Jay-Z
The Black Album
Thank God for grantin me this moment of clarity, this moment of honesty,
The world’ll feel my truths.
Au commencement, il y a cet incroyable message sur le forum du site web d’Okay Player, au début du mois de mai. ?uestlove y retranscrit sa correspondance par e-mail avec Jay-Z, en plein brainstorming pour le projet le plus excitant de sa carrière : The Black Album, sa huitième et ultime sortie annuelle, foncièrement symbolique, forcément titanesque, férocement ambitieuse. Le chef d’orchestre de The Roots, qui considère Jay comme un “lyriciste immaculé”, esquisse avec Shawn Carter l’ébauche du disque et pose les idées initiales d’un album qui semble destiné à jeter un pont entre l’âge d’or du rap et le troisième millénaire, avec une présélection de producteurs digne du hall of fame : DJ Premier, Marley Marl, Dr Dre, Timbaland… Réunir les influences diverses, relier les époques, faire coexister les styles : une gageure que Jay-Z est le rare, pour ne pas dire le dernier MC à pouvoir assurer. Depuis la fin des années 90, il est de ces artistes qui tracent des routes dans lesquelles le commun des rappeurs viendra par la suite s’engouffrer. D’une régularité métronomique, il demeure à équidistance entre succès et consistance avec une aura et une estime de soi hypertrophiées, qui confinent autant à l’insolence qu’au génie.
All through my Hard Knock Lifetime, A Gift and a Curse,
I gave you Volume after Volume of my work
So you can feel my truths.
Puis il y a cette publicité bleue nuit quelques semaines plus tard dans le magazine XXL. Un slogan aussi lapidaire qu’alléchant, “12 songs / 12 producers”, et une liste de noms griffonnée sur une bande DAT. A sa lecture, entre deux sanglots de joie, on comprend alors le caractère définitif de l’entreprise de Mister Carter, qui couche sur le papier une brochette de beatmakers présents à toutes les étapes de sa carrière : DJ Premier, Ski (Reasonable Doubt), Trackmasters, Swizz Beats (In my lifetime), Timbaland (Volume 3), Just Blaze, Kanye West (The Blueprint). Celui que l’on appelle parfois Jay-Z, parfois Jigga, parfois Young Hov’ va donc apposer à l’encre noire le point final de sa dynastie, et cet album prend d’ores et déjà des allures de grande célébration qui pourra rassembler les nostalgiques de l’époque Reasonable Doubt, les fans glanés à coup de tubes planétaires, et les disciples récents des sonorités soulful de l’ère post-Blueprint. En attendant le 25 novembre, jour du “Black Friday” aux États-Unis, le black-out s’abat sur le Black Album.
I built the Dynasty by bein’ one of the realist niggaz out,
Way beyond the Reasonable Doubt y’all can’t fill my shoes.
Mi-octobre. Les premiers extraits de l’album se répandent comme une traînée de poudre sur les radios américaines et à travers le net. Dans l’effervescence, des informations contradictoires circulent : Dr Dre joue l’Arlésienne, Preemo ne fait plus partie de la fête, Lil’ Jon s’invite, et une rumeur va même jusqu’à prédire la présence de Nas dans le morceau final ! Début novembre, le bootleging commence. Pour cette raison, la date de sortie est avancée au 14 aux États-Unis. Mais malgré la diffusion d’un tracklisting détaillé et une vague massive de téléchargement en avant première, il faudra attendre le jour officiel de sa sortie pour connaître la forme finale d’un album qui aura suscité une impatience et une excitation impressionnantes dans le petit monde du rap, même si le dernier (double) LP de Hovie, « The Gift and The Curse », est sorti il y a un an à peine.
From my Blueprint beginnin to that Black Album endin’
Listen close you’ll hear what I’m about,
Nigga, feel my truths.
