais que plein de gens me kiffent parce que j’ai des lunettes et un sac à dos ! »
Alpha Wann
A : La question suivante s’adresse plus précisément à Alpha, Deen et Veerus. On sent que vous êtes des passionnés et que vous avez écouté beaucoup de rap. Lorsque vous observez votre public, est-ce que vous n’avez pas le sentiment…
Deen : [il coupe] Si. Je peux te dire oui d’avance [rires].
Alpha Wann : Je vois où tu veux en venir et je réponds « oui, mais » [sourire].
A : Je finis donc : le sentiment que certains de vos fans n’ont pas forcément écouté les mêmes disques que vous et ne comprennent pas l’intégralité de vos références. Je pense notamment à l’internaute qui avait fait une chronique vidéo de Inception.
Deen : Dans un certain sens, ce qu’il fait est bien. Après, je sais qu’il n’a pas le bagage pour comprendre ce qu’il a écouté. Maintenant, il se bouge, écoute les albums, il les chronique… Quand je le vois prendre sa caméra et mettre en ligne sa chronique alors qu’il écoute du rap depuis trois jours, c’est peut-être un petit peu exagéré. On va aller lire la chronique de l’Abcdrduson parce qu’on sait qu’il y aura une certaine exigence. Quand un magazine donne un avis sur un disque, ça a du sens. A partir du moment où tu donnes ton avis face caméra, ça veut dire qu’il a de l’importance. Je respecte ce qu’il fait mais, honnêtement, je taperais une dépression si je n’avais que ce public-là.
Veerus : D’ailleurs, c’est exactement la même chose quand tu prends un micro. Il faut avoir la carrure nécessaire pour assumer tes propos. Ce sont aussi les aléas d’Internet où tout le monde peut donner son avis. Pour revenir sur la question, ça rejoint aussi ce qu’on disait sur Alpha plus tôt. Même s’il a un grand nombre de personnes qui le suivent, il n’y a qu’un faible pourcentage qui comprend ses références.
Alpha Wann : Non mais je sais qu’ils me kiffent parce que j’ai des lunettes et un sac à dos ! [rires] En tout cas, j’assume le fait de faire du rap pour les rappeurs.
Veerus : Je pense qu’il y a pas mal de gens qui vont apprécier Alpha, son feeling, son attitude sans le comprendre pour autant.
Alpha Wann : Je suis très loin de me comparer à Lino mais, quand j’étais petit, je ne comprenais absolument rien à ce qu’il disait. Mais je kiffais !
Veerus : Je pense aussi qu’il y a pas mal de gens qui vont kiffer parce que c’est redevenu cool d’écouter du rap aujourd’hui. Quand le rap ne sera plus à la mode, je ne suis pas sûr qu’ils seront encore là parce qu’ils n’auront pas vraiment compris le délire.
A : Après l’enthousiasme autour de 1995 et de l’Entourage, vous avez eu, assez normalement, votre lot de critiques. Je pense que plusieurs personnes ne vont pas forcément être touchées parce ce que vous allez sortir mais vont aimer vous détester à cause justement de ce public et de ce que vous avez l’air de représenter. Est-ce que c’est un paramètre auquel vous pensez ?
Alpha Wann : Par exemple, il y a des gens qui m’ont dit m’apprécier en solo mais détester mon groupe. A la base, je fais ce que je fais pour les rappeurs. Que je vende des millions de disques ou pas du tout, je fais ça pour les rappeurs. Si les gens qui n’écoutent pas de rap kiffent ce que je fais, c’est cool mais, à la base, je fais ça pour les gens qui sont dans le rap.
Après, c’est un truc de nazi d’interdire la musique aux gens. Tu ne vas pas aller dire aux gens qu’ils n’ont pas le droit d’écouter du rap parce qu’ils ne connaissent pas Mobb Deep. C’est vrai que ça m’a cassé les couilles quand A$AP Rocky a été récupéré par le Social Club et ce genre de trucs… Le mec s’appelle Rakim, c’est le mec le plus rap au monde ! Si tu regardes le DVD de Anger Management Tour, il y a des milliers de personnes qui sont là et il y a des chances que la majorité d’entre elles soient uniquement présentes pour Eminem et ne captent pas les couplets des autres. Tu ne peux pas interdire la musique aux gens.
[A ce moment, Dabaaz et Black Boul’ doivent s’en aller]
A : Ça ne fait finalement pas longtemps que vous êtes dans le milieu du rap. Est-ce que ça ressemble à ce que vous imaginiez et est-ce que vous avez déjà eu l’occasion d’avoir des désillusions ?
