Hatrize
Nulle part où le silence
30 Novembre 2049
Ces vingt dernières années, les tours avaient poussé à une vitesse affolante. Toutes avec la même obsession : se parer de verre, comme si elles prônaient la transparence. Mais tout le monde savait que cette transparence-là était un mensonge. Comment penser autre chose d’immeubles démesurés, érigés et conçus par et pour les gens qui se proclament « être biens » ? Leur couleur bleue était trop froide pour être honnête, surtout à cette heure de la nuit. Pire, c’était avec une docilité bien trop suspecte que cette teinte se mariait aux gyrophares des vaisseaux de police et aux signaux de position des drones, naviguant entre les façades comme des frelons d’acier. Postée sur un toit, entre deux enchevêtrements de câbles et des gaines de ventilation, la silhouette d’un homme regardait cette ville, plus verticale que jamais. Comme si elle avait rempilée toutes ses cartes.
« Pronostic sombre pour l’équipe d’en face »
De là, les arcs électriques et les feux allumés par les émeutiers étaient parfaitement visibles. Cela pouvait sembler loin vu depuis les étages à trois chiffres des habitations. Mais dans ce monde, ce qu’on appelait autrefois les faubourgs puis la banlieue (avec toujours une pointe de morgue condescendante dans la voix de ceux qui prononçaient ce mot) se situait désormais au rez de chaussée des villes tentaculaires, devenues si vastes qu’elles étaient maintenant dénuées de frontières. La société aussi s’était verticalisée. Plus que jamais. Métaphore du phénomène : la plèbe vit au sol, au mieux dans les étages où on ne risque pas la mort à coup sûr si l’on tente de se défenestrer. Mais une fois passé les niveaux où les odeurs et clameurs de la rue ne peuvent plus être ressentis, c’est l’auto-proclamé nouveau-monde qui vivait. Les airs lui appartenait et ça avait été la meilleure manière d’invisibiliser « ces familles et ces mondes qui excèdent. »
La seule verticalité que l’homme perché sur le toit affectionnait, c’était celle du canon de son arme. Il n’était pas à un paradoxe prêt dans une société qui en était surpeuplée. Le fut de son fusil mitrailleur était lui-aussi couleur bleu-nuit. Chrome. Comme les tours qu’il exécrait. Il avait une fois confié à la femme assise à côté de lui : « À cran, je sens que tout peut me perdre quand l’acier me frôle. » Ce soir, devant le feu, il avait répété l’un des mantras qu’il psalmodiait une trentaine d’années plus tôt : « j‘attends pas, je tire en l’air si je veux que les planètes s’alignent. » Pan ! La balle siffla et s’éleva plus haut que tous les immeubles aux alentours. Une petite victoire. Son ami Arm en aurait sourit et aurait à coup sûr commenté ce geste en disant : « Balle perdue dans poche trouée. » Quant à lui, il n’aurait jamais tiré sur quelqu’un. Le coup de feu n’était que sa manière d’orner, avec sa propre ponctuation, l’atmosphère désincarnée du nouveau-monde.
« Dans l’atmosphère, la mort danse avec la lune, des airs de déjà-vu m’obsèdent »
L’Armée des 12 – « Hélium liquide »
À l’époque, le tireur se faisait surnommer Hatrize. Il faisait de la musique et pensait qu’écrire lui permettrait d’éviter les longues peines. Ce qui se passe aujourd’hui, il ne l’avait pas théorisé, il ne l’avait pas prédit : il l’avait rendu musicalement palpable. C’était tout ce qu’il souhaitait, lui qui dans ses chansons avait dit : « On a poussé sans voir qu’on avait des problèmes, résultat des courses on a retenu aucun de vos proverbes ». Il l’avait dit en rappant. Oui, en rappant, car même s’il chantait parfois, Hatrize rappait, et diablement bien. Ceux qui avaient écouté le premier couplet de « Gratte-ciels » le savaient.
Tout ce qu’il avait à dire, il l’avait dit sur une texture synthétique. Était-ce pour pour mieux refléter comment le monde était en train de se distordre ? Il chantait en invoquant le ciel, en électrisant l’air. Ses outils ? Des fulgurances poétiques, ramenées subitement au sol par des réalités perceptibles, violentes et brutales. « Me parle pas de République, il me reste des traces des coups de matraque. » Il ne voulait pas être trop souvent explicite, juste par saillies. Plutôt que prédire la fin d’un monde, il voulait plonger les gens dans une atmosphère grondante de solitude désincarnée.
