Vîrus
Huis-Clos
Il fallait des cojones en kevlar pour maintenir une sortie physique sous le soleil noir de ce vain novembre. Trois semaines s’étaient écoulées depuis la tournée générale de haïkus-saudade coupés au béton figé, servie par les rémittents sentimentaux de PNL et leur hype en slow (é)motion de descendants gominés de Sun Tzu. Sept petits jours avaient eu lieu également depuis le rappel douloureux et brutal d’un pan de monde – le nôtre –, longtemps prospère sous serre, à deux réalités cruelles : ne pas être universellement perçu comme étant l’incarnation du camp du Bien, et glisser peu à peu du statut de Roi de pique à celui de Deux de trèfle dans la complexe et meurtrière partie de poker-menteur à laquelle se livrent, de sources bien informées, les grandes impuissances de ce début de siècle. Le plan promo était à l’eau ou à revoir – en fait il était déjà tout vu. Leçons qui mettent la pression, désaccords de principe et clés de sol anglées comme des clés de coude, nous retrouvons Vîrus là où nous l’avions laissé en juin 2013 : à califourchon sur un cratère.
Ultime morceau de Faire-Part, « Des fins… » levait à l’époque et pour la première fois un coin de voile sur une falaise d’Acapulco maison – sa mer de l’Intranquillité à lui, ou la face cachée de la Lune intime d’un auteur déjà vertigineux. « Une question perdure : est-ce qu’on souffre plus de ce qu’on n’a pas connu ou bien de ce qu’on a perdu ? » Récit codé, autobiographique ? La question brûlait les lèvres comme un mégot de soldat congolais sous le pagne d’une récalcitrante. Quel lourd secret fondateur cachait ce trop-plein de vide ? Ces tutoiements sans réponse ? Cette apostrophe-pivot, ce charnier-charnière ? Ces points de côté, de suture, de suspension ? « T’sais, si j’avais voulu expliciter, j’aurais explicité » éludait récemment l’intéressé autour d’un café, l’œil vif et le regard au reflet sans tain.
« Que ce miroir baisse les yeux… » Novembre 2015. En deux disques dont quatre dragées inédites – ses 17ème, 18ème, 19ème et 20ème depuis l’élévation quatre à quatre, il y a quatre ans, de son accent si complexe –, le marin au dos d’ours reprend son quart là où il avait jeté l’encrier. Exit les apartés du côté notamment de l’Asocial Club, le package relie à deux années d’intervalle les huit derniers éclats en date d’une carrière solo d’assassin. Si les quatre titres de Faire-Part assurent le liant avec son œuvre antérieure – et offrent une porte d’entrée bienvenue au primo accédant à cet univers méconnu –, « Bonne Nouvelle », le premier morceau de Huis Clos, est un leurre ponctuel. En phase avec une pochette et un livret au flou toujours plus autistique, le morceau ne change pas son auteur en « hippie MC ». Il fait au contraire référence à une institution locale : la maison d’arrêt éponyme de Rouen. En 2008, Vîrus avait poétisé son expérience de l’incarcération le temps d’un « Case départ » bourré d’autodérision – « À contresens du mistral, je croyais aux tours de magie jusqu’à ce que je croise un magistrat. » –, prenant le contrepied du piédestal doloriste que le rap en français proposait jusqu’alors à ce thème depuis « Le maton te guette » jusqu’à « La lettre ». En 2012, son freestyle « 53122 » mettait « Bonne Nouvelle » sur les rails l’instant de quelques pures lignes de kicks. Aujourd’hui c’est moins la veine lacrymale que l’aspect si sec et si circulaire de ces séjours où « tout ne tient qu’à un yo-yo » que son stylo-pilon entend creuser. « Avant, ça allait à peu près, je vivais seulement en marge, puis je me suis mis à compter le nombre de carreaux qu’il y a sur ce carrelage… » S’ouvrant sur des bruitages explicites piochés dans la bande son du film Le trou de Jacques Becker (1960) – « Et oui, même les bruitages arrivent de l’arrière, les gars ! » confie-t-il, amusé – et tapissée pendant 4’36 du mantra « T’es là pour quoi ? », sa drone musique lyricale se tient à cet instant encore à la rampe. Mais pour combien de temps ?