Jour J. Enfin. Devant ce boîtier noir presque irréel après tant d’attente, on a du mal à réaliser que l’Histoire est en marche. Certes, ce n’est pas la première fois que Jay-Z annonce son départ. Selon ses dires, il avait l’intention de ne faire qu’un seul album, Reasonable Doubt, et dans l’intro du Volume 2, il annonçait également son retrait de la scène. Mais The Black Album est loin d’être le coup marketing vaniteux d’une rap star rusée et rôdée aux effets d’annonce, ni le délire mégalomane d’un rappeur fortuné qui peut tout s’offrir. L’Album Noir est un disque triomphal, paroxysmique et définitif. Chaque titre, chaque couplet et chaque idée ont été sciemment assemblées dans une seule optique : faire du Black Album l’Arche d’Alliance de l’un des personnages-clé du rap contemporain. Parsemé de clameurs, traversé par une ferveur communicative et une nonchalance glorieuse, le disque a l’allure d’un gigantesque feu d’artifice. Spontané mais appliqué, décontracté mais rigoureux, Shawn Carter redonne au terme « MC » son sens le plus littéral, « Maître de cérémonie » : il truffe chaque texte de multiples clins d’œils à ses pairs (de Public Enemy à Lady of Rage, en passant par Talib Kweli, Busta Rhymes et Kool G Rap), interpelle régulièrement l’auditeur (“What more can I say to you ? You heard it all”), disparaît dans un écho, revient pour un encore, place des « Best rapper alive » subliminaux à la fin de ‘Dirt off your shoulder’, et lance des shout-outs flatteurs à ses producteurs (“Kanyeeze you did it again, you a genius nigga !”). Il offre également à sa mère Gloria l’inoubliable ouverture de l’album (‘December 4th’), pardonne son père décédé qu’il prenait à partie trois ans plus tôt dans ‘Where have you been’ (‘Moment of clarity’), et, après 55 minutes de leçon, laisse tranquillement filer les dernières secondes de l’album en rendant un hommage chaleureux à ses proches (‘My 1st song’). Classe.
Avec 14 titres pour 10 producteurs, le format a changé, mais l’esprit demeure. Seuls six des douze invités prévus à l’origine se retrouvent sur la grille de départ. Exit Dre et Premier. Dommage ? Pas vraiment. Moins clinquant, le casting est désormais équilibré entre super-producers habitués à travailler à Hov’, figures légendaires (DJ Quik et Rick Rubin), et jeunes talents prêts à être lancés sur orbite, dont The Buchanans, dignes héritiers de Just & Kanye avec la production nerveuse et triomphante de ‘What more can I say’. Dans le tourbillon de l’enthousiasme, il serait exagéré de dire que chaque producteur a livré l’instru de sa vie pour honorer l’invitation de Jay-Z. Individuellement, chacune des quatorze productions perdrait sans doute en duel face aux meilleurs travaux de leurs créateurs. Mais ce sont la cohésion, l’homogénéité et la diversité de l’ensemble qui donnent à chaque morceau son identité, sa raison d’être, sa force. De titre en titre, les stars tendent le relais aux nouveaux venus qui ouvrent la marche aux vétérans, et c’est avec un réel bonheur qu’on les écoute se succéder les uns aux autres, comme des champions se passant un trophée de main en main. Mais si cet effectif hétéroclite et reconnu suffirait à rendre écoutable le plus insignifiant des rappeurs, il n’en demeure pas moins que cette réunion de All-Stars prend toute son ampleur grâce à Jay-Z, le centre névralgique qui assure la cohérence de l’album. Du boom-bap fluide de 9th Wonder aux mélodies dissonantes de Timbaland, sur un breakbeat nostalgique de Rick Rubin ou la caisse claire inimitable des Neptunes, dans la chaleur d’une boucle de soul estampillée Just Blaze ou l’austérité des violons tranchants sortis des machines d’Eminem, Jay-Z reste égal à lui-même, naturel. Dans des registres profondément différents, ses performances dans ‘Threat’, tout en dérapage contrôlé, et ‘My 1st song’, vif et rapide, reflètent une éclatante facilité dans le flow dont la spontanéité et l’aisance feraient presque oublier la précision. Le refrain peut bien être chanté, scratché, parlé ou samplé, la rythmique bondissante, discrète, métronomique ou ternaire, “S Dot Carter” garde toujours la même élégance, le même charisme désarmant, le même swing flamboyant, à mi-chemin entre Gene Kelly sous la pluie et Michael Jordan, le 14 juin 1998 à Salt Lake City.
Dans ses précédents albums, il était facile de distinguer le Jay-Z millionnaire du Sean Carter désabusé, de saisir le gouffre séparant ‘Get your mind right mami’ et ‘Soon you’ll understand’, la simplicité de ‘So ghetto’ et l’outrance de ‘Big Pimpin’’, l’assurance de ‘The Ruler’s back’ et la nostalgie de ‘Momma loves me’. Certains trouvaient le procédé brillant, d’autres criaient à l’opportunisme. Dans le « Black Album », pour la première fois, toutes les facettes du personnage se rejoignent, et l’ensemble du disque prend des allures de vaste profession de foi, où se côtoient l’hagiographie, l’autosatisfaction et la lucidité. Sa naissance prend ainsi des allures quasi mythologiques : “I was conceived by Gloria Carter and Adnus Reeves who made love under the sycamore tree / Which makes me, a more sicker MC and my momma would claim / At ten pounds when I was born I didn’t give her no pain” (‘December 4th’). Visiblement décidé à avoir le mot de la fin quoi qu’il advienne, il commente également les nombreuses critiques qui lui sont adressées, sans chercher à les contredire, mais avec une fermeté persuasive : “Rap critics that say he’s « Money, Cash, Hoes »/ I’m from the hood stupid, what type of facts are those ? / If you grew up with holes in your zapper toes / You’d celebrate the minute you was havin’ dough” (’99 problems’). D’une oreille distraite, on peut se laisser éblouir par cet écrin sonore aux abords reluisants et sans aspérité. Pourtant, sans crier gare, Jay dissémine ici et là quelques rimes assez surprenantes, comme dans ‘Allure’, seconde production légère et enivrante des Neptunes, où il évoque sans fard son incapacité à se dépêtrer de ses propres excès : « It ain’t even fun no more I’m jaded / Man, it’s just a game, I just play it to play it / I put my feet in the footprints left to me / Without sayin’ a word, the ghetto’s got a mental telepathy / Man my brother hustled so, naturally / Up next is me, but what perplexes me / Shit I know how this movie ends, still I play / the starrin’ role in « Hovito’s Way »« .
