Chronique

The Roots
The Tipping Point

Okayplayer/Geffen - 2004

Six albums enregistrés en studio, un excellent opus live confirmant la brillante réputation scénique du groupe, et une identité musicale singulière et novatrice ont permis aux Roots de récolter un certain succès commercial et le respect d’un public relativement large. Au contraire de certaines figures mythiques du rap, victimes de l’érosion du temps et de compromis peu judicieux, le groupe de Philadelphie a su perdurer, et ce, en dépit des départs successifs de Rahzel, de l’excellent Malik B., ou plus récemment de Scratch le bien-nommé ou du bassiste Ben Kenney. Seuls les plus ardents révisionnistes et autres pseudo-illuminés élevés au off-beat oseront remettre en cause cet état de fait.

Autoproclamé légendaire et fort d’une maturité certaine et affirmée, le collectif construit autour de Black Thought et ?uestlove apparaît aujourd’hui plus que jamais désireux de se frayer son propre chemin, sans se laisser porter par la facilité et les tendances éphémères. Explication en trois étapes.

Okayplayer Records. Première confirmation.

Au départ simple agence multimédia, Okayplayer réalise les sites Internet d’artistes triés sur le volet (Common, Mos Def, Talib Kweli, Jean Grae,…). Une véritable communauté, établie autour d’aspirations communes, se met alors peu à peu en place. Déjà investi au sein d’Okayplayer, ?uestlove décide alors de fonder un véritable label musical, capitalisant sur les acquis et l’identité du nouveau-né. La compilation Okayplayer : True Notes vol.1 voit ainsi le jour en juin 2004. Elle rassemble différents artistes relativement proches de Ahmir « ?uestlove » Thompson, notamment les Little Brother, Blackalicious, Jean Grae, Dilated People, Hieroglyphics…

« Don’t say nuthin' ». La remise en question.

La sortie sur ce même label, quelques semaines plus tard, du nouveau long format du groupe de Philadelphie, ne constitue aucunement une surprise. La véritable surprise vient plutôt du morceau unique de ce maxi 12″. ‘Don’t say nuthin’ déçoit, la faute à une production pour le moins indigeste – signée Scott Storch. Une tendance étrangement liée à la création du label Okayplayer et absolument inédite pour un groupe toujours prompt à vilipender les clichés et autres imageries éloignées de la réalité (comme sur le grinçant ‘What they do’, sur Iladelph Halflife). Si Black Thought sauve le morceau du fiasco, rimant avec une éternelle énergie, cet avant-goût soulève un certain nombre de questions quant aux intentions des Roots. La réponse est attendue et apportée le 13 juillet avec la sortie de ce nouvel album.

The Tipping Point. La mise au point.

Après cet étrange apéritif au goût amer et un dernier album, Phrenology, aux relents pop, The Tipping Point aurait pu être l’album du déclin, celui du compromis et du revirement plus ou moins (bien) justifié et contrôlé. Autant l’annoncer d’emblée, il n’en est rien. Loin de là. The Tipping Point est un très bon album, celui du retour aux sources et aux inspirations Soul à l’origine de la richesse musicale du groupe. ‘Star’, point de départ de cet album, donne symboliquement le ton. Reprenant le légendaire ‘Everybody is a star’ de Sly and the family Stone et soutenu par les percussions sourdes de ?uestlove auxquels sont venus se greffer des crissements de vinyle, il met d’emblée les choses au point. Black Thought délivre une performance de premier choix, un emceeing abouti rappelant les sommets atteints par Do you want more ?!!!??!. Soutenu par plusieurs invités, dont la brillante Jean Grae, indéniablement candidate au podium des meilleurs MCs du moment, et Mac Dub, proche de ?uestlove, sur l’excellent ‘Somebody’s gotta do it’, Black Thought réussit à varier rythmes et thèmes, non sans un certain brio.

Parfois critique sur la réalité politique et sociale américaine (‘Guns are drawn’), l’industrie musicale et le rap de supermarché (‘Somebody’s gotta do it’), mais surtout régulièrement actif sur le terrain de l’égotrip et du name dropping. Et si Black Thought n’est définitivement pas le meilleur des lyricistes, sa prestation technique s’avère indéniablement impressionnante. ‘Web’ musicalement extrêmement minimaliste, fait ainsi figure de démonstration brute et brillante de emceeing. Aucun refrain, un débit ininterrompu, pour un morceau n’allant pas sans rappeler ‘Thought @ work’ (Phrenology). Enfin, celui que l’état civil reconnaît sous le nom de Tariq Trotter, livre une prestation étonnante sur ‘Boom’ où il imite le phrasé et l’élocution de deux des plus grands MCs des vingt-dernières années, Big Daddy Kane (dans son second couplet), puis Kool G Rap (dernier couplet.) Bluffant.

En plus de l’excellent ‘Star’ et de ‘Somebody’s gotta do it’, déjà évoqués précédemment, on retient le bien nommé et addictif ‘Stay cool’ basé sur un sample du trompettiste Al Hirt, déjà utilisé par De La Soul sur ‘Ego Trippin’ (pt.2)’ (Bulhoone mind state), et la très longue conclusion ‘Why’, rythmée par la basse de Leonard « Hub » Hubbard et les claviers de Kamal Gray.

Concis, dénué de tout artifice, musicalement cohérent et indéniablement efficace, The Tipping Point s’inscrit justement dans la discographie (quasi-)sans faille des Roots. Un album en forme de retour aux sources pour un groupe jamais dans la tendance mais (très) régulièrement dans la bonne direction. Got props over here.

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