Freeze Corleone
LMF
Avec LMF, Freeze Corleone a sorti un disque à l’ambition radicale, souvent brillant dans la forme mais par moments préoccupant dans le fond.
Il y a des œuvres dont on pressent les tensions qu’elles vont créer avant leur sortie. L’annonce d’un contrat de distribution pour un futur disque de Freeze Corleone avec Caroline / Neuve, labels de la major Universal, avait déjà de quoi surprendre. À l’heure où une partie des rappeurs français jouent le jeu d’une musique plus calibrée et lissée, comment un artiste de son rang allait trouver sa place dans une industrie qui a normalisé le rap dans sa course à la mise en playlists ? Il y a bien quelques contre-exemples ces dernières années, d’Alpha Wann à Laylow, mais leur musique aussi racée et affirmée soit-elle n’a rien du potentiel corrosif de celle de Freeze Corleone. En à peine une semaine après sa sortie, le 11 septembre 2020 – Freeze aime jouer avec les dates symboliques et tragiques -, son premier album officiel, LMF, a été pris dans l’habituel effet boule de neige : viralité, emballement du cirque médiatique et politique, rupture de contrat par Universal, retrait puis réapparition partielle de l’œuvre du rappeur sur certaines plateformes d’écoute. Sans aucune forme de procédure judiciaire complète qui aurait abouti à une décision irrévocable, justifiant de l’arrêt de l’accessibilité à sa musique. En cause ? Des propos passés flirtant avec l’antisémitisme, dans une tambouille complotiste qui fait la sève de l’esthétique de Freeze et a forcément nourri l’idée de manigances contre lui. « Il y a tout un plan de préparé contre Freeze depuis, ils attendaient ce moment… », tweetait déjà le 26 août Shone, rappeur du Ghetto Fabulous Gang, alors que la FNAC refusait de mettre l’album en ventes sur son réseau. Devenu consigliere de Freeze Corleone, il avait anticipé les mécanismes qui allaient faire de la sortie de LMF l’événement dans et hors du rap de la rentrée 2020.
LMF (pour La Menace fantôme) est un disque à l’ambition radicale. À trois titres. D’abord, celle de la direction musicale. Flem, producteur majeur et réalisateur de l’album déjà fortement présent sur Projet Blue Beam il y a deux ans, co-signe sur LMF avec d’autres producteurs une bande son dense, sombre, presque monochrome. Comme Projet Blue Beam avant lui, l’ensemble peut donner l’impression d’une variation sur un même thème avec ces mélodies mineures, longues notes de piano appuyées et voix d’outre-tombe rappelant l’atmosphère sordide du Savage Mode de Metro Boomin et 21 Savage. Mais les instrus de LMF dévoilent plus de détails que dans les précédents disques de Freeze. La basse grésillante et grondante de « Freeze Raël » donne l’impression de passer une armée de zombies au défibrillateur. Les notes lancinantes et en reverse de « Big Pharma » installent une ambiance funeste comme celles qui annoncent l’arrivée de la lune rouge dans le jeu The Legend of Zelda: Breath of the Wild. L’absence de toute batterie sur « R.I.P. Pop Smoke » permet à l’ambiance crépusculaire cousue par Flem et Nassir de dévoiler toutes ses facettes. C’est grâce à des apports extérieurs que la teinte nocturne de l’album est entrecoupée, notamment par la nervosité hallucinée de « Hors Ligne », signé Seezy, et « Rap Catéchisme », co-produit par JayJay et Ocho. Contrepoint sautillant à la pesanteur des mélodies, les déclinaisons de rythmiques drill disséminées sur la moitié des morceaux de l’album sont dosées avec des intensités variées pour atteindre un niveau explosif sur « L’Art de la guerre » et « Numérologie ». À ce titre, dans cette épidémie de drillite aiguë qui a contaminé le rap français cette année (« tous les rappeurs veulent s’y mettre », constat implacable d’Ashe 22 sur « Scellé Part. 2 »), c’est l’équipe de cet album qui en assure l’une des meilleures applications. La partition dirigée par Flem est en musique ce qu’a été en peinture le travail de Pierre Soulages, qui avec son outrenoir jouait du noir à l’excès pour en chercher précisément les reflets, y ajoutait des touches d’autres couleurs pour lui apporter des nuances. Si Freeze parle « de noir sur noir comme Venom », Flem et les autres producteurs de l’album l’appliquent en son.
