Alors que la saison des festivals bat son plein, profitons-en pour évoquer le Saint Graal américain. Coachella ? Trop branchouille. Burning Man ? Trop radical. Le Summerfest ? Pas assez rap. La réponse tient en quatre lettres : SXSW. Retour sur son intense 29ème édition.

Lundi 16 mars Jour J-1

10h40 – Aéroport de Paris-Charles-de-Gaulle

“B4SXSW” de Big K.R.I.T. tourne en boucle dans mon casque. Hymne de circonstance pour un vieux rêve qui se réalise enfin : aller vérifier in situ la transformation de la ville d’Austin en épicentre du rap US, l’espace d’une semaine courant mars. La poignée de rockeurs hippies qui inaugurait le South by Southwest en 1987 s’imaginait-elle le niveau d’usine à gaz atteint aujourd’hui ? 30308 participants badgés, 233 conférences (respectivement 84385 et 1733 en ajoutant les parties Film et Interactive), plus de 300 millions de dollars injectés dans l’économie locale, 2266 artistes programmés, 107 scènes différentes, tout ça en plein coeur de la capitale texane. J’appréhende quand même un peu mon dépucelage.

16h05 – Hartsfield-Jackson Atlanta International Airport

Ni statue à l’effigie d’OutKast, ni terminal renommé en Zone 6. Déception. Un agent de sécu ARCHI obèse direct à la descente de l’avion. Tellement cliché. Ironie mise à part, les clips diffusés sur écrans géants par l’immigration américaine en disent long sur leur avance en matière de “représentation de la diversité”. Parmi les figures censées illustrer l’histoire et la culture du pays, LL Cool J en bérêt Kangol, époque Radio, et des B-boys échappés de Wild Style. Welcome to America. Après une attente interminable à la douane, les enceintes de la première boutique duty free que je croise crachent “Birthday Song” de 2 Chainz à fond. Welcome to ATL.

20h55 – Austin-Bergstrom International Airport

Aéroport quasi désert. Le calme avant la tempête, je suppose… Facile d’identifier les zikos au sein des rares voyageurs récupérant leurs bagages : ils arborent un look à mi-chemin entre Johnny Depp bourré et Iggy Pop sobre. Mon affable chauffeur de taxi, natif du coin et donc témoin privilégié de l’évolution du SXSW, m’explique que « now it’s more about netwoking than the music itself ». Il hallucine que j’aie réussi à gérer un hôtel aussi bien situé (un quart d’heure à pied du Convention Center) en m’y étant pris à la dernière minute. Car à ce stade, le service de réservation en ligne du festival affiche évidemment complet. Les hébergements encore dispo, y compris sur Airbnb, sont soit hors de prix, soit à Pétaouchnouk. Gratitude éternelle au French Tech Club pour le bon plan inespéré.

Mardi 17 mars Jour 1

10h43 – Extended Stay America Austin Downtown Town Lake

Petite grasse mat’ afin de compenser l’inévitable insomnie-jetlag, ponctuée d’une légère angoisse lorsque je confronte mon repérage à la réalité du terrain. Certes, j’ai dû remplir des autorisations préalables de filmer/photographier et je sais à peu près ce que je ne veux absolument pas louper dans le tas. Certes, j’ai compris qu’il était impossible de tout voir et je me suis préparé psychologiquement aux nombreux choix cornéliens qui s’annoncent. Mais maintenant que je me penche en détail sur le menu gargantuesque du festival, l’adage tombe comme un couperet : le SXSW est un marathon, pas un sprint. Mieux vaut en effet s’économiser en ciblant trois, quatre concerts max par jour, que de risquer le burnout à courir partout tel un poulet sans tête. Heureusement, l’appli mobile officielle permet de synchroniser les évènements de façon très intuitive et de les filtrer par types, horaires, lieux ou artistes. En clair, l’outil indispensable pour optimiser son emploi du temps quotidien.

16h29 – Austin Convention Center

Une ruche grouillante et bigarrée de 82 000 m². Ochlophobes s’abstenir. Hipsters, rappeurs, rockeurs, geeks et autres cowboys y parlent toutes les langues. L’odeur de pizza et de bretzels accentue l’impression de joyeuse cour des miracles. Déboussolé, je monte au quatrième étage, pensant récupérer mon accréditation au salon presse, alors que l’immense Registration Hall est pourtant inloupable au rez-de-chaussée. Malgré ce détour, je finis par repartir avec le précieux sésame en poche. Mission accomplie. « Oh you’re French? My mom’s from Châteauwoux » me sort la nana au comptoir en guise d’au revoir.

