Jay-Z
The Blueprint
Rappeur agile aux côtés de Big Jaz, dealeur habile dans le quartier Marcy à Brooklyn, Jay-Z est apparu en 1996 avec Reasonable Doubt comme un lyriciste hors-pair, charismatique et rusé. Du crack game au rap game, il n’y a qu’un pas, et Shawn Carter l’a franchi allégrement, multipliant les sorties en dépit de sa promesse de ne sortir qu’un seul album. De 1997 à 2001, avec les trois volumes de In my lifetime, puis The Dynasty, il est devenu un « all-around player » : un artiste touche-à-tout adulé par MTV mais respecté par l’auditoire rap. Alignant hit sur hit, il a également su disséminer parmi ses collaborations pléthoriques et les clips rutilants des titres plus personnels (‘Regrets’, ‘You must love me’, ‘Soon you’ll understand’…). Ces quelques joyaux au milieu des disques de platine donnaient à chaque fois l’impression qu’il pouvait encore élever le niveau. Ironie du sort, c’est le jour le plus sombre de l’Histoire des États-Unis (11 septembre 2001) qu’il a confirmé cette impression en sortant le plus brillant de ses albums.
The Blueprint est son chef d’œuvre, un disque atypique dans sa carrière, massif et magistralement abouti. N’ayant plus rien à prouver, Jigga offre en 13 titres (+ 2 bonus tracks) un condensé de son talent, sans avoir recours à une multitude de guests et les producteurs les plus en vue. Seul Eminem et une équipe de concepteurs réduites à l’essentiel ont participé à l’élaboration de cette ébauche, titre forcément ironique tant l’ensemble frappe par sa cohérence et sa justesse.
Trois noms sont définitivement associés à la qualité de cet album : Kanye West, Just Blaze et Bink!. Déjà, dans The Dynasty, ils avaient imposé leur griffe, en livrant les meilleurs productions de cet album collectif (‘This can’t be life’ pour West, ‘1-900 Hustler’ pour Bink! et surtout ‘Soon you’ll understand’ pour Just Blaze). Dans « The Blueprint », ils explosent littéralement, et marquent d’une pierre blanche l’avènement d’un nouveau standard de production qui plonge l’auditeur dans l’âge d’or de la Soul tout en restant très moderne et percutant. Snoop a eu Dre, Guru a eu Primo, et Jay-Z a trouvé chez ces trois producteurs l’écrin sonore qu’il lui fallait, à la fois rythmé et mélodieux, simple et dense, novateur et inspiré.
Si tout trois partagent un penchant commun vers la soul légendaire ou méconnue, leurs approches de la musique sont différentes et complémentaires. Chez Bink!, c’est le minimalisme qui prime, avec de courts samples indissociables d’une structure rythmique sèche. Présent sur trois titres, c’est lui qui donne le ton de l’album avec l’ouverture triomphante, ‘The ruler’s back’, puis ‘All I need’, orchestration sobre reposant sur une alchimie basse/beat simple et parfaitement huilée. Si ses travaux n’ont pas l’aspect monumental de ceux de West et Just Blaze, ils ont une force discrète et intrigante : presque anecdotiques pendant les premières écoutes, ils se dévoilent au fil du temps comme des productions d’une rare consistance.
Condamné à être imité pendant de longues années, Just Blaze pose quant à lui les fondations d’un genre nouveau, avec comme marque de fabrique l’utilisation de beats survoltés (‘Breathe easy’) ainsi que les fameux échantillons high-pitchés qui donnent un souffle épique à ses instrus, comme dans ‘U don’t know’, l’archétype de ce qui deviendra le son « à la Just Blaze ». Dans ‘Girls Girls Girls’ puis ‘Song Cry’, le producteur offre à Shawn Carter les partitions rêvées pour ses traditionnels titres « for the ladies », avec des compositions amples qui se suffiraient à elle-même par la limpidité de leurs samples.
