Monsieur Saï
Sang d’encre
Il y a des artistes qui excellent par l’énergie d’un premier album. Souvent, ils en restent prisonnier ad vitam æternam, ne retrouvant jamais la fougue et la spontanéité de leurs débuts. Il y en a d’autres qui mettent des années à atteindre l’équilibre sur un long format. Mr Saï est de la deuxième catégorie. Non pas que son identité ait attendue 2020 pour être lisible, loin de là. Adolescent, il avait déjà pris le micro une première fois à la fin des années 1990 avec le groupe Rapajazz. Au début des années 2000, en pleine colère de la jeunesse hip-hop devant la skyrockisation du mouvement, il s’était tourné vers le rock, avant de revenir au emceeing circa 2007. L’urgence de dire était alors au cœur de son rap, oscillant entre mal-être et dénonciation d’un monde que le sarkozysme rendait aussi désespéré qu’il était désespérant. Problème ? Cette urgence de dire était poussée à l’extrême. « Je ne rappais pas dans les temps mais dans le tas » dit-il aujourd’hui. Une bonne manière de résumer ce qui lui faisait défaut : un trop plein de choses à scander, balancé en pleine figure de l’auditeur au point de prendre des allures de bousculades syllabiques. Un rap engagé s’épanouissant dans les milieux dits « alternatifs », mais qui dans sa restitution prenait des allures de mouvement de foule. Si Monsieur Saï était de ces rappeurs reconnaissables entre mille, à la franchise sans détour et à l’attitude aussi punk que rap, il semblait débordé par ce qu’il avait à dire. Jamais loin de la logorrhée, son flow sonnait comme une cavalcade d’idées trop longtemps tues. Et que se passe-t-il lorsqu’est libérée une trop grande densité d’énergie retenue au sein d’un même espace ? Un phénomène d’entropie. Pour le dire clairement, le rap de Monsieur Saï était sacrément bordélique.
Puis arrive 2020 et ce Sang d’encre, titre aussi audacieux que convenu à l’aune de l’histoire du rap français, mais cohérent au regard de celle de Mr Saï. Ce sang d’encre, celui que se fait le rappeur de Sablé-sur-Sarthe depuis douze ans maintenant à propos de l’évolution du monde. À propos de ses névroses également, au premier rang desquelles son alcoolisme, baptisé Lucie tout au long de son œuvre. À une époque où il a été accordé – pour le meilleur comme pour le pire – au rap français d’être sensible et vulnérable, Saï est un précurseur. Sauf que cette fois, il n’est plus question de vivre chacun de ses titres comme la restitution d’un barrage qui lâche. Finies les phrases trop longues qui enjambaient les temps des instrumentaux. Définitivement disparus les restes de cette voix tirant vers les aiguës, parfois blanche et aux cordes vocales tendues qui saturaient le propos. La submersion émotionnelle n’est plus de mise. Quand en 2011, Monsieur Saï intitulait l’un de ses solos Soigne tes blessures, il incarnait autant qu’il chantait ces balles que tout un chacun se tire un jour ou l’autre dans le pied. C’était dans un tempo dicté par l’urgence, plutôt celle de dire que celle de respecter les canons rythmiques du genre. Aujourd’hui, c’est tout l’inverse : Saï rappe désormais la trajectoire des balles perdues du monde moderne, et il le fait enfin avec assurance.
Avec un timbre de voix qui a pris en tempérament et en certitudes, jusqu’à parfois rappeler Fitzroy, le Manceau déploie en 2020 un calme et une précision qui n’avaient été qu’entrevus jusqu’à lors. Contrairement à ce que pourraient laisser supposer plusieurs textes de l’album, y compris en ouverture, cela ne se fait pas sur un cahier des charges boom-bap digne d’un antiquaire de bon goût. Ce serait de toute façon mal connaître Monsieur Connard, producteur exclusif de l’album, qui a toujours préféré triturer à sa guise tous types de sons, sachant que ce qui compte, c’est que ce ne soit ni trop joyeux, ni trop rempli. Tantôt peuplé de longues nappes de basse touchant presque à la pop électronique (« Le Chemin du retour »), ne craignant pas des charleys serrés typiquement trap ni les atmosphères nuageuses, Sang d’encre n’érige aucune vérité musicale. Une route artistique appréciable, qui multiplie les exercices stylistiques sans jamais sonner comme un cahier des charges. Cela grâce à la constance du producteur, fidèle à sa ligne de conduite épurée, et à son rappeur, constamment mordant dans la lucidité dont il peuple l’ensemble de ses textes. Inutile de chercher complainte ou indécent romantisme de la souffrance dans ce Sang d’encre. Dix pistes durant, c’est au bord du « vide qui dévore » que s’assoit l’auteur de cet album.