19h05 – Davis Street & Rainey Street

Le quartier roots à quelques encablures du ACC, coincé entre East Cesar Chavez Street, l’I-35 et la Colorado River. Terrains vagues, food trucks, rues à peine pavées, vieilles bicoques ou préfabriqués reconvertis en bars. Peu importent les allures de chantier inachevé, les good vibes sont là. Cadeau bonus : un cortège de costumes de hobbits et de sosies vert fluo de Lady Gaga, Saint Patrick’s Day oblige. J’avale un Reuben sandwich (la vendeuse adooooore Stromae), puis des donuts cinnamon (le vendeur me liste les meilleurs barbecues en ville). Direction la soirée présentée par ASCAP, la SACEM américaine.

20h33 – The Blackheart

Le patio (à prononcer “pa-di-o”) est noyé sous des effluves de weed. Don Cannon et DJ Drama jouent les maîtres de cérémonie. Dès mon arrivée, une jolie découverte : la Californienne Andra Day qui revisite « Big Poppa » en version soulful acoustique. Le barman me regarde bizarre quand je lui demande un Coca, me snobe cinq minutes avant de daigner me servir, re cinq minutes pour que je le paye et finalement m’offre le verre. Une certaine idée de l’hospitalité sudiste. Papotage avec Lenixx, ravissante (euphémisme) apprentie chanteuse R&B slash mannequin, originaire de Portland mais installée à Las Vegas (« More business opportunities, you know? »). La fine pluie succombe aux riffs furieux du guitariste de BJ The Chicago Kid, qui en profite pour administrer une petite danse de l’amour à une demoiselle savamment choisie au premier rang.

22h25 – The Blackheart

Place à la moitié rap du lineup. TK N Cash (un ersatz de Rae Sremmurd), Two-9 (les trublions de Mike Will Made It), Lil Uzi Vert (le farfadet de Philadelphie) font grimper la température. Skeme enfonce le clou. Le Blood d’Inglewood est d’ailleurs le seul à “vraiment” rapper, à ne pas tout miser sur des gimmicks et l’énergie pure. L’exact opposé d’OG Maco qui pousse lui la caricature à un degré assez fabuleux en hurlant vingt milliards de fois « OGG ». À force d’insulter le public, qu’il juge amorphe et à qui il reproche de ne connaître que “U Guessed It”, les esprits s’échauffent. Mais le stratagème porte ses fruits : ça part en transe collective sur “FuckEmx3” et tout le monde se réconcilie via un bon gros pogo. Dej Loaf clôture le show. Une crevette aux faux airs de Sonia Rolland en hoodie. Le contraste avec son backeur taillé comme Hodor est saisissant. En dépit de son apparence fragile et, accessoirement, de son abus des bandes vocales pré-enregistrées (il faut se faire une raison : les rappeurs qui posent en live sur des instrus plutôt que par-dessus leurs morceaux sont une espèce en voie d’extinction), elle remporte les suffrages haut la main. Ses nombreux fans (féminins pour la plupart) reprennent en choeur “Try Me” et lui réclament des selfies à la fin de son set. L’amazone de Detroit se prête volontiers à l’exercice.

00h07 – Derrière le Blackheart, devant le SUV du manager de Dej Loaf

Je parviens à extorquer une micro interview en jouant sans scrupule la carte du “French journalist”. Soyons honnête, ça m’a juste permis de gratter deux minutes, le temps de lui affirmer qu’elle était la rappeuse la plus gangsta de Motor City depuis Bo$$I get that a lot, thanks ») et de lui conseiller d’épouser Young Thug pour que leurs bébés cassent le rap game. Mine pas convaincue, ça m’apprendra à répéter les conneries que me murmurent dans l’oreillette les collègues de Deeper Than Rap.

00h15 – Red River Street & East Cesar Chavez Street

Il se remet à pleuvioter. La flemme de rentrer à pied, je préfère débourser 20$ pour un pedicab. Oubliez les transports en commun (on est au Texas !) et la voiture (une galère sans nom de circuler/se garer pendant le festival), ces vélos-taxis sont l’option la plus pratique et la plus sympa pour se déplacer. Si ce soir était un simple échauffement en vue de ce qui m’attend d’ici dimanche, ça fait flipper. Surtout niveau logistique : sac à dos trop lourd, jonglage incessant entre le caméscope, le reflex, le micro et le smartphone. Je vais devoir rationaliser tout ça.

OG Maco

Mercredi 18 mars Jour 2

20h17 – Congress Avenue Bridge

Le pont qui sépare mon hôtel, sur la rive sud, du centre-ville, sur la rive nord, et que j’emprunte donc minimum deux fois par jour. Un ex-cowboy de rodéo vaguement SDF me tient la jambe. Dégaine de junkie et accent texan à couper au lasso. Je fais semblant de l’écouter, plus par politesse que par réel intérêt. Jusqu’à ce qu’il me raconte qu’il a connu Tech-N9ne en 1994 !

