Chronique

The Goats
Tricks of the Shade

Columbia/Ruffhouse - 1992

L’univers des mythes hip-hop se divise en deux catégories. Ceux qui se sont construits sur la durée : résistance à l’adversité, aux modes, à la reproduction. Et puis les autres : des entreprises prometteuses mais éphémères, des aventures collectives malheureusement parties en sucettes – mais qui laissent derrière elles la trace qui fera la légende. Dans cette catégorie, difficile de trouver mieux que les regrettés camarades de The Goats, et leur offensive sonore contre les ruses de l’ombre de l’Oncle S(c)am.

Tricks of the Shade est un album radicalement hors normes, qui déjoue les classifications et les stéréotypes ordinaires. D’autant plus méconnu des uns et apprécié des autres qu’il n’a guère d’équivalent, son originalité l’a desservi auprès des « puristes ». Notoriété intense mais restreinte. Le groupe réunit pour l’heure trois rappeurs (Madd, Swayzack et OaTie Kato, également co-producteur), appuyés en studio comme sur scène par plusieurs instruments (basse, batterie, guitare, clavier), des poussées cuivrées sur plusieurs morceaux, et des platines qui servent pour de vrai. En provenance de Philadelphie, ils signent chez Ruffhouse, où ils travaillent sous l’égide de Joe « The Butcher » Nicolo, producteur principal connu pour son travail avec Cypress Hill. Le LP sort en 1992, et une décennie après, l’écoute procure un curieux effet d’éternel retour.

C’est en effet une sévère charge sonore contre Bush Senior et l’offensive en Irak première du nom, et plus largement un gros crachat à la gueule du land of the free, home of the brave hérité d’un Christophe Colomb dénoncé ici comme un second Hitler. Une société dans laquelle le racisme est enraciné au plus profond, et dont les inégalités de classe sont renforcés par la politique de dissolution des lambeaux du Welfare State. On sent les gars de classe moyenne qui ont lu des livres, des mécréants ingrats qui ne remercient même pas Dieu dans le livret, mais plutôt Noam Chomsky et l’historien critique Howard Zinn. Un livret qui se termine d’ailleurs par “MORAL : Don’t vote for fascists such as Clinton, Bush, Reagan, or any Republican… Thank you”. De nombreux interludes – amusants au début, vite pénibles ensuite – narrent les aventures de Hangerhead et Chickenlittle dans les méandres du Freak Show de l’Amerikkke. Ce n’est pas toujours extrêmement subtil, donc, mais il faut savoir choisir son camp.

Les morceaux d’entrée et de fin symbolisent bien l’esprit général, avec le guerrier et bondissant ‘Typical American’, et l’énervé ‘Burn the Flag’. La texture musicale de l’ensemble, si elle fait la part belle à la basse, est extrêmement variée, bourrée de samples et de bruits divers, de pauses et de ruptures – le tout sur une moyenne de BPM sensiblement élevée. L’accent est parfois mis sur le versant politique (sur ‘RU Down Wit Da Goats’ : “If the CIA’s got a blacklist, well sign me right on up”), parfois moins (le festif ‘Cumin’ in ya ear’, ou le bien nommé ‘Got Kinda Hi’, qui célèbre les joies cannabiques), toujours sur le mode de l’humour cinglant plutôt que du moralisme pédago. Ainsi le titre ‘Wrong Pot 2 Piss In’, ou cette phase de ‘Do The Digs Dug ?’, et son échantillon dérivé de « Mission Impossible » à l’appui du phrasé du rappeur Madd :

Georges…, ya don’t pay attention, put down the golf clubs and stop takin’ away the pensions, Whatcha ma call it ? The Emancipation Procla… somethin’ ?/ It doesn’t mean a thing ‘cause back then I wasn’t nothing, jJust one third of, what’s that word, hum, human.”

… Diatribes politiques et délires personnels ne se partagent pas les morceaux ; ils coexistent continuellement et indissociablement au cours des couplets. Du côté le plus hargneux, le morceau qui donne son nom a l’album est pourvu d’un sample aigu particulièrement pénible à l’oreille (du genre qui vrille les tympans jusqu’au fond) qui ne gâche pas l’excellent troisième couplet, tandis que le classique et efficace ‘TV Cops ‘dénonce le racisme et la brutalité policières. Quand les Goats relâchent la pression, ça donne le son chaud et plus intimiste de ‘Aaah D Yaaa’ – ou comment faire du groove sans faire de la soupe malgré la douce voix du refrain –, ou le très bon ‘Whatcha Got is Whacha Gettin’, porté par un riff de guitare. Il faut faire une place particulière à l’excellent ‘Hip-Hopola’, le genre de morceaux qui peut s’écouter cinquante fois dans la journée. Une intro de 40 secondes, avec voix samplée, puis cuivres et piano mis en avant ; break de batterie sur le kick du rappeur, un son discret de guitare à gauche sur quatre mesures ; puis scratch à droite sur les quatre suivantes ; retour de la batterie. C’est absolument parfait. Le reste du morceau, qui s’achève sur le saxophone, est d’une densité supérieure à des albums entiers, voire à six mois de sortie discographique…

Les Goats payent leur tribut à l’histoire du hip-hop, en s’offrant ici et là des imitations revendiquées, avec des rimes « à la » De La Soul, Cypress Hill ou Organized Konfusion. Il est clair cependant qu’ils restent à part, et que s’ils partagent avec des noms comme Michaël Franti ou Dead Prez le privilège d’avoir gravité dans les marges, ils conservent sur cet album un privilège ultime, qui déborde la simple adéquation entre des textes incisifs (comportant pas mal de références inaccessibles au non-yankee) et des productions riches (et même luxueuses) : celui d’avoir développé un son irréductible, immédiatement identifiable sans risque de méprise. C’est la raison pour laquelle l’image quelquefois évoquée d’un croisement entre Public Enemy et De La Soul est trop réductrice : le groupe ne ressemble ni aux uns, ni aux autres. Certes, en termes de flow les rappeurs de The Goats ne sont probablement pas les techniciens du siècle, certes, ils n’ont pas les grains de voix les plus accrocheurs. Peu importe, car l’intérêt de ce grand album qu’est Tricks of the Shade réside ailleurs : dans sa capacité à produire de l’intensité chez l’auditeur.

Quelques années plus tard, en désaccord avec le chemin pris par les autres membres du groupe, OaTie quitte le navire. « First spliff of the day is the best one » balance Swayzack sur le second LP, confirmant que le chemin en question consistait vraisemblablement à se défoncer le plus souvent possible comme activité principale. No Goats, no Glory, sans être déshonorant, n’a plus la classe de son prédécesseur. Réécouter celui-ci n’en prend que plus de valeur.

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