« C’est au bord du « vide qui dévore » que s’assoit l’auteur de cet album. »
Avec détachement, les jambes ballantes au bord du gouffre, Monsieur Saï excelle dans l’énumération qui fait mal. Il rappe les cercles vicieux et impasses de la solitude du monde moderne. Faussement distant, il les dépeints avec le cynisme et la pointe de moquerie qui l’ont toujours accompagné. Mais cette fois-ci, c’est calibré dans les rythmiques. La parole est pesée, délivrée sans empressement, et parfois même éthérée. Quelques syllabes sont régulièrement étirées en fin de rimes, des micro-passages chantés (« Le Mangeur de joie ») font des incursions, et plusieurs rimes et associations d’idées s’avèrent aussi drôles que cassantes sous leurs aspects inoffensifs (« Je te mystifie comme un tweet » / « Je vous regarde faire les guignols pour une place au soleil, moi je cherche juste à garer ma bagnole à l’ombre » / « Tchao les racistes de gauche »). Les thèmes qui poursuivent le rappeur depuis ses premières apparitions au sein du label Good Citizen Factory cofondé avec Cyesm et Doz1jeE, sont tous là. La part d’enfance à chérir est sublimée dans une tendresse aux allures de conte sonore que n’aurait pas renié l’angevin Kwal. Les mensonges faits à soi-même dans l’éthylisme, ou durant les soirs de fête, sont autopsiés dans le très moderne « Valetudo » et son gimmick « pas de turn-up ». Et même lorsqu’il est question de dénoncer, Monsieur Saï sort des emballements indignés typiques d’une colère de fin de soirée pour y préférer une remise en place froide et incontestable. À ce titre, « Juste né là » est le pendant ultra-amélioré de « Point Godwin », sorti il y a neuf années de cela, et révélateur de l’évolution de Monsieur Saï. Un sens commun d’une richesse rare y est empilé dans des anaphores. Des faits historiques incontestables se retrouvent promus en une remise-en-place tranchante des choses. Tout cela fait de Sang d’encre un disque habile, et l’aveu même de son auteur sur le titre qu’il dédie à sa vision du rap français peut être élargi à l’ensemble des thématiques abordées : « je ne suis pas dans le clash mais ça me démange ». C’est finalement cette démangeaison qui fait tout le sel de ces quarante minutes, peu importe à qui elle est adressée ou ce qu’elle décrit.
Ce petit gonflement de torse, ces épaules portées légèrement vers l’arrière, cela n’a peut-être l’air de rien, mais dans une musique où l’attitude au micro a toujours compté, c’est beaucoup. Si Monsieur Saï n’a pas abandonné sa franchise sans détour ni délaissé son côté libertaire, il les a parés d’un ton à la fois détaché et lapidaire qui lui faisaient jusque-là défaut. Non pas qu’il ait rempli son album de silences et fasse dans la sacro-sainte « écriture simple et épurée ». On ne change pas un ADN artistique du jour au lendemain, et de toute façon, un album qui cite le poète chilien Luis Sepulveda ne peut que regorger de multiples lueurs d’humanité. Mais il y ici une capacité à se mettre à côté, à universaliser un vécu en étant à la fois concerné et capable de distance. Il a souvent été question de parler de rap conscient, mais ici, il s’agit presque d’un rap de revenant, au sens de celui qui a traversé tout ce qu’il raconte et peut en parler avec l’air faussement blasé de celui qui ne connaît que trop bien son sujet. « Sang d’encre est l’album posthume d’un mec vivant, d’un mec qui regarde le game depuis plus de 10 ans sans jamais vraiment mettre le pied dedans. Dans cet album, Monsieur Saï retrace une vie faite de rap et de convictions et fait le bilan d’une carrière qui n’en est pas vraiment une » a fait écrire le rappeur établi au Mans sur la page de son bandcamp. Passer de rapper comme on s’ouvre les veines à un disque comme Sang d’encre est un épitaphe enviable et palpitant, particulièrement dans un rap qui use désormais parfois un peu trop de ses illusions, qu’il soit mainstream, indépendant, ou « alternatif ».
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