Chronique

Isha
La Vie augmente, Vol.2

Zone51/ A.R.E MUSIC/ Parlophone - 2018

Photographie en page d’accueil : Jali

La vie augmente, Vol. 1 s’ouvrait par un titre crûment autobiographique, qui frappait par sa sincérité, presque impudique. Dès la cover, le volume 2 annonce pourtant encore plus de dépouillement : une descente au -1, à l’os sous la chair. Rien de balourd, car les choses sont dites au scalpel, par entailles successives. De grands traits de surin, tendres et violents, qui creusent un projet à vif, aux formes diverses, mais toujours orienté vers le même cap : l’augmentation vitale, l’élévation matérielle et morale.

« Justifié », le morceau introductif, n’est pas le récit linéaire d’un épisode de la vie d’Isha. Le rappeur bruxellois préfère lancer, avec une désinvolture grave, des ombres au visage de ses auditeurs. Par salves, certains thèmes que l’on retrouve tout au long du projet prennent forme : le Congo, la mort, la relation aux parents, la culpabilité, la vie de quartier. À chaque fois, l’épaisseur d’un passé qui pèse encore de tout son poids sur l’échine du rappeur, en témoigne, en arrière-fond, son souffle rauque sur un beat cardiaque signé Eazy Dew.

Isha (qui s’est appelé Psmaker) est un rappeur du cœur, avec les incohérences que cela implique. Ses contradictions sont précisément la marque de sa sincérité, lorsqu’il est tantôt pur amour, tantôt solitaire aguerri : « y a qu’dans ma bulle qu’il n’y a pas de limites / un monde où il n’y a pas âme qui vive. » Le rappeur fourmille de paradoxes. L’écouter, c’est contempler une flaque qui oscille entre l’apaisement (noir mat, pétrole) et l’agitation la plus vive (noir animal, tropical). « Chez nous on s’énerve très vite. » Rien de misanthrope cependant. Le Belge s’adresse à ses frères humains, et il y a même quelque chose de christique dans la manière dont il sonde les âmes de ceux qu’il croise : « J’peux parler avec des thugs, j’peux parler avec des moines / mais je ressens leur peur, my nigga, je ressens leurs battements. » On l’imagine volontiers agenouillé devant une pieta de l’Église Saint Gilles, en face du « paradis des cœurs de pierre », entre deux canettes broyées sur le parvis. Peut-être les stigmates laissés par un père théologien.

Le ton n’est jamais larmoyant pour autant, car Isha est doté d’un recul qui lui donne parfois des airs de prophète désabusé. « T’as beau pleurer j’m’en branle / Je t’aime mais j’ai pas d’papillons dans l’ventre. » Les pieds sévèrement ancrés dans la rue, mais avec des jambes comme des grues. L’effet de réel est encore plus saisissant, tant la moindre anecdote (« J’prends Paris-Bruxelles sur BlaBlaCar et j’fais la route avec Babacar ») permet de faire surgir, en creux, la silhouette du rappeur. Il se livre par miettes. Ainsi, tout le projet revêt un caractère profondément introspectif, mais de manière presque anodine. Lorsque Isha se confesse, c’est en passant, sans s’attarder.

L’ambiance musicale (largement concoctée par Eazy Dew et le Belge BBL) de La vie augmente, Vol. 2 n’y est d’ailleurs pas pour rien. La forme a changé, elle aussi. Les flows sont plus mélodieux, parfois chantants, à la limite de la variété. On sent l’envie de faire exploser les cadres chez le jeune vétéran Isha, qui s’émancipe tout naturellement d’un genre musical qu’il arpente depuis longtemps. Il aime d’ailleurs s’entourer de la jeune garde du rap francophone (Green Montana, Caba et Jean Jass, Georgio…), en témoigne le banger « Tosma » featuring Caba et JeanJass.

À la première écoute, on pourrait ainsi croire qu’Isha s’est apaisé (parce que la vie a augmenté ?). En réalité, le frigo américain n’a pas dissipé les terreurs nocturnes et les visions de « soldats qui jouent au football avec la tête de l’ennemi » lorsque les paupières se ferment. Le propos n’est jamais aussi brutal que lorsque les traces de traumas ont des apparences légères. Une violence simple, dépouillée, honnête, sage. Isha pleure, « coule des rivières », mais on distingue encore, à la surface, deux yeux blancs sous des sourcils froncés. Sans en rajouter, avec la hauteur et la justesse de celui qui n’a pas besoin de faire semblant.

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1 commentaire

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  • Nicolas,

    Merci pour la chronique qui m’a donné envie d’écouter l’album !