Classique

Ice-T
Original Gangster

Sire Records / Warner - 1991

Quand Ice-T, alias Tracy Marrow, balance en 1991 Original Gangster, son quatrième album, il possède un des CV les plus chargés de l’histoire du rap. Quoique né dans le New Jersey, il est alors l’icône d’une « West Coast » dans laquelle se développe une variété de styles plus large que l’expression le laisse croire. Le pimp motherfucker Ice-T, inventeur d’un amalgame improbable et cohérent de beauferie et de classe, a un charisme évident. Ici, pas de tergiversations : cet album est une pièce d’exception. Ice-T prouve qu’il sait tout faire ; mais mieux que les autres.

Petit flash-back. Pendant une jeunesse lycéenne passée à South Central L.A., baptisée « home of the bodybags », Tracy Marrow se mêle aux affaires de gangs locales. Il récolte une ou deux bastos au passage, au cours de braquages qui tournent vilain. Les gangs, les filles… Pas mal truand, franchement maquereau, Ice-T est placé sous les projos par le film Breakdance en 1984. Parallèlement, il trimballe sa voix inimitable dans des petits studios avant de signer son premier grand morceau, le célébrissime ‘6 In The Morning’. Alpagué par une branche de Warner, Sire Records (qui signera en l’occurrence Original Gangster), Ice-T impose ses conditions — ou bien, comme on préfère, arrange intelligemment un terrain d’entente commercial avec des dirigeants dont la respectabilité morale sait tolérer des écarts à la perspective de ramasser quelques dollars de plus. Il fonde le Rhyme $yndicate avec Afrika Islam, co-fondateur de la Zulu Nation, label sur lequel signeront entre autres les légendaires oubliés Hijack, les aléatoires House of Pain, ou des troisièmes couteaux comme Donald D (en featuring sur ‘Fly By’).

En 1991, Ice-T a donc déjà trois LP derrière lui : Rhyme Pays (1987), Power (1988), et The Iceberg/Freedom of Speech (1989). Un album par an : l’homme est au sommet de sa carrière. Tout au long de celle-ci, Ice-T a peaufiné un emceeing viril et versatile. Son atout principal : un sens de la narration à la fois mis en scène et clinique, fondé sur des descriptions habilement ambiguës, entre apologie et démystification de la vie du malfrat moyen (’New Jack Hustler’ : « I got nothing to lose, much to gain, in my brain, I got capitalist migraine… »). Oscillant constamment entre le premier degré et son apparence, jonglant avec les contradictions, il alterne adroitement rimes tête baissée et marques de distanciation, humour rase-mottes et pédagogie sociale. ‘Bitches 2’ fait le point : posant un flow chaloupé sur une trompette chuintante, Ice-T démontre en quatre couplets et autant d’anecdotes que le terme est mixte. D’une polyvalence à toute épreuve, le rappeur est l’aise sur tous les plans : tranches de vie du ghetto, histoires de fesses, récits personnels (‘Original Gangster’, dans lequel il retrace ses débuts et son parcours), dénonciation de la répression et du contrôle social aux Etats-Unis (l’outro, ‘Ya Shoulda Killed Me Last Year’, évoque la guerre du Golfe récemment commencée) et défense de la liberté de parole (‘Freedom of Speech’, sur l’album précédent, où il invitait Jello Biafra). Original Gangster rassemble toutes ces facettes pour les fondre en une unité éclatée.

« Brainstorm, microphone napalm, this is it, words from a time bomb… ». Sorte d’exact opposé d’un conte de Walt Disney, Original Gangster est un monument sonore. Aux manettes : DJ Aladdin, Afrika Islam, DJ SLJ et Ice-T en personne. Le son est une merveille : violent, crasseux, jazzy et noir, traversé des scratchs de DJ Evil E. Un vrai travail de sampling passe les influences à la moulinette (la récupération de Bobby Humphrey sur ‘Mic Contract’), utilisant les cuivres avec une rare efficacité. La même atmosphère urbaine et brutale imprègne vingt-quatre plages pleines à craquer. « My brain’s a handgrenade… catch » : sirènes, bourdonnement menaçant des hélicos, alarmes, fumée, rafales de mitraillettes… Une atmosphère d’urgence pleine de ruptures et de sons bricolés, et qui ne cesse jamais, même quand l’ambiance se détend. Avec ça, le rendu cinématographique de certains titres est impressionnant de réalisme, à l’instar de l’exceptionnel ‘Midnight’, récit haletant d’une course-poursuite mortelle. La voix d’Ice-T fait traverser l’enfer avec un charme hors du commun. Son phrasé s’adapte insensiblement à toutes les circonstances, le ton se faisant tour à tour rapide et nerveux (‘Straight up nigga’), « poli mais ferme » (le grandiose ‘Mind over matter’), sec et horrifique (‘Pulse of The Rhyme’ et sa boucle de guitare).

Ice-T est un des plus grands narrateurs que le rap ait produit. Rien qu’avec son timbre de voix, sans même parler du talent qui va avec, il pourrait tout se permettre. Il ne se gêne d’ailleurs pas, en s’essayant à différents exercices de style. Pour faire chier les critiques anti-rock, il balance le premier single de son groupe Body Count, avant de se lancer dans un couplet a capella. Puis, avec ‘Lifestyles of the Rich and Infamous’, il livre un morceau fendard qui raconte les coulisses et les déboires de la célébrités : les tournées, c’est pas du tout ce qu’on croit… Ice-T révèle l’enchaînement des galères (auxquelles il ne renoncerait bien sûr pour rien au monde) : l’organisation bordélique de bout en bout, les interviews casse-couilles, les transports chaotiques (« The plane’s a small one, no fun at all… Bouncin’ round the air like a tennis ball, when it touches down, I wann kiss the ground… »), le matériel qui déconne, les fans devant lesquels faire bonne figure (« I turn my angry frowns into fake laughs« ), les MC locaux qui s’incrustent… jusqu’aux groupies qui sont des créatures de cauchemar (« Sounds fly like a hype sex thriller ? But see she looks like Godzilla !« ). Dans un contre-pied final parfait, sur ‘The Tower’, il livre un morceau glaçant de sobriété sur l’incarcération, qui atteint des sommets dans l’art du récit filmique.

Bref, s’il échoue à convertir les âmes égarées qui répugneraient à se pencher sur un tel chef d’œuvre, l’auteur de ces lignes sera fiché comme un mauvais intermédiaire. Evidemment, un facteur générationnel joue certainement son petit effet. Le nouveau venu, passé à côté jusque là, ne profitera pas des souvenirs émus et indissociables de l’écoute de celui qui réécoute son vieil Original Gangster rayé, chèrement acquis à l’époque. Mais il devrait être rapidement convaincu : ici, on est dans le grand. Pas besoin d’être intemporel : « Original Gangster » est daté, et c’est ça qui est bon.

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