Saul Williams
Saul Williams
De toutes celles qui viennent de s’écouler, l’année 2001 est celle qui aura fait crisser le plus de plumes et d’encre, et vu se frotter les mains du plus grand nombre d’entrepreneurs en BTP. « J’y ai vu finir le monde ancien » écrira à son propos le très influent éditorialiste Alexandre Adler.
Ground zéro pour les uns, An I pour les autres, ce qu’il s’est passé cette année-là, dans une zone géographiquement insignifiante à l’échelle du vaste monde qui est le nôtre, marqua la fin d’un cycle autant que d’un siècle. Un siècle marqué par ce que ce l’écrivain Jean-Claude Guillebaud a appelé la « décroyance », inéluctable et douloureux glissement de la foi vers le cynisme, où se mêlent relativisme, scepticisme et nihilisme.
Après avoir longtemps cru – en Dieu, en Marx, en M&M’s -, l’homme ne croyait plus. Pis, il s’était mis à douter, de tout. A railler, pour un rien. A se « racrapoter » peu à peu, tel le vieillard de la chanson de Jacques Brel… Croître semblait désormais plus important que croire. Signe patent de cette ouate spirituelle, le constat émis à l’époque par un chanteur français, aujourd’hui presque sexagénaire : « Lorsque j’ai commencé à chanter, tous ceux de ma génération chantaient la révolution, l’espoir, le changement. Aujourd’hui, les jeunes chanteurs qui percent chantent leur enfance. »
Le 9 janvier 2001, Saul Williams sortait Amethyst Rock Star. Tenant autant de la matraque que du marteau-pilon, l’album eut tôt fait de rendre patraques et piteux les maquereaux, et marteaux les pilons. De longue date, celui qui avait incarné Raymond Joshua dans Slam (1998) augurait d’une plurielle singularité ; mais à ce point… Quelle impression cela procure-t-il d’entendre une bibliothèque hurler ? De regarder s’approcher des flèches décochées du haut d’un arc-en-ciel orageux et enragé ? A moins de le voir en live, la réponse à cette question se décompose en deux temps : 1) insérer Amethyst rock star dans une platine ; 2) Presser la touche « Play ».
Là-dessus intervinrent les fameuses trois minutes de silence planétaires du vendredi 14 septembre 2001 à midi. Le monde se raidit alors. Sans presque s’en rendre compte, il redevint soudain bipolaire, avec ses « avec » qui contrent ses « contre », ses nantis et ses anti-, ses bons monothéistes et ses mauvais. Le contrôle de l’information devint capital, le contrôle du moindre accroc devint obsessionnel. Il n’était plus question de vies à vivre vite, mais de vies à éviter de. Un média tend le micro à un homme ? L’important n’est plus d’écouter les propos de cet homme, mais de savoir qui tend le micro, qui autorise la diffusion des propos, et qui d’autre aurait pu être médiatisé sur le sujet mais ne le sera finalement pas. Aux belles heures heureuses de la pensée décomplexée succéda le temps peureux de se contempler la panse, perplexe, angoissé. Voici donc qu’était revenu le terrible « temps du loup », si cher à Thomas Hobbes puis à Michael Haneke.
‘Not in our name’ clama pourtant Saul Williams dès cette époque. Sous-titré ‘Pledge of resistance’, ce manifeste avait un but : karchériser le haut du panier de l’Etat fédéral. « Nous croyons, parce que nous vivons aux Etats-Unis, que notre responsabilité est de résister aux injustices commises par notre gouvernement, en notre nom.(…) Nous jurons alliance avec ceux qui se sont vus attaqués pour avoir exprimé leur opposition à la guerre ou pour leur religion ou leur race. » L’affaire fit grand bruit chez les pacifistes du monde entier. Le serment fut ratifié à l’unanimité, moins les seules voix qui comptent.
A cet instant, Saul Williams prit conscience des limites du rap conscient. Quelle est l’utilité d’un cri s’il n’est pas entendu ? Quel diamètre de poutre faut-il avoir dans l’œil pour amener les siens à comprendre que s’occuper alors de la paille dans l’œil d’autrui, c’est un peu « mettre ses chaussures avant ses chaussettes » (Macson Eskobar) ? Devant l’ampleur du chantier, d’aucuns auraient balayé tout cela d’un geste de la main – Dame Playstation n’attend pas. Saul Williams, lui, s’y est attelé. Il en a tiré cet album, qui tire depuis à feu nourri sur tous ceux qui prennent le temps de l’écouter.