20h46 – 6th Street (entre Brazos Street et Red River Street)

L’enfer de Dante du SXSW, avec son lot d’embûches (être aspiré dans un mouvement de foule provoqué par… A$AP Rocky !) et de moments Nutella (tomber nez à nez avec des artistes qu’on kiffe, par exemple le groupe de Los Angeles Overdoz). La rue, barrée sur cinq ou six blocs, vire au capharnaüm géant et génial. Impossible de ne pas se laisser happer.

23h15 – Brazos Hall

Je débarque beaucoup plus tard que prévu à la Loud Pack présentée par Atlantic Records. Tant pis pour Fat Trel, OT Genasis et Curren$y, mais juste à temps pour le DJ set (et la wristband dance) de Wiz Khalifa. Kevin Gates me fout ma première claque du festival. Trop habité, mille expressions faciales. Entre prêches du ghetto et éructations sauvages, cantiques de motivation et ballades stupreuses, il donne tout, sauf l’air de forcer. Au cinéma, il crèverait l’écran. Forcément, Ty Dolla $ign paraît un peu fade derrière. D’autant qu’il délègue l’essentiel de son set à ses invités, dont Trae Tha Truth et Jay 305. Au moins, on ne lui reprochera pas d’avoir mauvais goût. Également sur scène : Wiz Khalifa hilare et des filles du public, manifestement ravies d’exhiber leurs talents sur “Drop That Kitty”, quoiqu’au booty shake approximatif pour certaines. C’est l’intention qui compte.

1h52 – 6th Street & Brazos Street

Fermeture des bars. Les mégaphones de la police ordonnent à la marée humaine de se disperser, tout du moins de regagner les trottoirs. « Sidewalk! Sidewalk! Sidewalk! ». La brigade équestre manque d’écraser un énergumène ivre qui venait de trébucher. 1m90 facile au garrot les chevaux d’ailleurs. Everything’s bigger in Texas, VRAIMENT. Un sosie de Rich Homie Quan torse nu, slip en cuir et dookie rope, discute avec un noir coiffé d’une afro brandissant une pancarte « Fuck Obama ». Je crois qu’ils essaient mutuellement de se raisonner. La soirée s’achève de façon aussi surréaliste qu’elle avait commencé.

Jeudi 19 mars Jour 3

13h21 – Austin Convention Center, Room 18ABC

Conférence sur les producteurs animée par Peter Rosenberg de la radio Hot 97, avec Mannie Fresh, KLC des Beats By The Pound, Just Blaze et Young Guru. Je ne vous cache pas que je me suis déplacé en priorité pour les darons de Louisiane. L’ambiance est détendue et les anecdotes fusent (quelqu’un sait qui sont les deux rappeuses rivales de New Orleans dont Mannie Fresh a produit les diss tracks respectifs ?). L’architecte du son No Limit imite Silkk The Shocker et Snoop Dogg fonsdés. Son homologue chez Cash Money gratifie l’auditoire d’une punchline magnifique : « If I had to give President Obama just one of my songs on a CD, I would first tell him to pass it on to the First Lady and that song would obviously be « Back That Azz Up »! » Je bois du petit lait.

17h03 – Austin Convention Center, 4th Floor

Après-midi squattée à côté d’une prise électrique, l’équivalent ici de l’étang pour les animaux de la savane. Inexorablement, la fatigue s’installe, doublée de la désagréable sensation de passer plus de temps à organiser mon planning qu’à aller aux évènements/concerts proprement dits. Un homme-sandwich 2.0 déambule, “Need Beats?” et ses coordonnées floqués sur son T-shirt. Pas con. Une file d’attente se forme autour de moi. Entre parenthèses, la discipline anglo-saxonne à ce sujet sera toujours surprenante pour nous autres latins. Si seulement le métro parisien ressemblait au ACC… On me demande si je fais la queue, je réponds que non. « You should, Wyclef Jean is giving an interview! » Par respect pour l’enthousiasme de mon interlocuteur, je n’ose pas rétorquer que je m’en tamponne.

