Sameer Ahmad
Effendi
Dans son dernier album en date sorti fin 2021, Sameer Ahmad développe plus que jamais une musique du temps perdu, qui invoque des fantômes du passé sans être nostalgique.
À la recherche de Sameer Ahmad, on s’égare vite parmi les hétéronymes et cette réputation de rappeur préféré des petits élitistes, des nouveaux experts et autres connards de puristes. Il a tellement zigzagué pour semer ses madeleines de proses qu’on ne sait plus si cet Effendi est le quatrième ou le quinzième album de l’homme que l’on nomme aussi Jovontae/bout d’Ezekiel. Une carrière aux contours hésitants, un songe, avec tout de même quelques jalons pour derniers repères : Samm de Coloquinte, Dany Dan, Sako, Nakk… Longtemps, en écoutant Sameer Ahmad, « je me suis couché de bonne heure », la faute à un sens de la formule alambiquée pour pas grand-chose. Mais aussi pour quelques mauvaises raisons d’atmosphère : réflexe de rejet face à un public qui tressait en urgence des lauriers à celui qui semblait pourtant léger à côté des rois sans couronnes ; méfiance face à la gentrification moquant le rap et les rappeurs de rue, cet entre-soi qui permettait de disserter entre esthètes sur la musique, loin des casquettes Lacoste, et du risque de se faire dépouiller.
Malgré lui, Sameer Ahmad trimballait dans son sillage tous ces épouvantails que le temps perdu et son talent ont fini par chasser. Pas loin de vingt ans au micro à faire siffler le cheveu sur sa native tongue, et trente-cinq minutes de musique, dix morceaux, mis en son par Skeez’up avec l’élégance de ceux qui savent faire un pas de côté, appuyé çà et là par Krimophonik, Pumashan et LK de l’Hôtel Moscou. Aucun featuring. Il faudra donc suivre la seule voix de Sameer Ahmad pour avancer dans un dédale menant d’un titre que l’empire Ottoman réservait aux savants (« Effendi »), à la première bière brassée il y a 6000 ans dans ce qui deviendra l’Irak (« Sikaru »). De Bagdad à Bagdad, du berceau à la tombe peut-être, Carlito’s way. « Il n’a jamais existé le bon vieux temps. » Alors, parlons du bon vieux temps.
Comme toujours avec le perdant magnifique, il faut progresser dans son puzzle de mots et de pensées avec, régulièrement, l’impression qu’il manque un paquet de pièces ; et malgré tout s’en contenter, apprécier le vide laissé, les matières en suspension, poussières dansantes, espaces à investir pour l’imaginaire de l’auditeur contraint de co-construire son cocon. Le fond de l’air est vaporeux, éclairage indirect et brumes de fin de nuit. On se rassure en voyant percer quelques fantômes qu’on croit connaître, on se demande souvent ce qu’ils font là. Alors, comme pour s’assurer de leur réalité, on note leurs noms sur des listes. Qui est Siddhartha ? Est-ce le Bouddha historique, est-ce le héros du roman éponyme de Hermann Hesse, est-ce la version qui hante le rap depuis le départ prématuré de Népal, une espèce de transposition urbaine du type en quête impossible de sagesse, Ghost dog abandonné sur le bord d’une route sans fin ? Comment baliser quand il n’y a plus de sens ? Peut-être suivre la voix de Sinatra comme dans « Siddhartha »…
Dans une voiture orange et blanche, un type passe la tête à la fenêtre tandis qu’on roule toujours vers une Amérique fantasmée. Celle où les vainqueurs la jouent à leur façon, suivent leur voie, où résistent des réserves d’indiens croisés sur l’album précédent (Apaches), des skateurs dont on entend grincer d’infinis grinds, des rappeurs mythiques cités, traduits, transposés sans méthode : « dégage de mon soleil » ou je pisse sur tes standards. Ici on projette encore des films de Bruce Lee, pour l’exotisme des bagarres, ou plus certainement pour l’imperturbable beauté de Nora Miao, amour suprême, tandis que là-bas Yoko et John tournent en rond. Autre fantôme reconnu, celui de Lucien, rappeur producteur hexagonal vaguement maudit, parti des années plus tôt en territoire apache pour croiser Guru ou Q-Tip, jeune et naïf survivant d’une époque où les héros s’appelaient Aktuel, Dee Nasty, Colt et Méo (REP). Lucien qui fut aussi le lifesaver passe lentement en arrière-plan sur un beachcruiser à « Vera Cruz », coupant la parole à ceux de la tribu appelée quête pour dire coucou. Et un peu adieu, bad luck of Lucien. Les roulements du charleston nous recollent au sol, on ne suivra pas l’envolée de trompette, trop tard pour fumer des clopes sur la lune.