Kanye West enfin, choisit de s’approprier des morceaux entiers sur des beats granuleux pour en faire ressortir la sève et décupler l’impact. Transfigurant ‘I want you back’ des Jacksons 5 dans ‘H to the Izzo’, il a également eu l’idée de génie d’utiliser ‘Five to One’ des Doors pour composer le vicieux ‘Takeover’, marche militaire médiatique dans laquelle Jay-Z règle leurs comptes à Prodigy et Nas. Mais c’est en deux coups de maîtres consécutifs qu’il va acquérir définitivement ses lettres de noblesse, dans ‘Heart of the city’ puis ‘Never Change’, on touche à la grâce : jamais la soul et le rap n’avait été si brillamment entremêlés. Jay-Z ne rappe plus sur des samples, il rappe AVEC Bobby Bland et David Ruffin, respectivement échantillonnés sur les deux morceaux. Il n’est ici plus question de toute la hype qui entoure le fer de lance de Roc-A-Fella, du statut vain de « King of New York », ni de nombres de top models présentes dans le prochain clip de Jigga…On parle ici de musique, et à cet instant de l’album, l’exceptionnelle qualité de finition des titres incite à un silence respectueux.
Le travail de haute tenue réalisé par ces trois concepteurs offre une voie royale à Jay-Z. Spontané et concis, il se promène sur ces instrumentaux avec une aisance et un professionnalisme déconcertant. Sur l’instru sombre et inquiétante de ‘Renegade’, au côté d’un Eminem au diapason de l’événement tant au micro qu’à la production, il envoie ses détracteurs au tapis en une phrase : « Motherfuckers say that I’m foolish I only talk about jewels / Do you fools listen to music or do you just skim through it ?« .
En observant de plus près ses textes, on constate de Jay-Z est un personnage compétitif dont la conception de la musique est plus sportive que profondément artistique. Tout fan de basket se souvient du haussement d’épaules de Michael Jordan, juste après avoir enfilé son sixième 3-points en première mi-temps pendant la finale NBA de 1992 face aux Blazers. Et bien Jay-Z donne exactement la même impression dans The Blueprint, en alignant les formules assassines avec une confiance en son jeu et une détermination bluffante. Le début de ‘Breathe easy’ est en ce sens éloquent : « I’m leading the league in at least six statistical categories right now / Best flow, Most consistent, Realest stories / Most charisma, I set the most trends / And my interviews are hotter« . Les phases d’égotrip sont parfois des baudruches masquant un grand vide, mais celles de Jay-Z touchent leur cible, car elles sont fondées. Conscient qu’il est en train de faire le match de sa vie, il enfonce le clou : « One million, two million, three million, four / In eighteen months, eighty million more / Now add that number up with the one I said before / You are now lookin at one smart black boy / Momma ain’t raised no fool / Put me anywhere on God’s green earth, I’ll triple my worth » (‘U don’t know’). A la gloire du clan Roc-A-Fella, Jigga se démultiplie, innove, séduit, attaque, excelle, agace. Et comme « The Blueprint » ne souffre d’aucun défaut, on ne peut que s’incliner devant la réussite insolente d’un artiste « in the zone ».
Jay-Z connaît trop bien l’importance des party joints pour s’en priver, et son sixième album ne faillit pas à la règle. On peut considérer que la présence de ‘Jigga that nigga’ et ‘Hola Hovito’, respectivement produits par Poke & Tone et Timbaland, sont les deux points faibles de l’album, mais en le prenant dans sa globalité, ces deux titres efficaces sont savamment distillés pour laisser un peu de répit avant l’irréprochable deuxième partie de l’album qui se conclue en apothéose avec ‘Blueprint (Momma loves me)’. Mr Carter y délaisse son costume de self-made man pour rendre hommage à ses proches, avec un Bink! toujours très sobre, à la clé d’une production toute en émotion retenue.
Enthousiasmant et solide comme le ROC, The Blueprint n’a rien perdu de sa puissance un an après. Musicalement, on frôle le 100% de réussite. Just Blaze, Kanye West et Bink! sont à la base d’un édifice sonore fignolé dans les moindres détails, avec des productions impeccables qui marqueront leur époque. Quant à Jay-Z, il démontre par A+B que le succès commercial toujours suspect n’empêche pas la créativité et l’évolution artistique, avec un sixième album exemplaire qui résiste au temps et aux modes. Damon Dash se frotte les mains, les pseudo-puristes bornés grincent des dents, mais il faut se rendre à l’évidence : The Blueprint est un classique.
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