20h49 – Austin Music Hall

Première occurence d’un service de sécu un peu trop zêlé. Conséquence : je loupe la moitié du set de Warm Brew, déjà très court à la base. Relou. D’autant que les trois loustics de Santa Monica développent une alchimie palpable, confirmant tout le bien que je pense d’eux. On voit qu’ils se marrent vraiment en live comme sur leurs albums. La beubar de Taliban de leur producteur Al B Smoov contraste au milieu du public d’ados. Jay 305 leur emboîte le pas, sourcils nettement plus froncés. ”U’z A Flip”, “Thuggin”, un troisième morceau et puis s’en va. « Peace y’all. Naaah, fuck peace! I’m out. » Grandiose.

22h03 – The Roosevelt Room, Acte 1

Pour la cinquième année consécutive, le collectif de DJ’s/blogueurs londoniens Southern Hospitality vient régaler les amateurs de rap en s’entourant d’un casting toujours plus à la pointe. Rapidement bondées, la fosse et la scène se confondent. Cette dernière se situe tout de suite en entrant. En gros, le trottoir dehors fait office de backstages. Yung Gleesh agite frénétiquement les bras. Kool John et P-Lo bougent comme Bernie. Le même P-Lo et Slug Christ se livrent à distance un duel de coupe mulet et d’attributs NBA vintage : maillot de Joe Smith pour le membre du HBK Gang (#GoWarriors!), moustache de Larry Bird pour celui d’Awful Records. Le label d’Atlanta a par ailleurs dégainé son atout charme : la bombinette espiègle Abra minaude sur “Gurl”, sorte de pastiche de la Miami Bass girly du duo L’Trimm. Father, qui chaperonne la délégation, est visiblement éméché, mais on lui pardonne : il porte un T-shirt avec la pochette d’Ice Cream Man de Master P. « It’s not a showcase, it’s a party » martelle le host, Mr. Play. Entre les sets, Davey Boy Smith maintient donc la pression grâce à ses mixes de feu. Il réussit l’exploit de m’ambiancer sur du Drake. Je ne pensais jamais écrire cette phrase un jour.

23h51 – The Roosevelt Room, Acte 2

The Sauce Factory propulse le level d’exaltation au-delà de la ionosphère. Les grimaces et les gesticulations des goons de Houston feraient passer Busta Rhymes dans le clip de “Break Ya Neck” pour un tétraplégique sous tranquillisants. Drippy, le seul de la bande à comater vaguement au bord de la scène, se réveille d’un coup en invectivant la pauvre régisseuse qui lui faisait signe de ne pas marcher sur le câble d’un des micros. Il a  son propre portrait tatoué sur le ventre, cerné par ceux d’OJ Simpson, Chucky, Jason, Freddy Krueger et Hitler. Le n’imp’ est total. Sauce Walka nage le crawl sur les enceintes, balance des air hadouken, beugle des « Ooowwweee!! » en rafale, feint crises d’épilepsie, avec la complicité de son faux jumeau Sancho Saucy et de Sosamann. Ok, je suis saucé (désolé…). Au tour de Beatking. Carrure massive, plébiscité par les postérieurs protubérants, le Club Godzilla mérite son surnom. Parmi ses cheerleaders, un babtou roux et barbu, lunettes à la Steve Urkel, secoue ses nattes sur “Lil T. Jones”. Apparition surprise, mais ô combien logique, de Gangsta Boo pour un titre de leur projet commun Underground Cassette Tape Music. La First Lady de la Three 6 Mafia explique que c’est la première fois qu’ils se rencontrent dans la vraie vie. L’apoplexie me guette.

1h05 – The Roosevelt Room, Acte 3

Husalah, Freeway, Cellski, Traxamillion, AOne et consort investissent les lieux. Hommage poignant à The Jacka, décédé le 2 février. Les vétérans interprètent certains de ses street anthems les plus emblématiques : “Never Blink”, “Death 2 My Enemies”, “Won’t Be Right”, “They Don’t Know”, “Glamorous Lifestyle”. La voix du leader des Mob Figaz résonne. Malheureusement, le public s’est clairsemé après Beatking et la transition strip club-mausolée n’a pas aidé à le retenir. Quelques groupies sauvent l’honneur en reprenant les lyrics avec ferveur. Husalah se joint à elles et entame son tube hyphy “Cuttin It Up”, puis commande au DJ d’envoyer de la salsa cubaine old school. Battage de couilles. Je le tchatche deuspi, histoire de me rappeler à son bon souvenir (je les avais captés lui et The Jacka en 2010 lors d’un séjour à San Francisco). « Hey y’all, here’s my boy from Paris! » Les quelques groupies me dévisagent.