« Aujourd’hui Sameer Ahmad ne fait plus le malin, il salit ses baskets blanches et son Dickies en sautant à pieds joints dans les flaques de ses trous de mémoire. »
Alors qu’on s’imaginait filer dans la roue de Papa Lu, voilà que débarque « Pazuzu », roi des démons, capable, dans ce coin du monde autour duquel tourne tout l’album, de guérir les malades d’après la légende. Les cuivres grondent, la boucle semble ralentie à l’excès et le flow prend des airs faussement ternaires pour mieux esquiver le triple six. Dans les graves du sample un vieux souvenir : même genre de sonorités, mêmes brumes que « J’suis F » de Tout Simplement Noir. 1995, réminiscence d’une adolescence où l’on peut danser un peu avec le diable, quelques années avant de verser de l’alcool au sol pour ceux qui n’ont jamais quitté le dancefloor. Il n’a jamais existé le bon vieux temps.
À quoi ressemblent les musiques sur lesquelles on ride quand on n’a plus vraiment l’âge pour ça ? A un mélange bâtard du bayou : saxos piochés chez un quelconque Billy Cobham, nappes de guitares progressives étirées jusqu’à planer au-dessus des Everglades, gospels mississipiens aux notes bleu delta, breaks de batteries passés au filtre de la nostalgie Bucktownienne. Pourtant rien n’est boom-bap, rien n’est classique, rien n’est à l’ancienne dans cet ailleurs déjà loin de Prodigy et El da Sensei. Il faudra quand même appeler ça du rap, parce que Sergio fait du western. Ou parce que Sameer semble mieux assis que jamais sur cet épais tapis perse, que la lévitation n’est plus très loin, qu’il a perdu ce petit sourire en coin avec lequel il empilait les références quand le Sud avait des choses à dire mais qu’on se demandait tous : « quoi ? » Aujourd’hui il ne fait plus le malin, il salit ses baskets blanches et son Dickies en sautant à pieds joints dans les flaques de ses trous de mémoire. Il n’a jamais existé le bon vieux temps. Alors il va falloir s’aimer, demande à Sako j’t’assure. Vivre, « et pas juste pas mourir », poser subtilement et discrètement dans certains recoins de l’album la question de la transmission d’un passé vers un « futur à choix multiples ».
L’écoute finit pas très loin de là où elle a commencée, dans un autre pays fantasmé, sur une défaite courue d’avance : « J’ai perdu au bras de fer contre la grande aiguille. » Ne reste plus qu’Hermann Hesse en lot de consolation :
« Siddhartha regarda dans l’eau et, dans cette eau qui fuyait, des images lui apparurent : il vit son père, seul, portant le deuil de son fils ; il se vit lui-même, seul, uni par les liens de l’amour à son fils lointain ; il vit son fils, seul aussi, sur la voie brûlante où il courait, avide, vers le but de ses jeunes aspirations ; chacun d’eux avait les yeux fixés sur ce but, chacun d’eux était dominé par la pensée de l’atteindre, chacun d’eux était en proie à la souffrance. »
« Sikaru » clôt l’album, l’œil rivé sur la montre : « Il n’est pas vrai que les années produisent des sages, elles ne produisent que des vieillards. Il est vrai que l’on peut aussi être comme toi : jeune en nombre d’années, et vieux en nombre d’heures. Dépêche-toi de t’amuser parce que ça ne durera plus bien longtemps. » Et on reste là, flottant dans les temps, passagers suivant la voie de Sameer, de Bagdad à Bagdad.
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