Chronique

Vîrus
Le Choix dans la date

Rayon du fond - 2010

De un.

Est-ce l’œuvre des années, de la vie, des paternités ? Toujours est-il que rares sont devenus les moments où le rap en français nous semble avoir quelque chose de consistant à raconter. Il sonne trop souvent soit creux aux poches pleines (méthode Coué), soit plein aux poches creuses (méthode couine)… Bien sûr il y a des éclairs, des rires et des drames de seize pieds. Mais une telle densité sur la durée, oui, il y avait longtemps.

Vîrus a un accent circonflexe à couper au couteau. Un accent si complexe – et obtus – qu’il permet d’oublier ce fichu timbre aigu, qui en fait de prime abord une sorte de clone de la marionnette de François Baroin à ses débuts aux Guignols. L’être ou le mal-être, telle est sa question… Tout commence par des ratures et une liste de Schindler inversée. Ou plutôt non. Tout commence par une pochette et une date. Une pochette à la Spencer Tunick, chantre des happenings à base de lieux emblématiques et de corps anonymes et nus. Une plage, des raies et, au bout du bout, entre la tête du groupe et l’eau, un homme qui marche, seul, parallèle à la vague et perpendiculaire à la masse. Vîrus ? Peut-être… Quant à la date, il suffit d’écouter « Saupoudré de vengeance », le premier des quatre morceaux, pour comprendre que ce 15 août fait davantage référence au flot moutonnier des vacanciers estivaux qu’au dogme catholique de l’Assomption de Marie.

Tout commence donc par des ratures et une liste de Schindler inversée. Il y a, dans cette entrée en matière, quelque chose de l’ex-boucher chevalin interprété par Philippe Nahon dans Seul contre tous de Gaspard Noé. L’impression d’entendre ruminer un type qui aurait l’alcool mauvais, puis de réaliser qu’en fait il est à jeun… Le backflip est identique. Il ne faut qu’un demi-couplet pour que la magie de cet humour noir fluo opère. « Quand j’irai bien, restera à s’occuper du voisin, mon cercueil ne fera que retourner dans un vagin… Chérie, je cherchais plus qu’un parking sous tes reins… Cousin, c’est pas en niquant ta main que tu feras des gamins… » Comme un pépé en fauteuil oublié au bout du couloir d’un service gériatrique, Vîrus distribue les bons et les mauvais points, et pas question de compter sur le refrain pour souffler. « Surtout n’aie pas peur si tu m’as ouvert tes bras, mon micro n’a rien à faire dans ta colonne vertébrale ». Clippé par Tcho, le clip impose d’entrée une plume et un regard acérés, des « clins deuil » à Claude Lelouch et à David Fincher, créant une attente inhabituelle pour la sortie de ce premier 4 titres – le jour de la Fête des morts, forcément.

Les pistes d’équarrissage suivantes sont pétries dans la même glaise, riches de ces nuances qui séparent les faux cils du marteau. « Tu reluttes ? » ne fait pas que recycler l’humour de caserne (« Et l’autre tatouée en bas du dos pour le doggystyle, qui remuera la tête si tu lui tends un éventail »). Il met le doigt sur un travers pervers de l’époque, le téléchargement truqué et ses conséquences sur la construction des adultes de demain. Un renvoi à l’article 1641 du Code civil et sa garantie contre les vices cachés, ou au raccourci vers le son si sec de Sefyu (« Appelle-moi Surprise, les couilles à Vincent McDoom »)… De facture plus classique, « C’est dimanche, il pleut… » renvoie l’auditeur au parcours d’une larme d’Oxmo et K-Reen, au deuxième couplet de « Mon carré de bitume » de Chiens de paille ou à Soklak et son « After L ».

D’où vient le charme vénéneux de ces pistes ? De la précision des mots, c’est indéniable. De l’humour sous-jacent, très certainement. Un type qui met si bien le doigt sur ses propres oripeaux ne peut pas ne pas rayonner au quotidien… Non, si la potion 15 août rend aussi bien, elle le doit certainement à l’alchimie avec Banane, le producteur. Du rire de sheitan qui lance « Saupoudré de vengeance » aux chœurs morriconiens de « C’est dimanche, il pleut… », 1 + 1 = 1, l’équation est riche en promesses. En témoigne « #31# », ultime piste en forme de sable mouvant dans lequel Vîrus s’enfonce jusqu’à l’apoplexie. Il y déverse deux pages d’une écriture serrée comme celle de John Doe et foisonnante comme celle d’Hugo Chastanet, période « La formule », ce qui n’est pas peu dire.