1h56 – The Roosevelt Room, Épilogue

Définition d’une carotte par Z-Ro, pourtant annoncé en tête d’affiche. Le Mo City Don tweetera qu’il n’est même pas au SXSW cette année et accuse en substance les promoteurs d’avoir utilisé son nom sans son accord. Vu l’ampleur du festival, je suis presque surpris que ce genre d’aléas n’arrive pas plus souvent. Sur le trajet du retour, j’observe le shooting improvisé du groupe de jazz funk japonais ROUTE14band (j’ai googlé ensuite, je vous rassure). La trompettiste, Chihiro Yamazaki, me convie sur la photo.

Freeway et Husalah

Vendredi 20 mars Jour 4

12h18 – Austin Convention Center

J’ai raté la keynote matinale avec Snoop et en prime j’arrive trempé. Apparemment, il n’avait pas plu comme ça pendant le SXSW depuis des lustres, c’est bien ma veine. Journée mondiale du poncho à Austin. Rupture de stock aux stands merchandising. Je dois me rabattre sur un parapluie pourri à 20$. Super. Pas le courage de crapahuter sous l’averse jusqu’au Scoot In pour le Live At The BBQ organisé par Mass Appeal et Young & Reckless. Entre la vision saugrenue de Nas et Rae Sremmurd partageant la même scène ou garder mon matériel au sec, je choisis lâchement la prudence.

20h34 – 6th Street & Trinity Street

Bordel innommable devant le Vulcan, l’un des clubs historiques de la ville. Pour sa soirée Beer N Tacos (rien que le blase a dû suffire à en rameuter plus d’un), LRG y a convoqué notamment Migos et ça paraît TRÈS compliqué de rentrer sans poireauter 107 ans. Mieux vaut ne pas insister. Le SXSW, une école du renoncement. Mon dépit est toutefois de courte durée, dans le sens où la pluie, modérée à présent, décuple la folie ambiante de la rue. Ça chante, ça freestyle, ça joue de la musique (+1 pour le “Pony” de Ginuwine au saxophone), ça danse, ça battle, ça braille, ça drague, ça rigole, ça picole (discrétos), ça mange, ça tourne des clips à l’arrache, ça bicrave du T-shirt, ça distribue du flyer ou du street CD, ça mange encore. Durant une paire d’heures, I was runnin’ through the 6 with my parapluie à 20$ dans une main, mon reflex dans l’autre. Tout le monde accepte avec le sourire de se faire prendre en photo, flics inclus. La mentalité show off/easy going américaine à son meilleur. La vulgarité décomplexée des filles est elle sans limite. Les blogueuses mode parisiennes en feraient une syncope. J’adore.

23h27 – V Nightclub & Lounge

Après avoir cédé aux sirènes d’un hot dog absolument infect, et d’un chocolate chip bacon cookie (vous avez bien lu), délicieux contre toute attente, je suis chaud pour une dose de country rap tunes. Contrairement au Vulcan, je rentre ici comme dans un moulin. Le plateau déchaîne évidemment moins les foules que Migos (j’en suis le premier navré, mais c’est un autre débat). Manque de bol, Le$ a chopé la crève, dixit sa manageuse, et Jackie Chain vient juste de terminer. Il a vraiment la dégaine du mec qui fait marrer les poivrots au bar PMU avec des blagues de cul. Je le check durant le set tout en coolitude de Scotty ATL, rejoint par B.o.B et DeLorean pour “Nun But A Party” et “Lately”, respectivement. L’auteur de Spaghetti Junction se montre super accessible en partant. « Oh yeah, I have seen it, good looking out! » quand je lui mentionne la vidéo Deeper Than Rap sur son excellente mixtape.

0h19 – The Roosevelt Room

Kurupt et E-40 le même soir au même endroit ? Plutôt écouter Yeezus en boucle jusqu’à la fin des temps que de rater ça ! La physio me reconnaît de la veille et m’épargne ainsi le poireautage à l’entrée. Young Gotti enquille ses meilleurs titres récents (“Something That You’re Not”) ou à l’ancienne (“Who Ride Wit Us”, “Cali Iz Active”, “Girls All Pause”, “We Can Freak It”, etc.). Il laisse tourner “Regulate” et “The Next Episode” pour invoquer l’esprit de Nate Dogg, s’allume un blunt pendant le couplet du défunt crooner sur “Ain’t No Fun (If The Homies Can’t Have None)”, rappe le sien puis reprend a cappella celui de Snoop en choeur avec la salle comble. « You know it’s crackin’ when you got Inglewood, Compton, San Diego, South Central, Seattle, Tacoma, so many different places in the building and we are in Austin, Texas! » Je m’époumone pour attirer son attention. « Oh we got Paris in the building too? Oui oui! » Le compère de Daz Dillinger baragouine alors deux, trois mots incompréhensibles en français. C’est beau.