En 2000, le regretté Big Punisher s’était amusé à mettre en scène sa propre naissance dans l’intro de son second album « Yeeeah baby ». On y entendait un savant fou créer le MC ultime, issu de la fusion entre Big Daddy Kane, Kool G Rap, Rakim, Eddie Murphy pour l’humour, et Michael Jackson pour la fortune… Avec la simplicité de ses écrits, la limpidité de ses récits, et l’infinité de styles qu’il investit, Jay-Z semble recomposer la formule secrète. Il se lance ses propres défis dans un album-challenge où chaque titre se doit d’être à la hauteur du précédent, pour mieux amorcer le suivant. On le savait versatile, mais jamais il ne l’avait montré d’une façon aussi aboutie. Puisque le noir est la somme de toutes les couleurs, Jay-Z, MC-caméléon, utilise le Black Album pour se faufiler de styles en styles comme pour mieux valider son ticket d’entrée au Panthéon, et finir par convaincre qu’il est bien le rappeur-somme, le MC à tout faire, le messie, Hova the God. Transformant les vessies en lanternes avec une implacable maestria, il ne laisse aucun échappatoire à l’auditeur, et ne tolère aucun doute, même raisonnable : croyez-le ou non, il est le meilleur. Il le dit, donc c’est la vérité. C’est la vérité, donc il le dit. « I’m supposed to be number one on everybody list / We’ll see what happens when I no longer exist » (‘What more can I say’). En ce sens, Le Black Album représente de façon cristalline la personnalité, le cheminement et l’empreinte de son auteur, intouchable et disponible, humble et mégalomane, survolté et lassé, limpide et complexe. Plus tard, à ceux qui demanderont qui était celui qui se faisait appeler Jay-Hova, on répondra en leur tendant ce boîtier noir et en disant simplement : « C’était lui« . Alors, le Black Album est-il le meilleur album de Shawn Corey Carter ? Fait-il oublier la fraîcheur révolue de Reasonable Doubt ? Surpasse-t-il la force visionnaire de The Blueprint ? La question se pose tout naturellement, preuve de l’immense qualité de ce huitième projet en solo. Mais plutôt que de tenter un épineux comparatif, mieux vaut évacuer la question d’une pirouette, à la façon d’Andre 3000 dans The Love Below : Si The Black Album n’est pas le meilleur album de Jay-Z, alors il en est le prototype.
Dans l’histoire du rap, certains MC‘s brillants ont sombré dans l’oubli, quelques uns tentèrent vainement de s’accrocher à leur gloire passée, d’autres se sont réfugiés au fil des années dans une confortable routine de platine, et la mort a transformé les plus emblématiques d’entre eux en légendes intemporelles. Jay-Z, quant à lui, est le premier artiste rap à quitter la scène juste après avoir touché le sommet, à choisir de disparaître des spotlights en feignant d’ignorer le rappel de la foule. Le « Black Album », disque ultime et définitif, est le dernier tour de piste grisant et émouvant d’un artiste accompli, en pleine possession de ses moyens, conscient de son incroyable talent et déterminé à quitter le terrain sur une victoire sans appel. Alors, reviendra ? Reviendra pas ? A vrai dire peu importe. Dans le premier cas, perspective décevante mais envisageable, on peut avoir la certitude que Jigga Man a encore de belles années de rap devant lui. Dans le second, Jay-Z part la tête haute et le sourire aux lèvres, auréolé d’un album déjà mythique, hanté par la ferveur et l’émotion des soirs de triomphe. Les nostalgiques de l’époque « Reasonable Doubt » bougent la tête, les fans glanés à coup de hits planétaires courent vers le dancefloor, et les disciples récents des sonorités soulful de l’ère post-Blueprint frissonnent de plaisir. Plus que jamais, Black is beautiful.
13 ans après l’article reste d’une lucidité folle. Chapeau l’artiste 😉