LMF est également une œuvre radicale pour l’obstination de Freeze Corleone dans son style de rap. Déjà perceptible sur Projet Blue Beam, il en arrive sur LMF à une maîtrise mathématique. Du même ton monocorde, Freeze continue son rap de dealer de « comme », de rapprochements par homonymie ou homophonie, de torsion grammaticale par son refus du conditionnel après l’usage du « si ». Une application chirurgicale redoutable mais finalement sans surprise, du fait notamment d’un flow qui manque de variations notables, sauf à de rares moments (« Hors Ligne »). À ce titre, le featuring avec Alpha Wann sur « Rap Catéchisme » est particulièrement révélateur de cette linéarité chez Freeze. Mais elle a un mérite : celle d’installer la forme singulière de son rap, son élocution ponctuée d’un léger sifflement (après tout, rien d’anormal pour quelqu’un qui se réclame des serpentards de Harry Potter), avec cette impression par moments de courir après la mesure pour finalement y retomber sur ses deux pieds (« Desiigner »). Freeze Corleone élabore un rap inaltéré. Aux flows et refrains chantonnés sous Auto-Tune devenus les canons contemporains, le rappeur répond par des couplets en passe-passe qu’on croyait devenus désuets, avec un Alpha Wann jongleur (« Rap Catéchisme »), un Kaki Santana sautillant (« Pas de refrain ») et un Stavo volcanique (« Numérologie »). Aux invités prestigieux et en circuit fermé des blockbusters actuels (qui, pour certains, l’ont invité volontiers en featuring cette année), Freeze préfère ses collègues du 667 (ici, Black Jack OBS et Osirus Jack), des aînés qui n’ont jamais plié le genou (Alpha 5.20, Despo Rutti) et des contemporains aux styles crapuleux mais variés, de la menace froide d’Ashe 22 à la rage de La F. Le rap développé sur LMF est tout à la fois une réaction à une forme de variétisation ambiante autant qu’il propose des nouvelles voies, quitte à risquer le hors-piste.
« LMF interroge sur le seuil de tolérance de l’auditeur à la noirceur de ce qu’il peut écouter. »
Il y a enfin la radicalité du propos, ou son intention de l’être. Freeze le sait, en joue (« J’ai des rimes à prendre avec des pincettes », « phrases interdites et mots illicites », « 6.6.7, accord parental, PG13 »). Alors que le rap est partout, compris par un public plus large dans ses codes esthétiques et son langage, le rap cryptique de LMF (à son summum sur « Numérologie ») tranche et rappelle une part de nature de cette musique, faite par et pour des initiés qui aiment quand elle attrape par le col et qu’elle cogne. Malgré une volonté de tendre à la droiture religieuse et le souhait d’éliminer ceux qu’il désigne comme des avatars du mal, des « pédo-satanistes » aux élites politiques et financières du monde (rappelant aussi bien Prodigy qu’Alpha 5.20), Freeze Corleone développe finalement un propos aussi sombre que les teintes musicales de l’album. À ce titre, les motifs ne sont pas neufs, mais plus extrêmes. La recherche d’extra-lucidité dans sa perte totale : « Six heures du mat’, j’dors pas, fonscar, j’geeke, j’suis hors-ligne mais j’suis connecté », « ils savent pas j’suis à quel level de l’éveil », « sous potion avec les xans, j’vois flou, j’marche comme un zombie de Days Gone ». Comme Kaaris, Booba ou Alkpote avant lui, l’illustration de sa férocité par des références répétées aux personnalités controversées de l’histoire (Ben Laden, Mollah Omar, Saddam Hussein, l’Allemagne nazie, moins évoquée qu’auparavant) et à des symboles racistes (« lunettes Cartier comme un blanc raciste », « capuche pointu comme un membre du Klan ») qui rappellent récemment 21 Savage (« My Choppa Hate Niggas »). Une grande part du rap de Freeze Corleone est un condensé d’un pan de la culture Internet développée pendant la décennie écoulée, entre juxtapositions de références pointues à la cultures pop, des animes japonais et comics à la hi-tech en passant par le sport, de phénomènes de niches (« J’suis dans Futbin, j’fais des SBC ») et de clins d’oeil trollesques borderlines – et pas si inoffensifs.