Kurupt et E-40

0h42 – The Roosevelt Room

Dès l’intro de “Sprinkle Me”, E-40 plante le décor : « 20 years ago y’all… Some of you motherfuckers might not have been born, man! ». Trois décennies de classiques s’enchaînent, survolant ses périodes mobb music (“Captain Save A Hoe”, “Rapper’s Ball”, son verse sur le remix de “I Got 5 On It”), hyphy (« Yay Area », « White Gurl », « Tell Me When To Go ») et function music (« Choices (Yup) », « Function », « My Shit Bang »). Mon caméscope n’en perd pas une miette, le selfie stick perché dans le bling bling Sick Wid It Records qui rebondit sur la bedaine du patriarche de Vallejo. “Nah Nah” en place une pour Nate Dogg, sous le regard approbateur de Kurupt, resté sur scène, en mode backeur de luxe. “IDFWU” sert de bouquet final. Car oui, Forty Water doit le plus gros succès de sa carrière à Big Sean. Indépendamment de l’efficacité indéniable du dit single, avouez que c’est triste…

1h24 – Devant le Roosevelt Room

Parfois, la distance qui vous sépare de votre idole se résume à peu de chose. Le tour de bras d’un garde du corps, par exemple. Les fans agglutinés et la pluie empêchent toute négociation. Profitant de la confusion, je file subrepticement une snapback 187 Prod à E-40 et joue mon va-tout : « We work with Issue, I come from Paris, France! » Plus rapide que de lui expliquer que son fils cadet a enregistré un morceau inédit pour le Cooking By The Book que lui a consacré Nico Pure Baking Soda. « You gave me your card? » sont les ultimes mots que je l’entends prononcer, avant que son gorille s’interpose. J’ai effectivement eu la présence d’esprit de glisser ma carte et des stickers Deeper Than Rap dans la casquette. Coup d’épée dans l’eau, je sais, mais ça ne saurait en aucun cas atténuer mon état proche de celui de Thierry Roland après France-Brésil 98. Ce soir-là, moi aussi j’ai le sentiment que je peux mourir tranquille.

Samedi 21 mars Jour 5

15h45 – Austin Convention Center, Vimeo Theater

Temps de merde, rebelote. Je me console à la projection du documentaire sur la TR-808 réalisé par Alex Dunn. À la fois drôle et instructif : le sketch de Mike D et Ad-Rock des Beastie Boys, les bons mots de Phil Collins ou T La Rock, la tronche d’ahuri de David Guetta, les lunettes de soleil en forme de moto d’Afrika Bambaataa, l’anecdote priceless des transistors défectueux qu’avait utilisés Ikutaro Kakehashi, fondateur japonais de Roland, afin de créer le son si particulier de cette boîte à rythmes devenue mythique, etc. L’omission fâcheuse de pionniers Westcoast (Egyptian Lover ou Too $hort en tête) constituent l’unique bémol à mon avis.

20h10 – East 2nd Street

En me rendant au concert de Redman et Iamsu!, je distingue sur le trottoir d’en face Husalah, son manager PK et leur crew. Retrouvailles fortuites qui font bifurquer mon itinéraire vers un restaurant mexicain. Désolé Redman et Iamsu!, ça sera pour une prochaine fois. Au cours du dîner, je demande à Husalah s’il joue toujours au foot. « Naaah man, I gained some weight! » En revanche, il n’est pas avare en éloges à propos d’Ibrahimovic, Cavani et du PSG. Entre deux assiettes de fajitas, il s’enquiert de Booba. Stupéfaction. « How come you know about him? » Réponse : par l’intermédiaire d’une call girl française à Las Vegas. J’éclate de rire. Il refuse de me révéler si elle avait personnellement fréquenté le Duc de Boulogne. Et moi qui pensais tenir un scoop croustillant.

22h08 – Devant l’Empire Control Room & Garage

Le souci quand on accompagne une clique de rappeurs dans la jungle de 6th Street, c’est qu’à la moindre inattention, on les perd aussitôt de vue. Pas grave, je comptais de toute façon m’éclipser à la soirée Neon Gold Records. Précisions : 1. le label new-yorkais distribue Christine & The Queens aux États-Unis ; 2. la Nantaise effectue à cette occasion sa toute première date américaine ; 3. je confesse volontiers un faible pour sa musique, son personnage, son parcours ; 4. je l’avais rencontrée par hasard à l’Ambassade (on y avait nos entretiens pour le visa à la même heure le même jour), donc le contact était déjà établi ; 5. c’est une authentique fan de rap, elle connaît l’Abcdr, une interview s’impose ! Problème : la file s’étend sur des dizaines de mètres. « One in one out ». Traduction : une personne ne peut entrer que si une autre sort. Vaine tentative de charme frenchy sur la physio. En désespoir de cause, je déploie mon selfie stick pour filmer par-dessus la palissade. Peine perdue, l’estrade est trop lointaine. Je dois me contenter d’écouter “Saint Claude” depuis la rue. Héloïse, si d’aventure tu lis ces lignes, sache que ça serait bête de rester sur un rendez-vous manqué…

