Chronique

Emanon
The Waiting Room

Shaman Work / Nocturne - 2005

Premier LP du groupe californien, The Waiting Room est l’occasion de présenter Emanon à un public plus large que leur EP Anon & On, sorti en 2002 dans la série Earplug de chez Ill Boogie. Emanon, anagramme de « No name » en hommage à un morceau de Dizzy Gillespie, se compose du tandem hip-hop par excellence : Aloe Blacc le MC, Exile le DJ/producteur. Le groupe revendique la filiation Native Tongue, et des affinités avec des groupes comme Slum Village. The Waiting Room devrait plaire aux amateurs d’un rap inventif et mélodique (Exile et Aloe Blacc ont une formation de musiciens). L’atmosphère musicale fait parfois penser à la galaxie ABB Records ou à celle de J. Rawls, tout en dégageant un style propre. Aucun featuring : Emanon suit sa propre voie.

Exile est un très bon producteur. Influences ? Jazz. Ses compositions sont toujours léchées et subtiles, et leur qualité constante malgré leur variété. Avec des boucles de piano et de guitare, ici de flûte et là de xylophone, il agence ses samples avec richesse et originalité. Le LP débute par un ‘Count your Blessing’ festif qui recycle un riddim usé jusqu’à la corde ? Oui, mais avec une batterie à contretemps qui y injecte un léger décalage rythmique. Et juste derrière, ‘The Words’ prend l’auditeur à contre-pied avec un arrangement de cordes au parfum mélancolique. Détail représentatif du travail d’Exile : pendant le refrain, un jeu sur les panoramiques y fait passer le sample de gauche à droite et inversement. Joli morceau, qui s’achève sur un troisième couplet plus rugueux, malheureusement interrompu. ‘6 Million Ways’ atteint la perfection. Le sens du récit assuré de Aloe Blacc y est magnifiquement mis en valeur par quelques notes de piano cristallines, relevées de scratchs abrasifs (pourquoi ne fait-il pas ça plus souvent ?).

Aloe Blacc est un très bon MC. Tendances ? Intellectuelles. Sa palette de styles est large, mais son flow toujours précis, comme sur le sinusoïdal ‘Make music’. Ce qui lui permet d’alterner un rapping tantôt incisif, tantôt intimiste, qui se lance autant dans la raillerie des wacks (‘Pseudo’) que dans la love song (‘More than you know’). A l’aise dans la narration, dans la dénonciation comme dans la ballade, il accompagne parfaitement les tonalités en demi-teintes de son collègue (‘The Waiting Room’). Il se permet quelques exercices de style, dont un ‘A Story’ moyennement convaincant mais méritoire. L’aisance d’Aloe Blacc sert aussi une écriture nettement au-dessus de la mêlée. ‘Politician’ en est le meilleur exemple : se mettant un moment dans la peau d’un politicard cynique résolvant la pauvreté par l’homicide de masse, le rappeur envoie une petite carte postale sociale cinglante made in USA. (Le morceau est d’ailleurs précédé du montage amusant d’un discours mongoloïde de Bush.)

Un ou deux faux-pas empêchent quand même The Waiting Room d’atteindre les sommets, surtout en comparaison avec d’anciens morceaux du groupe. Plus que sur leurs sorties précédentes, Emanon fait montre d’un goût excessif pour les refrains chantés. Mais le problème va au-delà. Constituant à elle seule certains tracks, la chansonnette envahissante d’Aloe Blacc plombe un peu le LP sur la longueur. Ça donne des intermèdes qui sont parfois, disons, « rafraîchissants », mais au détriment de l’équilibre de l’ensemble. ‘Farewell’ est un modèle d’arrangement : on regrette d’autant plus qu’Aloe Blacc n’y rappe pas…

The Waiting Room reste quand même une œuvre hautement recommandable. La pochette dit beaucoup : pas du rap de hustlers, ni du rap d’énervés. Elle rappelle plutôt Daily Operation ou The Main Ingredient — mais en plus coloré. L’album ressemble à ça. Accueillant déjà les Spice Herbs de MF Doom et ayant récemment réussi à aguicher C.L Smooth, Shaman Work a recruté en Emanon une équipe de choix. Et même sans doute l’un des duos les plus doués et les plus ingénieux du rap actuel.

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