Deen : Il y a des choses auxquelles on s’attendait et des choses qui nous ont surprises… Ça te va comme réponse ? [rires] Honnêtement et humainement parlant, sur les trois-quarts des rappeurs que j’ai rencontrés, il n’y en a pas beaucoup que je valide. En plus, on a rencontré pas mal de rappeurs quand on était plutôt dans une phase d’ascension alors que leurs carrières n’allaient pas forcément super bien donc ça te met dans un rapport un peu étrange. Après, évidemment qu’en tant qu’anciens, ces rappeurs ont accompli des choses et lorsque je croise des mecs dont j’ai acheté les CD’s plus jeune, je me considère en-dessous d’eux. Ceci dit, j’ai aujourd’hui une plus grande visibilité qu’une bonne partie des rappeurs que j’écoute… et je ne vais pas m’en excuser !
Parfois, on se retrouve en radio avec tout le rap français et la moitié nous regarde de travers. Ce qu’ils ne savent pas, c’est que j’ai acheté leurs disques et, même s’ils ne m’ont pas vu, j’étais à leurs concerts. Aujourd’hui, je ne sais pas pourquoi ils me regardent mal : est-ce que c’est parce que je suis blanc et que je n’ai rien à foutre là ? Est-ce qu’ils estiment que je leur enlève le pain de la bouche ? Qu’ils aillent se faire foutre. Ils se prennent pour des gangsters alors qu’ils sont en galère avec leur passe Navigo et qu’ils se cotisent pour aller acheter un Flash… Ça n’est pas une désillusion parce qu’on savait que, pour beaucoup, tout ça était une posture mais tu es forcément déçu quand tu le vois de tes propres yeux.
Au final, aujourd’hui, j’arrive à peine à vivre du rap. Mais avant de voir le bon côté, on s’est tapé tous les mauvais côtés du rap. On a rencontré de vrais escrocs, des maisons de disques qui te sortent des contrats avec des astérisques de malades, les mecs qui veulent te mettre la pression… D’autant plus que, quand tu commences à avoir un peu de popularité, les rappeurs et beatmakers commencent à beaucoup t’appeler. Forcément, quand tu débutes, tu es content et tu vas un peu partout. Et tu te rends compte, au bout d’un moment, que ces personnes considèrent que tu leur es affilié parce que tu as fait un truc avec eux. Si je vois trente beatmakers dans le mois, je ne peux pas tous les avoir sur mon album ! En plus, il y a une vraie rivalité entre certains beatmakers, entre les MC’s que tu as invités ou non, pourquoi untel a été placé sur un concert et pas l’autre…
Tu rencontres aussi des rappeurs qui se sont inventé des personnages jusqu’à rester coincés dedans. Ils sont ridicules sans s’en rendre compte.
[Alpha Wann et Veerus ont acquiescé pendant la réponse de Deen]
Alpha Wann : Il y a plein de gens avec qui je suis censé être en embrouilles alors que je ne les connais même pas !
Deen : Après, il y a bien sûr des bons côtés. Par exemple, j’ai récemment eu l’occasion de faire un morceau avec Nubi qui est un de mes rappeurs préférés et c’était une super rencontre. Par rapport à ce que je disais plus tôt, j’ai plus de visibilité que Nubi aujourd’hui. Quoi qu’il en soit, c’est moi le petit quand on est dans la même pièce tous les deux. Il n’a même pas besoin de se comporter comme le « grand » parce que je sais qu’il a beaucoup plus à m’apporter.
Alpha Wann : Après, il y a aussi plein de gens cool et super ouverts. Quelqu’un comme Zekwé Ramos sait qu’il est un putain de rappeur, il fait ses sons tranquillement et partage énormément de choses. Al-K Pote a le délire le plus éloigné de 1995 mais il connaît le nom de tous les membres du groupe, il m’a parlé d’Areno Jaz… Il est super ouvert. Tous les rappeurs n’ont pas ce recul et cette intelligence. Après, c’est vrai qu’on a eu plus de mauvais côtés que de bonnes surprises.
Deen : En réalité, les bons côtés ce sont les concerts et tout ce qui est purement lié au rap. Ah si, tu as d’autres bonnes surprises comme la première fois que tu vas au Showroom Nike [rires]. C’est vrai qu’à côté de ça, on a eu beaucoup de désillusions. Parfois, il y a des rappeurs à qui tu voulais demander plein de choses quand tu écoutais leurs disques mais lorsque tu les vois, tu n’as même pas envie d’aller leur parler. Ils se prennent tellement pour ce qu’ils ne sont pas. Aujourd’hui, je n’ai sorti qu’un seul disque mais j’arrive déjà à me détacher du produit que je propose et de tout ce qu’il y a autour. J’arrive à me détacher de Deen Burbigo et du packaging vendu aux gens sur Internet parce que, même si on fait des choses sincères, il y a forcément un léger décalage entre le rappeur et la personnalité.
Alpha Wann : Avant de faire du rap, on est des fans de rap. Je pense que le rap était trop jeune pour la génération précédente pour que les rappeurs soient déjà de gros fans de rap. Ils sont directement arrivés rappeurs. Nous, on est vraiment de cette génération ultra fan de rap. Avant de nous voir dans les vidéos, on était à tous les concerts et dans toutes les soirées rap. On parlait du concert Retour aux Sources mais, à l’époque, Veerus était venu voir le concert alors qu’il habitait super loin et je donnais des flyers pour DJ Sek.
