La Rumeur
Regain de tension
Avec L’ombre sur la mesure, La Rumeur avait enfoncé le clou d’un triptyque implacable amorcé dans ses trois premiers volets : combattre les travers de l’industrie du disque ; pointer du doigt les ravages passés et présents du colonialisme ; lutter contre le dépérissement institutionnel des quartiers. La noirceur du constat contrastait avec la clarté du propos, pour un album finement écrit et patiemment élaboré. Pour ce qui est de ce Regain de tension, l’ombre qui plane sur la presque totalité des morceaux est celle du procès inique que leur intente le ministère de l’Intérieur pour diffamation, et le temps de la mesure n’est donc plus de rigueur. S’apprêtant à se défendre œil pour deuil et dent pour sang, ce nouvel album est à l’image du contexte qui l’a vu éclore : le fruit d’une haine dont les racines ont trop macéré dans le déni d’infamie pour qu’on puisse à présent la contrôler. Si, dans l’album précédant, La Rumeur avait sans conteste atteint le cœur des cibles visées, celui-ci a été conçu comme une décharge de plus sur des cadavres qu’ils comptent bien cribler de balles. Un disque exutoire, en somme.
Mais de telles intentions n’échappent pas à la mise en accusation. A plus d’un titre, cet album constitue un risque. Tout particulièrement, le risque artistique de s’enfermer dans un rôle de martyr, de se plaire à accentuer les traits de leur identité jusqu’à n’être plus que de vulgaires caricatures. La pochette de l’album, sacrifiant au rite iconographique, semble d’ailleurs annoncer ce virage. « Heureux dans mon cliché » confirme Ekoué dans ‘Les mots qui me viennent’. On craint La Rumeur définitivement passée du côté des « conformistes de l’anti », comme tant d’autres avant eux. Une écoute attentive s’impose pourtant aux sceptiques. Certes, on est loin des récits scénarisés et des fines descriptions sociales, mais tel n’était pas le but ici. L’affrontement direct est de rigueur, et s’il est vrai que Philippe ou Ekoué se laissent parfois aller à la facilité, l’ensemble s’avère finalement plus que correct et assume parfaitement sa fonction d’exutoire, relayé par un Hamé à la verve incisive : « Inscrivez greffier, le prévenu n’exprime aucun regret !« .
Autre danger, celui de réduire à néant l’identité sonore installée à l’occasion du premier album – colorée au jazz et nappée d’une certaine ambiance cinématographique – au profit d’une tonalité plus synthétique ébauchée avec la réédition de L’ombre sur la mesure. Si le résultat s’avéra imparable pour ‘Nous sommes les premiers sur…’, ce fut loin d’être le cas pour ‘Le dortoir des grands’ ou ‘La théorie du tonton’. ‘L’encre va encore couler’ répond d’entrée aux questions qu’on était en droit de se poser, sur un riff court et tendu annonçant un climat oppressant. Le reste des productions se charge de poursuivre dans la même veine, à base d’instrus chargées d’électricité, souvent relevées de notes de synthés entêtantes témoignant de ce « regain de tension ». Soul G, seul en l’absence de son acolyte Kool M, s’en sort plutôt bien au final, mais sans coup d’éclat ni grand brio. Il assume en fait un rôle de second plan, ses instrus n’ayant d’autre but que de servir de support pour des voix martelant jusqu’à épuisement leurs plus franches rengaines.
Pour la défense des prévenus, on invoquera en tout cas la puissance de la déflagration que constitue chaque couplet. 40 minutes de son c’est peu, certes, mais l’intention et la volonté manifestées dans chaque strophe justifie l’existence d’un album compact et dense. Un pavé, voilà ce qu’est ce disque, un cocktail rapologique brut et sans fioriture : « Passe-moi l’étoffe, la bouteille et l’essence que je te montre comment ces enculés se balancent dans tous les sens » rappelle Philippe dans le fameux hymne ‘Nous sommes les premiers sur…’ qui fait ici office de bonus track. 12 titres, 11 inédits. Fini le temps des interludes, de la prise de recul, et de la finesse des concepts ; place à l’urgence, à l’impact des mots. Une tension palpable pour mettre fin aux palabres.
En terme de rafale verbale, l’enchaînement au milieu du disque de ‘Soldat Lambda’, ‘P.O.R.C.’ et ‘Inscrivez greffier’ s’impose dès lors comme un exemple. Le titre ‘P.O.R.C.’ – qui vaut surtout pour la puissance de son refrain – s’y révèle ainsi bien meilleur qu’isolé au sein d’un pauvre maxi 1 titre. Quant à ‘Inscrivez greffier’, il reste le sommet de l’album, l’affront ultime aux institutions exécuté par Hamé, déjà auteur de l’article qui sera bientôt jugé. Celui-ci ne démontre d’ailleurs aucune faiblesse tout au long du disque et confirme tout le bien qu’on pensait de lui, tout en prenant soin d’accélérer par moment son débit. Au registre des satisfactions, on n’oubliera pas Mourad dont la faible présence est compensée par la netteté de ses apparitions lors des morceaux collectifs où son flow coulé, moins régulier que les autres, apporte des variations intéressantes.
Verdict : une écriture moins soignée, privilégiant souvent l’insulte et le premier degré, et un habillage sonore plus anonyme font de cet album un essai moins intemporel que son prédécesseur. Ce disque épidermique constitue néanmoins une piqûre de rappel dont on a de quoi se satisfaire ; quand l’aiguille perce les tympans, c’est un long frisson qui vous traverse l’échine. Certains resteront nostalgiques de L’ombre sur la mesure, mais dans le contexte actuel, le choix de la force plutôt que la finesse s’avère pour le moins efficace.
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