« Lis tes ratures !  » « En matière grise, tu devrais reprendre tes études »… « Pense à ceux qui eurent des enfants et vécurent peureux »… « Plus dur de se mettre à nu que de se mettre à poil »… « Ils sont trop cons à vouloir me planter avec des couteaux ronds »… Trêve de palabres : 15 août est le premier volet d’une trilogie  qui sent bon le coup du chapeau — ou du sombre héros.


« Quand j’ai compris qu’ils comprendraient rien, j’ai fait du son

Mais que Dupont n’insiste pas pour venir m’épeler son nom

Mes plaies sont nombreuses et profondes

J’vis au milieu de soixante millions de Joconde…

Passionné de musique, forcément orphelin d’autre chose

Développe ce côté félin en griffant des portes closes

Conditionné, j’pète une clope toutes les sept minutes

On fait l’un et l’autre en même temps, on aime et on simule…

Couper nos langues, c’est nous retirer nos flingues

Le travail, c’est s’absenter d’une usine comme Renault Flins

Enfin, à pas être comme toi, dis-moi ce que j’enfreins

Comme loi ? J’ai pas une voix à faire des disques de frein…

Ça couine… Peut-être la reine sapée en cuir

Si j’peux rester cette nuit, elle peut m’annoncer qu’elle est gouine.

J’écris parce que mes graffs dégoulinent

On fera avec ou sanguinaire, fais gaffe, t’as une tâche de coulis…

Et on m’a dit que j’saignerai longtemps comme un grain de mocheté

Perdre un parent, c’est devenir unijambiste, c’est pas marcher à cloche-pied

Ni s’asseoir par fainéantise, c’est presque un acte terroriste…

V’là le comportement que j’ai adopté

Quand t’es ado, t’es à doter de moyens surtout quand t’as un niveau certain

Pour pas dire un certain niveau, que t’entends les doyens radoter

J’resterai dur à dompter.

Si t’attrapes ni go, ni boulot, t’avales l’eau

Rassuré de voir l’autre avec un narvalo au sac à dos

Tu m’as repéré tout près d’un cimetière de matelots

Pensant me repêcher avec toutes tes phrases bateaux

Toutes faites, du genre : ‘T’inquiètes, ça va passer

T’prends pas la tête, viens avec nous faire des saltos…’

Tes blagues sont pas marrantes, j’préfère encore faires des abdos

J’suis peut-être la seule bête qui s’ferait buter par cette vieille peau de Bardot…

Si y’a un mur, c’est pour que j’m’adosse

J’ai même ce truc crado qui pourrait plaire aux hardos

C’est pas à l’antenne que j’vais vous parler de mes radios

Il veut en savoir trop, j’vais pas l’aimer, lui dire Adios…

Quand j’ai compris qu’ils comprendraient rien, j’ai fait du son

Mais que Dupont n’insiste pas pour venir m’épeler son nom

Mes plaies sont nombreuses et profondes

J’vis au milieu de soixante millions de Joconde…

Quand j’ai compris qu’ils comprendraient rien, j’ai fait du son

Mais que Dupont n’insiste pas pour venir m’épeler son nom

Mes plaies sont nombreuses et profondes

J’vis au milieu de soixante millions de Joconde.

J’supporte pas qu’on me regarde de haut, qu’on m’appelle bézo

J’vois pas une tête mais une belle balle de base-ball

Ça m’intéresse pas d’entrer dans leur baisodrome

Se faire sodo ? Un fantasme seulement pour des lesbos

Ah, ils ont vu arriver le Hezbollah

Tu fais une heure de chtar, pour eux, tu restes un ex-taulard

Leur pilule n’a même pas d’effet placebo

Moi, c’est en fonction des miroirs que j’me trouve pas assez beau.

Super, ce système qui pousse à der-frau pour atteindre l’autre quai

Se défroquer, on n’a pas ce défaut

Et dès que j’frôle la vie, j’retourne en geôle

Enjolive la déco en écoutant du Death Row…

Pour décrocher, suffit d’pas téléphoner

Plus j’comprends, plus j’ai envie d’aller vivre dans la forêt

Avec juste un Beats by Dre, un réchaud

Branché au pied d’un ciboulot qui plaint mon cerveau,

Lui dit : ton proprio serait pas un peu maso ?

