Redman
Dare Iz a Darkside
Depuis L’Empire Contre-Attaque et l’écrasante victoire du Mal contre le Bien, cela est devenu commun – voire un cliché – pour une suite de s’assombrir par rapport à l’œuvre originale. Les exemples au cinéma se comptent à la pelle – Le Temple Maudit pour citer le plus évident. En musique, et plus particulièrement dans le rap, nos pensées iront vers les deuxièmes albums de De La Soul, Onyx ou A Tribe Called Quest. Mais dans cette démarche, peu auront été aussi loin que Redman avec son Dare Iz a Darkside, véritable double négatif de son prédécesseur. « I was living in a real dark world at that time. I was doing a lot of acid and I was seeing shit (…). I don’t even do « Can’t Wait » at my shows today (…). In fact, I hardly do anything off of Dare Iz a Darkside. I think the reason why is because it reminds me of a darker time in my life. It was a weird time. When that record went gold I was like, ‘Damn…are you serious ?’ » confiait Redman à Vibe en 2010.
Après Whut? Thee Album, un premier grand classique à base de rythmes funk entrainants, de leçons de roulage et d’un bagout inimitable, Reggie Noble est au sommet. Du jeune rookie que l’on découvrait sur Business As Usual, il est passé dans la catégorie poids lourd. Forcément, l’exercice du deuxième album s’annonçait d’autant plus difficile. Probablement pour se délester de ce qui aurait vite pu devenir un véritable fardeau, il coupe l’herbe sous le pied de toute conjecture. Dès l’introduction, le retour de son psychiatre fictif le Dr. Trevis, qui ordonne à Redman d’oublier son premier album pour mieux s’atteler au nouveau, atteste d’une chose : ce second opus s’inscrira autant dans la continuité de son prédécesseur qu’il en consommera la rupture, nette et précise.
Cette rupture, elle se veut avant tout d’ordre musical. Largement épaulé par Erick Sermon deux ans auparavant, Redman prend ici son indépendance en tant que beatmaker. Le leader des EPMD se « contente », quant à lui, de coproduire quelques morceaux et d’un rôle de producteur exécutif. Comme pour Whut? Thee Album, le grain de son et la multitude de samples sont à chercher du côté de chez George Clinton (Parliament et surtout Funkadelic, dont la pochette de Maggot Brain a largement inspiré celle de ce Dare Iz a Darkside), des Ohio Players et de tous ces chantres de la funk music bien grasse. La différence ici, c’est qu’ils passent tous autant qu’ils sont à la moulinette du côté obscur, pour en ressortir déformés, encrassés, enténébrés. Et le résultat est plus que probant. Du début à la fin, la composition est d’une homogénéité parfaite. Noirs, terreux et obscurs, les beats de Reggie Noble résonnent avec une lourdeur rare. De « Da Journee » à « Rockafella » en passant par « Wuditlooklike », les carreaux ont bien le temps de sauter plusieurs fois. Même « Green Island » et « Can’t Wait » – seules touches un peu colorées dans cette masse sombre – ne suffisent pas à rallumer la lumière éteinte depuis « Bobyahead2this », parfaite mise en bouche gorgée de basses ronflantes et d’inquiétants bruits distordus.
« Sa technique ? Imparable d’aisance et de facilité. Ses interjections ? D’une prestance impressionnante. Son écriture ? Imagée, hyper référencée et franchement drôle. »
Quant à Redman le rappeur, il survole les beats de Redman le producteur avec une adresse déconcertante. Que ce soit clair : le peau rouge est un monstre de tous les instants. Sa technique ? Imparable d’aisance et de facilité. Ses interjections ? D’une prestance impressionnante. Son écriture ? Toujours très imagée, hyper référencée et franchement drôle, elle fait mouche à chaque ligne. Aucun besoin de réinventer la roue de ce côté-là : hymnes enfumées, plaisirs débauchés, egotrip bien senti et chasse aux imitateurs et autres faux rappeurs sont, une nouvelle fois, le lot commun de l’album. Il n’y a aucun temps mort aux élucubrations de Reginald Noble, qui ne lâche le micro que pour tirer son coup (l’interlude de « Noorotic », moment de génie inégalé) ou le refiler à ses compères, pas franchement manchots. Cela donnera « Cosmic Slop », l’un des morceaux les plus saillants du disque, avec E Double ouvrant les hostilités de son flegme légendaire, l’entrée fracassante d’un Redman enragé et Keith Murray, stellaire, qui ferme le bal. Tout au plus pourra-t-on relever une légère baisse de régime à mi-parcours, la faute à quelques productions moins inspirées et une unité de ton qui, sur la longueur, pourra sembler passablement répétitive à certains. Ce ne sera que pour mieux se prendre en pleine gueule le terrible « We Run N.Y. », son sample redoutable de KRS-One et la performance d’une Hurricane G déchaînée, qui voit plus rouge encore que son acolyte.
Avec son esthétique sombre et violente, son MC aussi facile que virulent, sa texture crasseuse, ce deuxième opus de Redman répond à tous les canons du rap new-yorkais d’une année 1994 particulièrement riche en la matière. Et pourtant. Perdu quelque part entre son indispensable prédécesseur et son non moins essentiel successeur, Dare Iz a Darkside est sorti, malgré son succès, dans une relative incompréhension. Pire, il est régulièrement oublié lorsque l’on évoque a posteriori l’œuvre de Redman. Il convient donc de réhabiliter ce monument de noirceur, hymne funkadelic délirant, dégoulinant d’herbe fraîche et de basses heavyweight. On imagine mal Dark Vador, à bord de son Étoile Noire, s’ambiancer au rap avant d’aller découper du Jedi au sabre laser. Mais avec un Beats By Dre en lieu et place de son heaume noir, voilà le disque idéal qu’il aurait pu, volume à fond, se passer dans le casque.
Avec le recul, Redman le met tout en bas de sa liste (!).
« Je ne comprends même pas que les gens aiment cet album. J’étais vraiment super drogué quand je l’ai fait. » (http://noisey.vice.com/fr/blog/range-tes-disques-redman)
Très bonne chronique. J’ai été traumatisé par cet album que je trouve plus homogène que le premier et qui répond plus encore à ce que j’aime en matière de rap east coast 😉
L’UN DES MEILLEUR RAP US