En résulte la phrase qui cristallise la polémique autour de l’album, à peine voilée derrière une autocensure qu’elle dissimule mal : « R.À.F. des camps de concentration », déduite grâce aux rimes précédentes et au contexte de mémoire concurrentielle entre les génocides amérindiens, africains et juifs. La phrase reprend une même logique de demande légitime d’une plus grande reconnaissance des crimes commis pendant l’esclavage et la colonisation, moult fois entendue, notamment chez Booba (« J’arrête pas de pleurer mon peuple, la haine ça se cultive, j’ai pas le choix. Tu veux que je te dise : l’esclavage, pire que la Shoah »). Une dizaine d’années plus tard, la mécanique reste la même, mais elle est dépouillée de sa mise en contexte explicative et réduite à une formulation plus virulente, donc forcément problématique parce qu’insultant la mémoire des victimes d’un autre crime de l’histoire, qu’importe la place qu’il a pris dans le débat et le travail mémoriel et ses implications politiques. On pourrait objecter qu’il y a une part de licence artistique dans ce doigt d’honneur : après tout, Freeze rappe aussi qu’il veut « fuck ces nègres comme Israël ». Mais ce bipage de la phrase sur les camps de concentration trahit une conscience de son immoralité autant qu’une manière de la mettre en avant, un artifice marketing de la polémique. Elle est symptomatique de l’époque, où des avis lapidaires, parfois blessants, polluent le débat public et médiatique et prennent plus de retweets que des propos nuancés. Le couplet de son aîné Shone sur « PDM », pleine de rancune froide mais plus élaborée (« J’te fouette quatre cents nuits, puis j’dis « c’est du passé, faut qu’t’oublies ». Ils m’ont demandé c’que j’faisais dans la vie : j’ai répondu « j’suis un noir du lundi au lundi » »), est à ce titre plus puissant que les quelques moments où Freeze effleure le sujet du racisme et du poids de l’histoire.
« R.À.F. ». Alea jacta est. Les jeux sont faits pour certains des pourfendeurs de Freeze Corleone, opportunistes à l’agenda politique et médiatique bien rodé. Comme pour ses plus fervents supporters, soit incapables de questionner ses phrases les plus douteuses, soit trop empressés d’en faire un symbole servant leurs propres idéologies – au point, pour certains, de tweeter leur étonnement sur les paroles anti-flics et panafricanistes du rappeur. Après tout, comme le dit si bien Nekfeu, « j’suis pas responsable des bouffons qui m’écoutent ». Freeze non plus ; il l’est plus quand il retweete Jean-Marie Le Pen pour illustrer son propos contre les pédophiles accompagné d’un emoji – culture du lol, toujours. Mais on sort du cadre strict du disque dont il est question ici. LMF interroge sur le seuil de tolérance de l’auditeur à la noirceur de ce qu’il peut écouter. Il y a vingt ans, certaines chroniques disaient la même chose de Mauvais œil, notamment pour certaines paroles de Booba. Ces derniers mois, Freeze a d’ailleurs souvent été comparé au B2O des débuts de 45 Scientific. Mêmes origines sénégalaises, même goût pour un rap jusqu’au-boutiste et qui refuse les concessions. Le succès de Freeze Corleone avec LMF arrive dans un contexte similaire à celui du premier album de Lunatic il y a vingt ans : une santé économique époustouflante pour le rap, ce qui en formate une partie mais permet aussi à des artistes comme Freeze d’affirmer de nouvelles possibilités – son disque d’or en est la preuve. Parce qu’il tranche, LMF est assuré de devenir un album culte. Pour ses qualités comme ses carences. Pour ce qu’il inspire de meilleur et suscite de pire.
Merci pour cette chronique. Comme d’habitude, complète et réfléchie, sur un sujet pour la plupart du temps peu maîtrisé. Ici il est traité avec soin!!
Beau parallèle avec le Booba de Mauvais Oeil voire de Temps Mort, qui arrive comme un obus et amène une réelle métamorphose, dans les prods comme les textes, qui n’a pas toujours été bien assuré par les enfants spirituels du rappeur en question. A voir comment ca va se dérouler pour Freeze Corleone.
Merci