Chronique

Redman
Muddy Waters Too

Gilla House / Riveting Music / Groundwērk - 2024

2024 sonne cinquante et un ans de hip-hop. Juste assez de temps pour que ce terme devienne un mot vieux – après tout, c’est l’âge d’un jeune grand-père – quitte à être remplacé aujourd’hui par l’expression « la culture ». En cette même année, Redman fait partie des cinquantenaires qui ont eu l’occasion de sortir un album « come-back », ou en tout cas avec une période de temps conséquente avec leur précédent. Parmi ces disques, il y a eu des réussites (The Force de LL Cool J produit par Q-Tip, Auditorium Vol.1 de Pete Rock et Common), des disques moyens (W.A.W.G. de Dogg Pound, Man Down de Ice Cube, Pomona Love d’Above The Law, 1 of 1 de MC Lyte) et des déceptions (Missionary de Snoop Dogg produit par Dr. Dre, Real Psycho de B-Real et Psycho Les). Spoiler : Muddy Waters Too de Redman fait indubitablement partie de la première catégorie. Pourtant, après de nombreuses sorties en dessous des attentes, même les fans de l’homme rouge n’en attendaient plus grand-chose. D’autant plus que l’arlésienne était annoncée depuis trop longtemps. Redman était en eaux troubles, il s’en sort finalement propre comme un sou neuf.

Mais avant de lancer Muddy Waters Too, une tracklist de trente-deux titres et d’une durée de quatre-vingt-une minutes donnait le vertige. À l’heure où les formats n’atteignent majoritairement pas la vingtaine de pistes, Redman propose un format king size ressemblant aux mixtapes des années 2000. Autrement dit : un handicap anachronique à rajouter pour une suite d’un album culte. Mais ce serait oublier que le MC de Newark est coutumier des albums XXL : ses six premiers albums avoisinent les vingt-trois pistes en moyenne, interludes compris. Ce serait également faire abstraction que les tendances ne sont pas la priorité de Reggie Noble et que le rappeur au crib le plus pourri de MTV Cribs (« Did I clean my apartment? Never / MTV said it’d be a bestseller ») n’a pas son pareil quand il s’agit de dérision et d’humour cartoonesque. Une attitude qui fait en grande partie le sel de cet album « full-pack » qui pousse les potards du Funk Doc au maximum.

Reconnu dans les années 1990 pour cette gouaille grasse et ses flows élastiques, Redman inscrit une partie du contenu de Muddy Waters Too en réaction au rap d’aujourd’hui. « They say I’m a little old to be doing rap / I said, that crap y’all doing? I ain’t doing that » sur l’explosif « Booyaka Shot » est une des multiples balles perdues à l’encontre des jeunistes. Sur « Don’t You Miss », il exprime sa nostalgie des nineties avec une bonne dose de mauvaise foi sans oublier une couche de salaceries (« I got Lil’ Kim poster, her legs open, I stared at it so much, I can taste it / Don’t you miss wearing North Face coats? It was like, it was sorta cool to be broke, right »). Redman est dans son ton, celui de toujours, et la bienséance n’a pas de prise sur lui. Écouter une fois de plus les aventures de « Soopaman Luva », sur un sample grillé de Bernard Wright, pour un septième chapitre digne d’une rencontre entre la série The Boys et le film du super-anti-héros Hancock est une tranche de rire assurée. Il en est de même pour les six interludes aérant l’album avec une galerie de personnages burlesques entre le graveleux et dégueulasse « Uncle Quilly » (présent depuis Whut? Thee Album), une parodie d’Obama bien décidé à reprendre son double mandat (« Obama Stick Up ») ou encore Redman lui-même à la recherche de son sachet de weed (« My Weed’s Been Taken »). Une weed qui n’est évidemment jamais bien loin et qui se fait le sujet de « Kush » en compagnie d’un Snoop Dogg donnant le pendant smooth au côté dynamite de Redman. Parmi les invités  se bousculant au portail pour délivrer d’excellentes prestations se trouvent son éternel comparse Method Man qui jure en français dans « Lalala », Faith Evans sur le radio-friendly « Hoodstar » ou encore KRS-One pour, encore, une ode à la gloire du hip-hop des 1990. Redman recolle également avec les traditionnels posse-cuts de cette époque en conviant sur « Lite It Up » une armée de rappeurs du New Jersey, de Channel Live à Heather B en passant par Nikki D, qui auraient peut-être mérité mieux qu’une éternelle version de « Rapper’s Delight » en guise d’instrumental, même si le clin d’œil est évidemment le bienvenu.

Car c’était l’autre défi de Muddy Waters Too : sonner actuel tout en respectant l’héritage funk de son auteur, lui-même influencé par les productions d’Erick Sermon aux côtés duquel il a laissé sa première trace discographique. À travers les ondes fictives de la WKYA (We Kick Yo Ass) Radio, présente dans l’univers Redman depuis Malpractice, c’est un funk actualisé concocté majoritairement par Redman (épaulé par Theory Hazit, Chris Pinset, Dez The Producer ou Vinyl Frontiers) et Rockwilder qui dégouline des enceintes. « Lalala » avec ses cuivres triomphants et ses gimmicks percutants rejoint les meilleurs bangers des blunt brothers, les synthés de « Hoodstar » transportent dans une block party presque disco hosté par Kid Capri, les accords squelettiques mais dynamiques de « Pop Da Trunk », « Wave » et « Booyaka Shot » laissent à Redman les espaces pour poser son phrasé bulldozer alors que les nappes futuristes et la talkbox de « Kush » viennent enrober les flows complémentaires de Snoop et Redman. Le mentor Erick Sermon prête main forte sur « Don’t You Miss » en samplant la soul moderne du Menahan Street Band tout comme le Californien Rick Rock qui couple un piano entêtant à une batterie soutenue sur « Why U Mad ». Quant au duo Mike & Keys, il propose une aération bienvenue sur un doux mais efficace « Goofy » en compagnie de la douée Ke Turner pour accompagner Redman.

Avec l’économie de quatre ou cinq titres dispensables au début et aux trois quarts de l’album, Muddy Waters Too réaliserait l’exploit d’un vingt-quatre titres quasi-parfait. Mais ces quelques redondances n’empêchent pas de rester béat devant un retour aussi réussi et un résultat restant fidèle à une formule initiée au début des années 1990 tout en la modernisant. Muddy Waters Too préserve toute l’essence potache de Reggie Noble et vient tordre le cou, ou plutôt briser la nuque, aux idées toutes faites exprimant que le rap est une musique de jeunes. À 54 balais, Redman a autant de fougue qu’un nouveau rappeur venu marmonner ses mésaventures dans un micro. Son neuvième album studio en est un manifeste : le rap est aussi une musique de vieux.

Fermer les commentaires

Pas de commentaire

Laisser un commentaire

* Champs obligatoire

*