22h34 – Stubb’s BBQ

Prendre la première à droite et passer de Christine & The Queens à la fête d’anniv’ de Bun B ? Kamoulox, sauf au SXSW. La spacieuse cour extérieure est transformée en champ de boue en raison de la pluie de ces dernières quarante-huit heures. On pourrait se croire aux Vieilles Charrues, mais l’hystérie collective déclenchée par l’appel du DJ à scander des R.I.P. Pimp C, Big Moe, Fat Pat et DJ Screw ôte le moindre doute : on est au Texas, bitch ! Cette crapule de Jackie Chain assure le show. Sa crinière soyeuse ondule au rythme chaloupé de “Parked Outside”. Qu’attendent Bun B et Big K.R.I.T. pour venir faire un créneau ? Les Sauce Twinz, toujours aussi tarés, miment une partie de Street Fighter grandeur nature. L’hologramme du Boot Camp Click harangue le public à prodiguer des caresses viriles à la police. Ah nah, c’est Joey Bada$$ en fait. Blague à part, sa fougue juvénile corrige allégremment son absence de singularité. “Survival Tactics” et “Christ Conscious” prennent une nouvelle dimension sur scène. Face à la succession un peu décousue des sets et au parcours du combattant pour se frayer un chemin jusqu’aux premiers rangs, je déclare forfait avant d’avoir pu apercevoir la calvitie du maire de Port Arthur et applaudir ses quarante-deux bougies. Un comble.

00h36 – Palm Door On Sixth

Empire Distribution a mis les petits plats dans les grands pour conclure sa soirée SXSBest. Mais comme d’hab’, la course contre la montre opère une sélection cruelle : à mon arrivée, Freddie Gibbs s’est déjà volatilisé, laissant les fourneaux à Slim Thug. Sans surprise, aucun des hymnes du Boss Hogg ne dressent autant les Hook ‘Em Horns que “Still Tippin”. Son 1m98 surplombe ensuite le brouhaha aux alentours du photobooth, où chacun manigance gaiement pour repartir avec au mieux un cliché au côté d’une célébrité ou d’un décolleté plongeant, au pire quelques cartes de visites. Je croise DJ Burn One, qui me remercie pour mon lobbying en sa faveur en France. Sur scène, la voix de basse monocorde de Trae Tha Truth est moins marquée que sur disque. L’ex-trou du cul par nature porte un sweatshirt Texas Tea. Il va sans dire que le thé en question ne se consomme pas en sachets Lipton. Too $hort est dans la maison. « Gettin It », “Blow The Whistle”, « Bitch », ce genre d’enchaînement. « We got applications, you could be the next superstar on Too $hort’s team, your life might change tonight! » Il tend le micro à une candidate qui se vante de sa poitrine. « You got some big ass, big ass titties! » Cinq minutes plus tard, au photobooth, il manoeuvre une autre recrue potentielle, sans pour autant refouler les physiques difficiles, ni les mecs en grillz et bandanas. De l’amour pour tout le monde. Le pimp d’Oakland, fidèle à sa légende.

2h27 – 6th Street & Red River Street

Il y a plus d’aspiring rappers refourguant leurs démos au mètre carré que de téléchargements chaque jour sur Datpiff et Livemixtapes combinés. Tous persuadés d’être « the next big thing ». La multitude de cadavres de CD-R qui jonchent le macadam indique pourtant qu’il y aura peu d’élus. Dédicace au passage aux éboueurs d’Austin qui, pendant la durée du SXSW, incarnent la transposition moderne du Mythe de Sisyphe. S’échappant d’une bagnole sur trois en moyenne, le refrain « I’m in love with the cocooo! » balise ma randonnée nocturne. La ville entière transpire la weed et la junk food. Incroyable.