Moi c’est pour chier sur les gens que j’ai toujours rêvé d’être un oiseau !

Tes CD’s suspendus aux arbres, pour me repousser, c’est réussi

J’refuse tous les duos zarbis

C’est dû aux arts nés dans la street

Cordon coupé par une femme un peu folle mais instruite

Les autres, inscrits en école, tout ça pour jouer du pipeau

Si y’avait Nique la police, j’aurais choisi cette typo !

Et tous ces faux-culs attirent zooms, auto-focus

J’comprends qu’on tourne moins qu’Hocus Pocus

Souvent recalés, non pas que ce soit injuste

Seulement, dans l’utérus, déjà le sentiment de taper l’incruste… »

De deux.


De trois.

Vîrus et la symbolique des dates, c’est presque un pacte, un Pacs, un sacre. 15 août, la première taloche, était partie sans prévenir un 1er novembre. 31 décembre, le cran (d’arrêt) au-dessus, l’étape de la boucle de ceinturon en pleine tempe, fendit l’air pour s’abattre un 14 février. Et 14 février, le pieds-joints final de la trilogie, qui fait craquer en miaulant au ralenti le plexus des vaincus comme Bruce Lee dans Opération dragon, retomba un 18 juin dans un fracas de cartilage, tel la pelle du même nom… A l’oreille, l’ulcère est tenace, l’humeur massacrante, le mutisme hurlant. Chronologiquement, les trois dates de sortie vont d’automne en printemps – fêtes des morts, des amoureux et des résistants. Sur les pochettes, c’est été, hiver et hiver. Nuits moites puis longues, solitude latente, ruminations à la Cioran. « Back to Black », fredonnait Amy Winehouse en calant ses mots comme ses pas sur le gong du glas.

31 décembre, le deuxième des trois mawashi avec sa pochette qui fleure bon la photo légendée pour presse quotidienne régionale, avait confirmé la tendance amorcée dès les premières chiures de mouettes sur la plage de 15 août. Banane et ses choix de fée aux manettes, « Ou j’réussis ou c’est Faites entrer l’accusé… » : en une phrase et un clip immatriculé dans l’Eure à nouveau signé Tcho/Antidote, le MC rouennais réussissait le prodige de ressusciter Monsieur Hire et de réduire Christophe Maé à l’état de gravats. En sous-texte, une douleur vivifiante, une hygiène thérapeutique, le sourire suturé d’Heath Ledger dans The Dark Knight. Triomphale montée en puissance d’un rap de cabossé de la vie, adepte du lance-pierre philosophale pour changer en or le plomb d’une (in)existence… Suivaient « Sale défaite » et « Zavatta rigole plus », où palpitaient à l’air libre des noeuds de fils unique tendance « misanthrope misant trop peu sur lui-même », et surtout « L’incruste », fosse des Mariannes de l’année 2011 ayant occasionné par ricochet la toute première chronique muette de l’histoire de l’Abcdr.

14 février. Saint-Valentin. Fête exclusive donc excluante – demandez aux célibataires à la paume endurcie –, comme peut l’être celle des mères pour un orphelin ou celle des pères pour un ex-queutard déchu, les bourses réduites à des Kit Kat Balls et le cœur « gros comme le parapluie », pour reprendre une comparaison de Lalcko. Fidèle au cocktail riche en chibres de 15 août et 31 décembre, ce troisième volet sent bon la Banane mais toujours pas la fraise Tagada. « L’ère adulte », le premier extrait clippé – par Tcho, once again –, est peuplé de vaginettes et de phallus sur pattes, les modèles humains étant à peine moins pathétiques que les versions Toys « R » Us. S’y télescopent les univers de Caro et Jeunet, du Freaks de Tod Browning et de la scène du repas dans la diligence en ouverture d’ Il était une fois la révolution… Il y a quelque chose d’irrémédiablement fêlé dans le monde vu par Vîrus. Une planète terre vue du fiel, avec toujours ce soupçon d’encre caustique et cette impression de puiser ses figures de style au fin fond d’un sac de Scrabble – un jeu de lettres pour des jeux de maux, décalage constant entre ce que l’oreille capte et ce que l’oeil déchiffrera plus tard : « Toi tu crois être en âge, j’ai vu que d’la sueur ».