« Harnache le ciel au cas où nos têtes sèment le trouble »
Pendant qu’il repensait à tout cela, il sentit crisser sous ses semelles les débris d’un drone abattu quelques heures plus tôt. Hatrize était aujourd’hui dégoûté par le ciel. Enfant pourtant, il était attiré par la voûte céleste, les couleurs de l’horizon et même les nuages. Peut-être pour cela qu’il avait paré sa musique de références au ciel et d’un tissu musical cloud-rap, un genre en vogue à l’époque. Il y avait trouvé le meilleur moyen d’électriser l’atmosphère. Pendant que certains se délectaient de codéine, de lenteur et d’un spleen vaporeux, lui avait affectionné la tension qui précède les orages, les interférences magnétiques. Tout devenait hackable, tout pouvait être crypté, pourquoi le ciel et le cloud ne le seraient-ils pas ? Alors qu’il regardait les feux allumés le long des avenues rectilignes, il se souvint de cette phrase qu’il avait plastronné au gré d’un couplet : « Il n’y aura pas de Uber pour traverser les décombres ».
Ils étaient peu nombreux à avoir entendu son disque qui de toute façon n’était pas un appel à la révolte. Aux modèles, il préférait les valeurs. Il aimait aussi projeter l’avenir, de la même manière qu’il avait tant voulu depuis toutes ces années projeter la nation au volant du crashtest. Les valeurs, il ne voulait pas en démordre. Elles ne l’avaient jamais déçu et en plus, c’était la dernière chose gratuite en ce monde. Il les avait animées en musique, dans un mélange de violence et de poésie. Sans jamais se défiler face à une image ou une métaphore, il chantait ce que certains aurait qualifié de marxiste, d’autres de libertaire. En 2018, se dire marxiste était déjà considéré presque comme un gros mot. Ça attirait les soupirs, et l’ennui teinté de mépris se lisait sur les visages. Hatrize savait pourtant que le monde était régi par un rapport dominant dominé et qu’un jour, tout cela craquerait. « Je crache des faisceaux sur les maîtres occupés à placer les ombres » avait-il dit un jour. Ce qui est vertical finit toujours par s’allonger ou s’écrouler. C’est dans l’ordre des choses, qu’elles que soient les certitudes de ceux harnachés sur leurs deux pieds, qu’ils soient de chair ou de béton.
« Je termine les phrases que le futur commence »
Ses contemporains l’auraient comparé à son ami Arm, déjà vu à l’époque comme le dernier empereur des villes du futur, celles qui devaient finir par ressembler à Neo Tokyo. Il partageait avec lui un champ lexical à la fois minéral et aérien. D’autres voyaient dans sa fascination pour les paysages futuristes devenus réels, les influences d’Hi-Tekk de La Caution. Mais tout ça n’était plus de la science-fiction, ni du post-apocalyptisme. C’était désormais réel. Ses refrains mi-chantés mi-psalmodié laissait l’auditeur entre deux eaux. Ce mec est-il en train de se préparer à la guerre en faisant des pompes, ou est-il en train de prier le ciel ? En l’écoutant, même l’autotune qu’il utilisait avait les cordes vocales froissées, chantait en vibrato. Une chose est sûre, il posait ses mots pour les perdants, les mêmes que ceux du rez de chaussée d’aujourd’hui.
« J’ai avancé l’heure de la chute, changé le visage du perdant »
Un nouveau foyer s’alluma à l’horizon, remplaçant à son tour le clignotement des néons. Les pronostics devenaient effectivement très sombres pour l’équipe d’en face. Ou plutôt faudrait-il dire : pour celle d’en haut. Il reprit le fusil qu’il avait calé entre deux armoires techniques et cavala dans les escaliers de service, à une vitesse qui laissait penser qu’il plongeait pour percer le sol. « Renverse le monde, il pourrait que tu y trouves du sens. » Voilà ce à quoi Hatrize, âgé désormais de 57 ans, pensait en dévalant les marches. Voilà ce qu’était devenu le monde un soir de Novembre 2049. Ce mois là, Hatrize l’avait chanté avec Arm trente-et-un ans plus tôt. C’était dans un disque qui s’appelait Nulle part où le silence. Il était sorti un soir de novembre 2018.
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