Dimanche 22 mars Jour 6

10h37 – SpinZone Laundry Central Austin

Je rentabilise la corvée de lessive en proposant à Polo Junky de faire l’interview au lavomatic. Un cadre pas très glamour, certes, mais qui symbolise bien les coulisses du SXSW. Le rappeur de la Bay Area étant lui-même l’archétype de ces innombrables artistes anonymes qui y viennent en pèlerinage (quitte, pour cela, à conduire comme lui vingt-quatre heures d’affilée), l’idée n’a après tout rien de si incongru. Une amie commune nous a connectés sur Instagram. Le festival, selon lui, est justement le théâtre idéal pour convertir le réseautage virtuel en interactions en chair et en os. Quelqu’un de son humble envergure peut y faire ses preuves et y étoffer son carnet d’adresses. Une vedette peut à l’inverse y asseoir sa stature tout en s’y offrant un bain de jouvence. La concentration des showcases et la philosophie intrinsèquement “défricheuse” du SXSW y génèrent une émulation certaine, mais jamais au détriment de la convivialité, tant la sacro-sainte hospitalité sudiste compose également son ADN. Pertinente analyse, ma foi. Je lui demande ce qu’il retient en particulier de cette année. Apparemment le fait que beaucoup de rappeurs aient trouvé refuge dans les strip clubs. Plus que d’habitude, précise-t-il, à cause de la météo capricieuse. Quand il pleut dehors, c’est plus sympa de faire pleuvoir à l’intérieur. Logique implacable. Ma conscience professionnelle m’oblige à vous citer les deux établissements recommandé par Polo : Babe’s Showgirls et Sugar’s Uptown Cabaret. Si j’avais su, ça aurait été mieux qu’un lavomatic comme décor d’interview.

18h51 – Omni Hotel

Vingt étages disposés autour du lobby central, dont je vous laisse du coup imaginer la hauteur de plafond vertigineuse. J’y rejoins Husalah, Traxamillion et Freeway. Hus’ fanfaronne dans son maillot du Barça, suite au résultat du Classico. On grignote devant la March Madness NCAA, tandis que le barman jamaïcain nous raconte des histoires rocambolesques de Trenchtown. Puis un ascenseur en verre transparent nous emmène au dix-huitième, où le balcon de l’une de leurs chambres dévoile un panorama imprenable. Le soleil couchant irradie les façades des immeubles. Jolie métaphore au crépuscule du festival. Les rues en contrebas semblent à nouveau paisibles, comme si les habitants d’Austin avaient quitté leurs tanières pour reprendre timidement possession de leur environnement, enfin débarrassé des hordes de touristes et de springbreakers.

22h29 – 6th Street

Malgré les organismes exténués, poussés par une irrépressible envie de rab, les survivants colonisent une ultime fois l’artère. La nostalgie s’infiltre déjà quand sonne l’heure du bilan. Le SXSW n’aura pas failli à sa réputation, en tout cas pas aux attentes que je plaçais en lui, même si j’ai bien conscience d’en avoir à peine effleuré la surface. Au rayon des regrets, j’aurais aimé ne pas zapper les day parties sponsorisées (Fader Fort, House Of Vans, Spotify House, etc.). J’aurais préféré que World Star Hip Hop n’élise pas domicile au Club Vongos, soit à dix bornes au nord du Convention Center, ça m’aurait permis d’y faire un saut le vendredi (Young Thug, Vince Staples, Gunplay, etc.) et le samedi (Lil Boosie). J’aurais troqué sans vergogne un camion de rappeurs underground contre Mike Will Made It & Friends (Future, Rae Sremmurd, Riff Raff, etc. Et même Miley Cyrus !). En vrac, j’aurais voulu admirer les talents de boxeur de Killer Mike, voir si Iggy Azalea a un si gros boule et est si nulle sur scène que ça, tripper sur “CoCo”, “Trap Queen” et “No Type” en live, faire un bisou à Kehlani, m’imprégner du SXSW version rock, country, electro ou “Papaoutai”, visiter le Capitole et déguster un VRAI barbecue texan, bavarder autour d’une bière fortuite avec Jimmy Kimmel, Chris Rock, Bill Murray ou Nardwuar. Bref, si vous avez lu mon compte rendu jusqu’au bout, dites-vous qu’il représente à tout casser 2% de cette édition 2015. N’importe quel festivalier vous en aurait rédigé un totalement différent. Car il y a autant de SXSW que de gens qui y participent. Un évènement d’une telle densité, c’est par définition une expérience unique et j’espère vous avoir motivé à la vivre. De mon côté, rendez-vous est d’ores et déjà pris pour l’an prochain. Plus aguerri, plus prompt à apprivoiser la bête, plus aware quoi. Et donc à même d’en extraire encore davantage la substantifique moelle. See you in 2016, ATX !

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1 commentaire

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  • Dup"s,

    J’ai effectivement lu ton article jusqu’au bout et vu la video!
    C’est quand même bien dégueu le playback, ca donne absolument pas envie de faire je ne sais combien de kilometre pour écouté une video youtube. Mais tu as l’air de trouvé ca normal, POURQUOI ?