Les eighties et le mythe « la famille Douceur, c’est la famille du bonheur » ? Passés par pertes et profits, mis sous cloche et conduits à la déchetterie : « J’te souhaite une bonne soirée à parler de vos assureurs, sans même plus remarquer qu’elle a coupé ses tifs – votre histoire, c’est un véritable contraceptif… Les regrets mettent du temps en jouant les Don Juan, propose entrée-plat-dessert, j’téléphonerai en mangeant. » Le tout est lâché l’air de rien, sur fond d’une prod qui n’est pas sans rappeler le générique de Kung Fu, avec David  » Petit Scarabée » Carradine – un acteur dont la fin peu glorieuse aurait pu à elle seule constituer le quatrième couplet du morceau… Une illustration comme une autre d’une pochette inconfortable, mélange de monoï, de moustiquaires et de vaseline, mettant aux prises deux couples en goguette que tout semble unir, sauf l’amour.

Si le titre suivant, « Attacher son prochain », s’affaisse quelque peu sur ses appuis malgré de jolies trouvailles (« J’préfère pas être là dans mes moments d’absence », « Méfiant depuis que ce gaucher m’a mis une droite ») et une prod élaborée dans un chenil mexicain, il faut lui reconnaître un mérite. Celui d’avoir l’intelligence d’anticiper le reproche numero uno qui pend au nez de l’auteur, à savoir que l’essentiel de son œuvre consisterait à sortir la sécateuse pour son contemporain, et seulement pour son contemporain. Le quotidien à la dérive que décrit Vîrus, il en est d’abord acteur avant d’en être spectateur, et ce morceau le rappelle plus frontalement encore que les précédents. D’où l’empathie et la tendresse désespérées qui émanent de ces quelques poèmes, authentiques fleurs du mâle désenchanté. A l’instar du « Marin » d’Alain Souchon qui « voulait Molène en mer d’Iroise, les ancres rouillées, les baleines, la belle turquoise, les coffres oubliés » et qui devait se contenter de se promener « en Seine-et-Oise dans sa Simca rouillée », Vîrus « chante sa peine bleue marine, la bouche sèche ; le bleu qu’il met dans sa vodka, ça lui rappelle tous les ‘J’aurais-dû’ ‘Y’avait-qu’à’, La Rochelle… » Le vaisseau tangue et fuit de toutes parts, mais la vigie reste à son poste. C’est son rôle.

Un mot sur « Nouvelles du fond » et « Période d’essai », les pistes 3 et 4. A ce stade de la trilogie, l’auditeur qui suit ce MC depuis ses débuts avec Shlas en 2005 et ses sets avec Bachir pourrait croire que le jéroboam d’inspiration est à sec, qu’il va s’essouffler… Méfiance. « Je n’aspire qu’à des histoires de culs et de bites, à des histoires d’Ass&Dick ». Les compétiteurs et les géostratèges savent que c’est dans la gestion des creux que se mesure le potentiel d’un boss, et que c’est parce qu’elle a su se replier un temps que la République populaire de Chine marche aujourd’hui sur le monde en souriant… L’hallali commence doucement. Quelques gouttes de piano, un kit de batterie aux faux airs de machine à écrire. Ambiance Darren Aronofsky, Clint Mansell et Kronos Quartet. Le reste ? Le reste appartient à l’histoire avec une petite hache. « Hier soir, j’ai tiré quelques coups de feutre… Comment veux-tu qu’on s’émancipe en s’aimant si peu ? Que les mises à l’épreuve font répleu, qu’les élèves du LEP sont surnommés les lépreux… » Et ainsi de suite jusqu’à la stupéfaction finale d’une outro aux allures de confessionnal – confessionnal qu’un enfant de choeur quitterait avec les doigts croisés dans le dos.

Le pire vœu à formuler à un Vîrus est de proliférer. Le bonhomme n’étant pas né de la dernière poulie, il devrait vite rebondir. Annoncée pour la rentrée 2011, la suite de ses aventures est d’ailleurs tirée d’une rime de la trilogie. Il s’agit d’une rétrospective des trois EP’s en digipack. Elle s’intitule Le choix dans la date. Combien passeront à côté de l’astuce ? On n’est jamais très fort pour ce calcul – et celle-ci, c’est cadeau.

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