Veerus : Aujourd’hui, DJ Sek fait les scratchs sur mon EP et je fais un morceau avec Alpha [sourire]. Il y a beaucoup de rappeurs qui ont honte d’aimer.
« Il y a beaucoup de rappeurs qui ont honte d’aimer. »
Veerus
A : Il y a toujours eu cette fameuse phrase des rappeurs qui disent ne pas écouter de rap français…
Deen : Très honnêtement, j’écoute 70% de rap cainri.
Alpha Wann : En rap français, j’ai l’impression qu’on n’écoute que les gens qu’on connait en fait.
Deen : Ceci dit, je trouve que la scène rap français est de plus en plus diversifiée et intéressante. Joke, A2H, Noir Fluo… Ce sont des gens différents qui proposent une alternative. On parle de rap français mais c’est quoi en fait ? Une réplique de H.N.I.C qui s’est détériorée depuis dix ans ? Ou des mecs qui n’ont jamais fait de solfège et jouent à deux doigts derrière un clavier ? Aujourd’hui, il y a des rappeurs qui sont là depuis quinze ans avec lesquels on se retrouve sur les mêmes compilations. Qu’ils nous apprécient ou non, même si on n’a pas le même statut, on fait partie de la même scène. Ils ne sont pas obligés de nous apprécier, ils ne sont même pas obligés de nous valider et peuvent même me dire ouvertement qu’ils n’apprécient pas ce que je fais… Mais ça ne devrait même pas les empêcher de respecter un minimum ce que l’on fait. Ça m’arrive de discuter avec des rappeurs que je n’apprécie pas, ça n’est pas une raison pour leur témoigner du mépris.
Alpha Wann : En fait, aujourd’hui, on est les plus médiatisés, les plus aimés et les plus détestés. Mais lorsqu’on nous déteste, c’est une haine viscérale.
A : C’est assez logique d’être le plus détesté à partir du moment où tu es le plus médiatisé…
Deen : Je n’ai aucun problème avec le fait que tu n’aimes pas ce que je fais. Ou même que tu n’aies pas écouté parce que tu ne supportes pas ce que je représente. Moi-même, en tant qu’auditeur, j’ai mis dix ans à me motiver pour écouter certains groupes et réaliser que ce qu’ils faisaient était frais. Je sais que notre public est composé de beaucoup de babtous, de chevelus, de mecs qui n’ont pas l’air très rap… Et je sais que ça peut déranger certaines personnes. Ceci dit, lorsqu’on se croise, respecte nous. On a croisé des mecs détestables alors qu’on a leurs disques chez nous et qu’on connaît leurs couplets par cœur.
A : Puisqu’on parle de ça, quels sont vos albums de rap français préférés ?
Alpha Wann : Je peux te sortir ça sans problème !
Deen : C’est injuste parce que Alpha a un tableau chez lui sur lequel il répertorie tout ! [rires]
Alpha Wann : Dans l’ordre, je mets Temps Mort, Mauvais Œil et L’École du Micro d’Argent. [il marque un temps] Je mettrai peut-être même Première Consultation avant L’École parce qu’il a un vrai groove. Et je mettrai Opéra Puccino en cinquième.
Veerus : Je mettrai Temps Mort, Contenu sous Pression de Karlito et Rien à Perdre, Rien à Prouver de Hi-Fi. Si je dois en donner cinq, j’ajoute Mauvais Oeil et Opéra Puccino.
Alpha Wann : J’ai vraiment parlé des albums qui me semblent être les meilleurs. Dany Dan plie Doc Gyneco en tant que rappeur mais il n’a sorti aucun projet qui rivalise avec Première Consultation.
Deen : [il hésite longuement] Je mettrai aussi Temps Mort, c’est sûr et certain. Ensuite, je suis obligé de mettre Scarlatitude de Nubi. Ça n’est pas le meilleur projet au monde mais il est beaucoup trop fort dessus. Je ne parle même pas avec les gens qui n’ont pas compris Nubi [rires]. De la même manière, j’ai envie de citer Poétiquement Correct de Dany Dan. Musicalement, je n’en suis pas fan du tout mais, niveau rap, je crois que c’est le meilleur album qui n’a jamais été écrit en rap français. je mettrai aussi Rien à Perdre, Rien à Prouver de Hi-Fi. Même si les beats ne me parlent pas plus que ça, il est tellement loin dessus niveau rap. [Il marque une longue pause] En cinquième, je mettrais Si Dieu Veut… de la FF.
Alpha Wann : En fait, on se rend compte qu’on cite tous Temps Mort et je pense que cet album a posé les bases du rap français des années 2000. Temps Mort est la cause de tout le mauvais rap qui a suivi parce que les gens n’avaient pas compris Booba.
Veerus : Tout le monde a voulu faire du Temps Mort mais il n’y avait que lui qui pouvait le faire.
La prochaine édition de Can I kick it ? se déroulera le 28 septembre 2012 au Bataclan.
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