Chronique

Roc Marciano
Rosebudd’s Revenge

Marci Enterprises - 2017

Roc Marciano signe son grand retour avec un quatrième album qui, comme les précédents, déborde de flingues, de drogue, de fric et de putes.

« Time moves slow, the mind moves quicker /
Your bitches’ll slide, my rhyme is a scripture »

Roc Marciano, le souteneur le plus craint et respecté de Hempstead, New York, vit désormais à Los Angeles. L’ironie est savoureuse pour celui qui, avec Marcberg et Reloaded, a redéfini le son underground de la Grosse Pomme à l’orée des années 2010. Un son résolument froid, glaçant même, dépouillé de tout artifice. Le retour à une formule chimiquement pure, celle qui se construit autour d’une boucle finement taillée, héritée de la fin du XXème siècle. Sur Marci Beaucoup, album hybride dans lequel il tenait le rôle de producteur accompagné au micro de nombreux invités, Roc commençait à s’éloigner quelque peu de ces ambiances hivernales. La musique y était toujours écorcée mais globalement plus chaude, parfois carrément estivale. Et même lorsqu’elle redevenait froide comme le marbre, le clip était quand même tourné en mode vacances au bord de la mer.

Heureusement, Roc Marciano fait peu de cas de la météo et rappe avec la même insolente perfection sous le soleil de L.A. qu’il le faisait sous la neige New-Yorkaise. Dans ce Rosebudd’s Revenge, il trouve même un véritable équilibre, évitant ainsi les ruptures de tons trop marquées qui avaient nuis à Marci Beaucoup. Côté invités, c’est un retour aux fondamentaux avec Ka et Knowledge the Pirate, ses deux gars sûrs, les vieux de la vieille. Côté production, on revient à la recette de Reloaded qui consistait à déléguer une partie des instrumentaux pour apporter un peu de variété, tout en conservant une tonalité d’ensemble. Fait remarquable à ce propos, Roc Marciano – qui touche au moins autant sa bille avec un sampler qu’avec un micro – n’est pas responsable des productions les plus marquantes de l’album. Que l’on se comprenne bien : son travail est de premier ordre, et les boucles de Stanley Cowell sur « Here I am » ou de Wanda Robinson sur « Pray 4 Me », entre autres, sont superbement choisies. Mais difficile en effet de faire l’impasse sur la grande réussite des Arch Druids, présents à cinq reprises (et précédemment responsables de « Emeralds »). Là où Marciano fait montre d’une rare orthodoxie dans ses créations dont rien ne dépasse, Don C et Animoss lâchent la bride pour un résultat moins traditionnel mais plus enlevé, plus énergique. Et c’est ici qu’éclate tout le talent, toute la technicité du rappeur, qui peut alors livrer quelques instantanés dont il a le secret. Ainsi dans le morceau-titre, un éloge de la qualité face à la quantité (« You not potent Ibuprofen / This is heroin that brown / Not that yellow shit they steppin’ all over it »). Dans « History », une leçon d’attitude pour tout proxénète qui se respecte (« On a platter, she gagged on the blatter / I smeared her mascara and flashed to Nevada »). Dans « Burkina Faso », l’amour du travail bien fait et du repos mérité (« The barrel smoke, my targets is never out of focus / Me and my lady slow kiss, low in the hot tub soaking »).

Comme toujours, les écrits de Roc Marciano sont tout aussi austères, sinon plus, que ses propres productions. Narrateur hors-pair, il ne fonctionne pas comme un livre ou un film mais il empile plutôt des images, comme pourrait le faire un projecteur de diapositives. L’économie des mots (« The fans demand new work, but I’m a man of few words ») est le leitmotiv de son œuvre. La formule est simple : plus l’effort de langage est minimal, plus l’image qui en découle va longtemps s’imprimer sur la rétine et dans les esprits. Et avec ses histoires de braquages, de dope et de putes si bien racontées, Roc Marciano donnerait envie à n’importe quel quidam un peu fragile d’esprit de plaquer son 9h-17h de fonctionnaire pour aller s’acheter un flingue, vendre de l’héro et soutenir deux-trois filles légères, dans le seul but d’exhiber ses nouveaux signes extérieurs de richesse.

