Chronique

Cunninlynguists
A Piece Of Strange

QN5 - 2006

Déjà trois albums pour Cunninlynguists, cinq ans après leur révélation discrète et artisanale (Will rap for food), et trois après Southernunderground, leur coup d’éclat. Né de la rencontre entre le producteur Kno (Géorgie) et le rappeur Deacon the Villain (Kentucky), le duo adepte de stimulation orale est devenu trio avec la greffe de Mr SOS en 2003 le temps de Southernunderground, l’un des albums les plus attachants de ces dernières années. On y entendait deux fous de hip-hop parler de rupture sur un sample d’Elton John, imaginer une matinée de 11 septembre avec délicatesse et partager la même nostalgie que Masta Ace sur un titre printanier, le désormais classique ‘Seasons’. Quelques mois après, quand Kno dégaina sa version remixée du Black Album de Jay-Z, début 2004, les frissons et l’admiration furent suivis d’une impatience grandissante, enfin interrompue aujourd’hui avec la sortie de cette Piece of strange intrigante et envoûtante.

C’est désormais une certitude : 10 ans après « ATLiens », Cunninlynguists apparaissent plus que jamais comme de turbulents descendants d’OutKast. Un héritage pleinement assumé dans ce nouvel album dont la filiation avec la Dungeon Family (période 96-98) est troublante, et pas seulement par la présence remarquée de Cee-Lo dans ‘Caved in’. A l’écoute de plusieurs refrains, on pense aux vocalises d’Andre Benjamin (‘Nothing to give’, ‘America loves gangsters’), et on croit reconnaître les guitares désespérées d’Organized Noize ça et là. Mais il y a aussi ces discrètes similitudes : la nymphette nue sur la pochette, d’abord (ouvrez donc le boîtier de vos anciens OutKast, pour voir) et puis l’intro, légère et grave, dont le chant désenchanté (« Where will you be tomorrow if it ends today ?« ) semble faire écho à l’inoubliable ‘You may die’, qui ouvrait le deuxième album d’OutKast. On ne sera donc qu’à moitié surpris en apprenant que Deacon et Kno produiront l’intégralité du prochain album de Witchdoctor, pilier de la DF : de College Park au Morehouse College, l’influence est là, évidente, mais la grande force du groupe, c’est d’avoir réussi à complètement l’intégrer à sa musique tout en conservant sa singularité et sa sensibilité, pleinement exprimée sur ce disque.

APOS n’est pas un album comme les autres. Minutieusement réalisé, il n’en demeure pas moins un objet musical aux contours flous. Moins académique que Southernunderground, mais plus maîtrisé, A piece of strange semble avoir été conçu entre une réelle volonté de conquérir un nouveau public et la tentation de perdre l’auditeur dans ses méandres instrumentaux et visuels, jusqu’au mystère de la pochette – « C’est vraiment impossible à expliquer, c’est simplement quelque chose qui doit être ressenti en passant par la musique » nous confiait Kno il y a quelques mois. L’impeccable performance des invités – Immortal Technique introspectif, Tonedeff contemplatif – et l’écriture minutieuse des refrains font d’APOS une grande réussite rapologique, mais sa forme surprenante – entre petits tubes et méditation instrumentale – le transforme aussi en une œuvre flottante et déroutante.

Entité mouvante, Cunninlynguists est aujourd’hui composé de Deacon, Kno et Natti, du groupe Kynfolk. Mr SOS est reparti en solo, Kno ne rappe presque plus (un couplet sur l’album), mais prend une toute autre ampleur derrière les machines. Il était auparavant un beatmaker imprévisible, il est aujourd’hui un producteur complet, à la fois songwriter, chef d’orchestre et directeur artistique. En écoutant ses créations, on savoure ce mélange d’influences quasi-parfait entre black music et peau claire. Côté hip-hop, ses références naviguent entre la côte est (sampling dominant, rythmiques sèches) et le sud des États-Unis pour la rondeur des lignes de basse et l’esprit live des productions. Soutenu par quatre instrumentistes – clavier, batterie, basse, guitare – Kno compense son silence par des compositions décoiffantes (deux mots : ‘Beautiful girl’), et s’offre plusieurs espaces instrumentaux impressionnants, comme la conclusion inattendue du mitigé premier titre, ‘Since when’. Son sens de la mélodie et la subtilité de ses choix font de A piece of strange un petit bijou de production. Les samples vocaux, trop souvent utilisés jusqu’à plus soif, sont ici disséminés judicieusement, et donnent toute sa justification au titre de l’album. Les voix – fragiles, lointaines, légères – et les phrases choisies (« Late at night, the bad don’t seem so wrong« ) apportent aux compositions et aux thèmes traités une profondeur et une émotion parfois bouleversantes. Un exemple ? Cette phrase interrompue – « Old fashioned people, they never know why… » – qui intervient à mesure régulière entre basse et piano dans le titre du même nom. Un régal.

Hier, On a aimé Southernunderground pour la qualité de sa production, la sympathie qui se dégageait du groupe, et ces petites mélodies hors-modes qui venaient vous cueillir sans crier gare (ha, ‘Appreciation’). Aujourd’hui, on succombe à A piece of strange pour les mêmes raisons, sauf que cette fois-ci, l’ensemble paraît plus robuste, plus musical, plus abouti, comme si Deacon et Kno réussissaient enfin à créer la musique dont ils avaient toujours rêvé. Finalement, le sens de l’album se trouve peut-être dans les yeux et la main tendue de cette naïade sur la pochette. Le message ? Courir la rejoindre pour savourer chacune des trouvailles de ce disque doux et triste, fignolé dans ses moindres recoins. A (master) piece of strange.

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