L’étau se mesure aux misères étalées entre fausses pistes et vrai je. « Chez nous on vivait sous scellés, chaque fois qu’on croyait entendre frapper, c’était toujours la télé… » (« Bonne Nouvelle »). « Arrêter de boire, chez moi, c’est se faire rayer du livret de famille » (« Marquis de Florimont »)… Porté par les instrus de plus en plus mentales du fidèle Banane – dont l’accompagnement spectral façon Cliff Martinez ou Trent Reznor relève désormais davantage de la bande originale d’un David Fincher que de la simple prod –, Vîrus écrase sa route comme le pneu du film Rubber. L’absence d’invités ? Quelque part, ça vaut mieux pour eux, pour qui croit en l’adage énoncé au printemps dernier par Hakan le Grand de L’Animalerie – « Si t’existais pas, comment je saurais que je suis bon, mec ? »
Au fond, de quoi nous parle Le Grand Bavardage contemporain ? De « Filles, flics et descentes » façon FF il y a quinze ans ? De « créneaux dans leurs vagins » façon Kaaris plus récemment ? D’une actu alitée ? Tout ceci a été commenté, épluché, documenté. Acclamé, encaissé puis oublié. D’autres questions se font alors jour. Que tait cette logorrhée ininterrompue ? Que retenir de ses trop rares silences ? Au-delà encore, la traditionnelle grille séparant les émetteurs des récepteurs est-elle encore pertinente face à une génération plus mateuse que réceptive ? C’est adossé à cette somme d’interrogations que Vîrus, « endormi comme un briquet », couche ses lignes obliques puis les remet d’équerre à grands coups de droites et de gouache, « à l’ombre d’un contre-jour dans quelques neuf mètres carrés qui donnent sur la cour… Et un mur de briques rouges, et un mur de briques rouges, et un mur de briques rouges… » L’addiction à la tise, ses élans et ses rechutes, avaient-ils déjà été distillés aussi finement (« Marquis de Florimont »), huit mesures à la coule, huit mesures à l’alcool ? Une promenade en solo dans une galerie des glaces avait-elle déjà généré un questionnement aussi labyrinthique (« Reflection Eternal ») ? Et que dire de l’entrée démente dans l’ultime morceau, dont le titre (« Navarre (Self Madman) ») et le sous-texte hypnotique (« Je suis normal », ad lib) renvoient à un établissement psychiatrique de sa région : « Quel accueil de merde ! Rien pour accrocher ses troubles mentaux… Après mon départ, vérifiez qu’il manque pas un marteau. Tantôt certains t’enterrent, tantôt certains tentèrent, si je m’en tire, que l’avenir fasse de moi un mytho… Pour l’instant j’aime pas mes textes parce que je les vis trop. Que pense l’hirondelle d’un string qui dépasse du Levi Strauss ?(…) »
Au commencement était le verbeux. Ou peut-être les verres, ou peut-être les bleus. Plus Vîrus se (dé)livre – « Que je vous noue importe plus que ce que je nous voue » –, plus les plombs fondent ou sautent les uns après les autres. Les pépites dormaient ? Elles se changent en ponts, ces ponts dont les piliers se découvrent à mesure que les quatre planches qui les enserraient mettent les voiles. 15 Août, 31 Décembre, 14 Février : un Choix dans la date, un Faire-Part, un Huis Clos. Le cap est cohérent, « propose blockhaus et holocaustes low cost ». La cellule apparaît familière, familiale. Le futur, intérieur. Le comprendre peut prendre une vie. L’accepter, un instant. La paix reste une voie étroite bordée d’ornières et de cactus. S’y engager, c’est ouvrir l’œil, l’ouïe et l’huis. Dépasser ses propres grimaces pour atteindre la lumière – retrouver le sol in rictus.
Pas de commentaire