« La Terre n’est pas un écran plat » expose-t-il d’entrée (‘Talk to strangers’). Lapalissade ? Pas tant que ça. Les icônes télégéniques du moment s’appellent Kanye West, The Game ou John Legend ? Saul s’en tape comme de sa première séance de spiritisme. Lui, ce qui lui plaît, c’est de s’aventurer du côté de ses icônes à lui. Et s’il multiplie les clins d’œil – « You Flavor Flaved me and you called me ‘Yo Chuck, they say you’re too black, man’« , « The preachers’ son from Haïti », « You got me » et autres « Protect your neck » semés de ci, de là, sans parler de l’imitation hiératique de 50 Cent sur ‘PG’ -, ses prestations renvoient plutôt à Red Hot Chili Peppers (‘Control freak’), Joe Satriani ou Deep Purple (‘Surrender (A second to think)’), ou encore aux White Stripes (‘List of demands (Reparation)’, et son impertinence à en rendre dingue le Silas de Dan Brown : « Dieu n’est qu’une gamine et ses couches sont trempées »).
Taillé pour être joué sur scène, ce deuxième album a particulièrement soigné les transitions d’un morceau à l’autre. Trois ans plus tôt, chacun avait en effet salué l’exigence du projet « Amethyst… », tout en déplorant son hermétisme. Cette fois, d’hermétisme il n’y a point – cf. le transfert presque invisible de ‘Art III scene 2 (Shakespeare)’ vers ‘List of demands’ (morceau dans lequel la propre fille de Saul pousse la chansonnette), ou celui, tout aussi réussi, de ‘Black Stacey’ vers ‘PG’. Il faut comprendre que pour Saul Williams la création n’est pas un luxe, mais un devoir d’homme. Et quitte à rendre un devoir, autant que celui-ci soit propre et soigné. Tout au plus le novice qui dénichera cette galette au rayon « Rap » de son disquaire sera-t-il désarçonné par la somme de stridences, de braillements et d’expérimentations sonores que contient ce disque.
Les berceuses ? L’heure n’est pas aux berceuses. Pour en écouter, il suffit de se fier aux traditionnels canaux d’information. La musique que défend Saul Williams, c’est une musique qui prend par le col et intime l’ordre d’être écoutée, ou de s’enfuir sans se retourner. Les instrus lui servent de bélier – Saul en co-produit lui-même une partie. La musique selon lui n’a pas pour but de plaire, mais d’avancer – ce qui peut s’avérer très différent à l’oreille. Ce sont les hurlements de Zack de la Rocha sur ‘Act III scene 2’. Ce sont les rites chamaniques auxquels semblent convier les deux derniers titres de l’album (‘Seaweed’ et ‘Notice of eviction’), avec leurs psalmodies venues d’un autre temps, de toutes part et pourtant d’une même gorge, comme un écho lointain ou anticipé aux travaux d’un Edward Artemiev, d’un Gus Van Sant ou d’un Nosfell.
Capter l’intangible ? Ce qu’un Michael Mann s’efforce d’atteindre à longueur de films, Saul Williams s’y essaie à travers le son, avec ses armes à lui. Il y a tant à écrire sur cet album et sur cet homme. Ecrire le remplacement de Rick Rubin par Mickey P. à la co-production. La présence de Musa Bailey sur un titre (‘Grippo’), contre deux sur l’album précédent (‘Penny for a thought’, ‘Tao of now’)… Ecrire par exemple à quel point la collaboration avec System of a down sur ‘Talk to strangers’, ces multiples couches de son et cette voix qui chuchote à bout portant, rappellent le ‘Return to innocence lost’ de Ursula Racker et des Roots. A quel point ‘African student movement’, gigantesque entreprise de défonçage en règle de ses propres « frères » et de leur pseudo-certitudes, porte haut l’art du travelling-avant-zoom-verbal, avec une justesse que même Sergio Leone n’aura pas eu le temps d’atteindre visuellement. A quel point cet album s’écoute comme un livre, comme un ‘J’accuse’ répété douze fois de douze façons différentes. A quel point nous sommes chanceux d’être contemporains d’un homme de cette trempe. Un homme qui a fait siens les mots de Jean Monnet, à savoir que l’important n’est pas d’être optimiste ou pessimiste. L’important, c’est d’être déterminé.
Détermination, détermination… Détermination ? Ce qui faisait défaut avant 2001 pose pourtant problème, à présent. « Le contraire du Mal n’est pas le Bien, mais le sens » : la sentence n’est pas de Saul Williams. Elle n’aurait pourtant pas déparé de sa volonté constante de remise en question de ce que nous croyons être nos acquis, notre étonnante capacité d’oubli. « Le contraire du Mal n’est pas le Bien, mais le sens » : la sentence est de Lytta Basset, jeune théologienne protestante. Depuis l’automne 2001, cette simple phrase n’a pas fini de susciter la mélancolie.
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