Cannibal Ox
The Cold Vein
Quand il tournait 2001 : L’Odyssée de l’espace il y a quarante-cinq ans de cela, Kubrick était-il conscient du tournant qu’allait représenter son film ? Pour l’industrie cinématographique, l’héritage laissé est immense. Difficile aujourd’hui d’imaginer ne serait-ce que les sagas Star Wars ou Alien sans les divagations spatiales de HAL et David Bowman. Mais dans toute sa démesure, ce chef-d’œuvre du septième art influencera bien au-delà de son propre genre. Et surtout, il est la preuve que toute réalisation peut être aussi avant-gardiste que définitive. D’après les mots de Ridley Scott : « After 2001 : A Space Odyssey, Science Fiction is dead« .
Amusante coïncidence que cette correspondance entre l’année de sortie du premier – et dernier à ce jour – album de Cannibal Ox et le titre du film de Kubrick. D’autant que les deux objets ont aussi d’autres choses en commun. Tous deux par exemple sont construits sur une opposition. De la même manière que 2001 passait de la description (pré)historique à la projection fictionnelle, The Cold Vein passe constamment du réalisme urbain le plus cru au fantastique le plus abstrait. « My shell, mechanical found ghost, but my ghetto is animal found toast« . Le contraste de ces premiers mots entendus dans « Iron Galaxy » résonnera sur chacune des pistes suivantes.
New York est donc le premier versant du disque, et la peinture qui en est faite est sans concession. Bouffée par les vers et pourrie jusqu’au trognon, la Grosse Pomme est dangereusement avariée. Pigeons atrophiés et chats à neuf millimètres vivotent dans un décor apocalyptique grisâtre et froid. Du début à la fin, Vast Aire et Vordul Mega s’acharneront à montrer la tristesse de l’environnement et la manière dont celle-ci influe négativement sur les individus. Pour rester dans un registre cinématographique, difficile de faire l’impasse sur quelques références filmiques qui donnent consistance à ce discours. American Beauty est cité dans le superbe « The F-Word », l’un des rares morceaux de rap à évoquer – brillamment – le sujet épineux de la « friendzone » entre un homme et une femme. Requiem for a Dream trouve logiquement sa place dans le vaporeux « Painkillers », en écho à l’histoire de cet homme qui « priait devant des WC en porcelaine ». Blade Runner ferme judicieusement la marche grâce à un sample qui servira d’introduction à l’épique « Scream Phœnix », morceau caché pour une renaissance nécessaire et évolution finale vers un autre niveau.
Le second versant est probablement trop étendu pour en définir le terrain avec précision. Il tient davantage de la philosophie, d’une manière différente de voir les choses. Puisant dans les registres psychologique (les références à Freud sont nombreuses, sans oublier le démentiel « My mother said ‘You sucked my pussy when you came out, don’t ever talk back, I handed your life and I’ll snatch it back‘ »), religieux (The Nation of Gods and Earth est régulièrement évoquée) voire mythologique (« Battle for Asgard »), les écrits des deux MC’s se montrent d’une richesse infinie. Ces touches diverses qui s’entrechoquent au sein de la fresque new-yorkaise précédemment citée définissent un univers unique en son genre. Si des artistes comme Company Flow ou Jedi Mind Tricks ont ouvert la voie aux lyrics multi-référentiels et autres délires psycho-socio-spatiaux, il est difficile de trouver une réelle ascendance à l’esthétique de The Cold Vein. Sur chaque morceau, le contraste entre la crudité du propos et l’épaisseur de son développement amène le sujet dans une nouvelle dimension : il n’est plus réfléchi mais interprété et réinterprété. Le diptyque « Pigeon » et « Scream Phœnix », par exemple, joue avec une extrême habileté des métaphores animales pour décrire avec une précision fascinante les habitants de New York et l’état miséreux de la ville. Dans « Raspberry Fields », ce qui s’apparentait à un simple egotrip devient la réduction en charpie de toute matière organique détentrice d’un mic, d’autant plus impressionnante qu’elle se permet de le faire aux dépens de conventions qu’on croyait essentielles. Et celles-ci ne seront pas davantage respectées dans la partie musicale de l’album.
Indescriptibles, les instrumentaux de The Cold Vein semblent sortir tout droit du laboratoire expérimental d’un savant fou. En l’occurrence il s’agit d’El-P, producteur exclusif du disque qui livre l’une de ses compositions les plus abouties. Déjà bien échauffé par les expériences de Funcrusher Plus, le membre de Company Flow bâtit un édifice musical en constante évolution (écouter l’envolée grandiose de « Iron Galaxy » après une minute trente) qui n’a aucun équivalent. Pour le coup très éloignée de la pureté cristalline de « Also sprach Zarathustra » – poème symphonique composé par Richard Strauss dont le prologue sera rendu célèbre par son utilisation dans le film de Kubrick – la partition est glaciale, rugueuse et surtout d’une densité étouffante. Les machines d’El-Producto agissent comme un trou noir. Méconnaissables, les samples renaissent de leurs cendres pour former autant de sons distordus et de raclements anxiogènes, appartenant tantôt à l’élément terrestre, tantôt à l’élément aérien. « Straight off the D.I.C. » par exemple fait volontiers penser à une espèce de vortex spatial incontrôlable, quand « Vein » évoque davantage un labyrinthe souterrain truffé de poches gazeuses prêtes à exploser. Omniprésente, cette dualité élémentaire air/terre se retrouve jusque dans les flows, éthéré pour Vast Aire et caverneux pour Vordul Mega. D’une homogénéité impressionnante, l’ensemble a l’aspect d’un gigantesque et incassable monolithe métallique, brûlé par le froid, enfoncé profondément dans le sol et tutoyant les cieux les plus élevés.
Des ruelles insalubres de Harlem jusqu’aux confins de la galaxie, l’épopée cosmique contée par Cannibal Ox est une nébuleuse qui dépasse tous les codes établis. Un astéroïde garni de galeries rocheuses qui virevolte, insaisissable, inarrêtable, dans l’espace intersidéral et son infini. On disait 2001 avant-gardiste et définitif. Preuve en est que près d’un demi-siècle plus tard, personne n’a vraiment terminé de le regarder. Premier album à sortir sur le label Def Jux, The Cold Vein est toujours le meilleur douze ans après, et personne n’a vraiment terminé de l’écouter. Définitivement, « They lied when they said there was no Aire in space« .
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