TH
E-TRAP
Les temps sont rudes. Ils touchent à leur fin et se pressent pour y arriver. Dans un passé encore proche, les enfants, s’ils arrivaient à lever un peu la tête, pouvaient voir des étoiles briller dans le ciel. Désormais, cela leur est impossible. Il n’y a plus que des drones, des pluies acides, quelques fois des missiles leur donnant l’occasion de faire un vœu. L’époque est trapocalytpique, chacun s’équipe pour mettre les siens à l’abri, s’isoler, protéger ce qui peut encore l’être. Les deux portes papillons de la monoplace de TH s’abaissent, le piège se referme sur lui. Il faut filer à toute allure vers l’Elysium. C’est cette course que raconte E-TRAP, mixtape accélérationniste.
Au nord de la planète, au nord de Bondy, depuis son atterrissage peu avant l’an 2000, TH a vu un monde s’écrouler. L’espèce humaine a perdu ses repères. Elle a érigé des buildings au milieu du désert et écrasé des immeubles au cœur des banlieues. « Seine-Saint-Denis, ghetto sensible, chez nous c’est la hess ! » C’est là qu’il évolue, lui, e-trappeur de son état, succédant à Sazamyzy et Stavo. Avec ce dernier, il partage le morceau « DÉLINQUANCE JUVENILE », écho à la mixtape du même nom signée Shone d’Holocost en 2008. Plus de quinze ans se sont certes écoulés depuis, mais les rappeurs du département dépeignent le même environnement. Au long d’E-TRAP, ambulances, cybertrucks et fourgons pénitentiaires circulent entre la treizième chambre du tribunal de grande instance de Bobigny et le Centre Hospitalier Intercommunal Robert Ballanger d’Aulnay-Sous-Bois. Dans le premier, « les dossiers dorment dans l’couloir », dans le second, ce sont les malades. Rien ne s’est arrangé dans le 93 depuis que TH y déambule : « Les peines de prison changent, évoluent, sport mode… » (« E-MOTION »). C’est encore pire qu’à l’époque d’Alpha 5.20, dont l’ombre plane sur cette tape. Dans un monde tout aussi blanc, TH utilise également sa haine pour aller de l’avant et, « plus proche de la hyène, du crotale, que d’la race humaine », préfère les animaux aux potos comme son prédécesseur. Maigres changements dans le paysage, Latif L’Égyptien a laissé place à Chakib Le Tunisien, puis « Ma tour HLM qui s’fissure, et l’État qui r’fait la déco… » (« À PANAME C’EST LA COURSE »).
« Au nord de la planète, au nord de Bondy, depuis son atterrissage peu avant l’an 2000, TH a vu un monde s’écrouler. »
Le monde est grand, il ne s’arrête pas à la Seine-Saint-Denis. Mais est-ce mieux ailleurs ? En tout cas, ce n’est pas plus calme, et E-TRAP est une sorte de War report, caméra infrarouge embarquée à même le casque. On parle de « Russes armés dans l’ISS », des agissements opaques du Bureau 39 (organisation gouvernementale secrète Nord-Coréenne), ou du « phosphore blanc, un truc d’Américains » (« LE MALHEUR DES UNS FAIT LE BONHEUR DES AUTRES »). Tout cela appartient au décor, comme chaque particule de misère dans les rues du globe. « Les aides humanitaires bloquées à la frontière, la drogue passe, pas les réfugiés », écrit TH sur l’introduction de ce disque. Il est un enfant des effondrements pour qui toutes les violences se répondent : « Les Américains nous ont menti, j’ai menti au procureur général” (« AB*** KA*** »). Ayant grandi dans pareille époque où les guerres ne font plus ni chaud, ni froid, TH s’adapte. « L’univers dans lequel j’évolue n’a pas d’place pour les sentiments… » Au-delà du verbe pour traduire la brutalité du monde, une petite minute de la mixtape suffit à entendre la première rupture sonore, les cris d’un soldat qui change de flow comme de gilet pare-balle.
Au long d’E-TRAP, TH développe le son qu’il avait amorcé avec SIGNAL I et II. C’est une trap en contrepieds, surprenante voire déroutante au premier abord. Mais TH maîtrise son style, et, entouré d’une belle armada de beatmakers (Reese3019, JayJay, BBP, AmeenBeats, etc.), il parvient à la fusion du texte et de la musique. Ce qu’il dit s’incarne à l’oreille par un traitement minutieux sur sa voix, rarement laissée au naturel, souvent tapissée d’autotune. Mais aucun choix n’est gratuit et chaque effet sonore est mis au service du sens. Quelques secondes après avoir dit « J’suis qu’une goutte d’eau au milieu de l’océan », un effet aquatique vient noyer la phonation du rappeur sur « E-MOTION », tandis qu’on entend son texte s’envoler à mesure que « le jet prend de l’altitude » sur « OCHO CINCO ».
« Entouré d’une belle armada de beatmakers (Reese3019, JayJay, BBP, AmeenBeats, etc.), TH parvient à la fusion du texte et de la musique. »
De tout cela, il résulte une musique novatrice, une trap gorgée de blues et de synthétiseurs, bande son de la trapocalypse en cours dans l’univers de TH, « un monde rempli d’robots, des nouvelles voitures aérodynamiques. » Des véhicules futuristes, tout de carbone enrobés, blindés face aux risques extérieurs, et à l’intérieur desquels le rappeur peut même se mettre à danser un peu, au rythme d’une électro festive (« LE TERRAIN », « CANETTE ÉNERGISANTE ») sous un plafond recréant l’existence du ciel étoilé d’antan. Imprégnée d’un imaginaire Sci-Fi, la mixtape interroge le futur avec profondeur. Quel avenir pour « nous, l’autre côté du périph’ », quelle suite pour « nous, les enfants des dames de ménage » ? Dominés par le système que l’on voit s’écrouler en même temps que le reste, avec « nos dirigeants déjà dans l’nouveau monde » et « la bombe nucléaire qui va pull up », comment se préparer ? À la disposition de TH, il n’y a rien que des armes et des engins motorisés en tout genre pour arpenter le bidonville global et les interminables continents asséchés qui feront le monde de demain. Demeure une ultime question en suspens, posée avec une intelligence précieuse sur « PILULE » : peut-on encore être parents en 2024, donner vie à un bébé trappeur de plus quand on a déjà du mal à mettre à l’abri son robot chien ?
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