Cependant, limiter Rakeem Calif Myer à son personnage de pimp – il n’est d’ailleurs pas toujours évident de situer la frontière entre le fantasme de Roc et la réalité de Rakeem – et à ses grosses couilles en or reste extrêmement réducteur. Déjà parce que Rocky, depuis sa première sortie discographique en 2010, gorge ses albums de nombreuses références culturelles qui viennent enrichir son personnage. Et on ne parle pas de Scarface (même si, comme tout un chacun, il ne résiste pas à l’envie de faire ses hommages à Tony de temps en temps). Marcberg par exemple était introduit par un monologue du philosophe Henry David Thoreau. Dans Reloaded, le temps d’un « 20 Guns » mémorable, il invoquait le Tchao Pantin de Claude Berri. Pas vraiment les références du premier rappeur américain venu, on en conviendra. Rosebudd’s Revenge n’échappe pas à la règle : on y retrouve entre autres un extrait d’interview du deejay Jamaïcain Super Cat en ouverture de « Gunsense », ou bien un sample d’une émission radiophonique de CBS Station de 1951 (« The Nation’s Nightmare », à propos du trafic de drogue à New York). Et puis il y a bien sûr Citizen Kane, le film d‘Orson Welles dont s’inspire le titre de l’album. Ensuite, si Roc Marciano a tout du bandit arriviste qui va essuyer ses pompes Gucci sur les gueules de ceux qui oseraient lui barrer la route, il n’est pas pour autant inconscient des conséquences d’un tel mode de vie. Dans « Pray 4 Me », il dévoile ainsi un versant plus introspectif de son personnage, versant auparavant entrevu dans « Thug’s Prayer ». Pas question de pleurer sur son sort non, plutôt de questionner ses actes et de creuser jusqu’aux origines du mal. Après avoir essuyer le sang de la crosse de sa pétoire il serait donc encore capable, au volant de sa nouvelle décapotable, de prendre un brin de recul sur sa situation. Si le morceau est un peu à part dans la tracklist, son existence est essentielle en ce qu’elle prouve la – relative – bonne santé mentale de Marciano, pas encore complètement abruti par les coups de feu et les billets verts. Mais surtout, « Pray 4 Me » vaut pour cette phrase assez fascinante qui résume à elle seule toute la dualité intérieure d’un tel personnage : « Crack tore the fam apart but / It paid for my first apartment »

« Roc Marciano empile des images comme pourrait le faire un projecteur de diapositives »

Ceci amène à essayer de mieux comprendre le titre si particulier de l’album. Inutile de dire qu’il en faut sous le chapeau et dans le pantalon pour nommer son œuvre d’après le film qui est régulièrement cité comme le plus important de l’histoire du cinéma, celui-là même à l’origine des vocations de dizaines de réalisateurs majeurs, de Martin Scorsese à Peter Bogdanovitch. Plus de soixante-quinze ans après sa sortie, le final de Citizen Kane est encore sujet à de multiples interprétations. Charles Forster Kane, magnat de la presse égoïste et mégalo incarné par Orson Welles, prononce un dernier mot énigmatique avant de mourir. Le film entier est centré sur cette recherche, qui devient autant celle des protagonistes que du spectateur : quel peut-être le sens des dernières paroles de cet homme tout-puissant ? De son côté, Roc Marciano a sans doute choisi l’interprétation la plus simple, mais aussi la plus bouleversante : « Rosebud », dernier mot prononcé par Kane, symbolise le déterminisme de l’existence humaine. Ce moment de bascule qui va définir entièrement, et parfois contre son gré, la vie d’un être. On retrouve en effet « Bouton de rose » écrit au dos de la luge en bois de son enfance, celle avec laquelle il jouait au moment d’être recueilli par le financier qui l’élèvera à la place de sa mère, et fera de lui ce qu’il est, à savoir un être aussi richissime qu’il peut être détestable. « Rosebud » n’est donc pas autre chose que tout ce que Kane aurait pu devenir, mais ne deviendra jamais. A contrario de cette idée, Rosebudd’s Revenge s’ouvre sur « It is what it is, fuck what it could have been ». Tant bien que mal, pour le meilleur et pour le pire, Marciano a pris son destin en main, avec un flingue dans l’une et une rose dans l’autre. Ce qu’il décidera ou non d’utiliser, peu importe, car le choix est sien. Et ses derniers mots à lui ne sonnent pas comme un regret, mais comme le conseil de toute une vie : « Don’t get caught in the shuffle »

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