Casey
Libérez la bête
C’était il y a pile un an. Un soir de printemps, quelque part dans une salle de la France des départementales. Concert de Zone Libre, pavé d’enfer venu ricocher sur nos mares et cages de bonnes intentions. Halo mordoré, musiciens hiératiques, contours diffus d’une silhouette. La femme – c’en est une -, sorte de Kriss de Valnor nattée en survet’ béant, roule des épaules et toise quiconque du menton. A ses côtés, Hamé se tient un pas en retrait, prudent – se soumettre ou se démettre, déjà, à cet instant d’une tournée pourtant démarrée sur un pied d’égalité… Lente montée de cordes pour un coucher de soleil d’1’27. Puis la bête porte le micro à sa gueule. Sa voix est rauque. Ses mots sortent un à un, tels l’encre d’une seiche ou les jets de lave d’un volcan. « J’ai du mal à aimer, à trouver mes mots et le sommeil sans prendre de comprimés… » ‘La chanson du mort-vivant’ vient de débuter. Un crescendo de phrases traînantes débitées la mâchoire de plus en plus serrée. La performance est digne d’un monologue d’admission en HP, voire au-delà. Qui s’est déjà frotté à des veillées de spiritisme qui dérapent ne peut, à cet instant du récital, qu’en avoir de fugaces réminiscences. Impression de basculer, d’assister à l’avènement d’un être autre. Une guerrière sans merci, entière, antique, hantée. Alter-rap, méta-ordinaire. Casey.
« Tu veux chanter ?… C’est un projet qui est sûr, ça ?… T’es sûr ? T’es sûr de toi sur cette affaire ?… Pourquoi par exemple – par exemple ! – tu irais pas plutôt t’empaler sur une poutre ou… te pendre à un pylône ou… chais pas, moi… chais pas… parle à une porte ou… chante… Vas-y chante, chante… Mais ferme la bouche !… Ouais, chante en fermant la bouche… Je te promets : c’est possible. Je l’ai fait une fois, c’était il y a longtemps, mais vas-y, fais… Fais. »
Casey, c’est Bernie Noël, le sens de l’invective en guise de pelle. L’aller-retour se joue au mérite. Jamais l’impact n’est anodin… Des cancres de la plume, la miss en connaît des quintaux. Quinze ans de semonces, deux maxis et un album, elle en aura vu des perdreaux de l’année arriver puis repartir en faisant « kaï-kaï ». Pas le même niveau d’exigence, ni le même vécu. Le morceau ici s’intitule ‘Apprends à t’taire’. Il est, avec la date choisie pour la sortie – 8 mars, journée internationale des femmes – et ‘Marié aux tours’, cruel cimetière des éléphants pour MC périmés, le seul franc éclat de rire de ce nouvel album. Un rire crapuleux, de hyène, mais un rire. Soit le contrepoids bienvenu aux envies de Baygon vert que procurent les douze autres pistes, alternativement sculptées par les fidèles Héry et Laloo. Un registre instrumental sibyllin comme un storyboard de Jaume Balaguero, suffisamment inquiétant pour pousser les consciences les moins tranquilles à zapper, mais dosé juste ce qu’il faut pour rappeler aux Enfoirés qu’ils n’ont pas le monopole du baume au cœur de la sous-France… Au champ lexical de la brutalité, c’est acquis, Casey tombera un jour avec les honneurs. Chez elle le mot « berceuse » pourrait aussi bien commencer par un « p », et le mot « mort » s’achever par un « d ». Qui aurait cru que le rap en français le plus dur sur l’homme sortirait de la bouche d’une femme ?
Il existe pourtant un tabou Casey. L’éluder équivaut à tricher, à s’en tenir à la surface de l’oeuvre. Ce tabou pourrait s’énoncer comme suit : et si une montagne de faux-semblants s’élevait au sommet de la colline de faux sanglantes ? Ce ne serait pas là le moindre des mérites de la demoiselle. Ce serait même énorme, pour ne pas dire vertigineux. Sous le tablier de boucher, les plaies, les vraies ? Jusqu’ici seul le Marseillais Bouga, incisif derrière son paravent de gouaille et ses « clients », s’y était risqué – et il avait été reçu.
Ce paradoxe, quel est-il ? Il relève à la fois des théories de l’œuf et de la poule et de celle de la paille et de la poutre. En un mot, il réside en cette constante focalisation de Casey sur les peaux noires, les masques blancs et les existences plus grises que grisées qui en découlent. Or il s’avère que, dans le même élan, celle que l’officier d’état civil a un jour recensé sous le prénom de Cathy la joue plus sévèrement burnée que le mieux monté des étalons – de source sûre, ‘A la gloire de mon glaire’ serait peu programmé dans les salons de thé… Qu’est-ce à dire ? D’abord une chose. Ce timbre de voix, proche de celui de Francette Vernillat – la doubleuse française de Tom Sawyer, de Bouba et du fils de Mme Oleson dans La petite maison dans la prairie – suscite un premier trouble. L’autre élément, c’est l’écoute au second degré de certains couplets. « Oui, la nature a fauté, s’est plantée en beauté… Toi, ton identité, c’est d’être la créature ratée, la créature ratée, la créature… ratée ». Entendu à cette aune, le refrain aux larmes taries et sa répétition ad lib finale résonnent comme un mantra d’enfant solitaire, un aller simple pour la Suède et les sordides pages de Stieg Larsson sur les nœuds intimes de la famille Vanger. « Et les sentinelles sont matinales, comme à leur accoutumée, peu maternelles, leur fureur est infernale et elles peuvent être fières d’elles, leur impunité semble éternelle, aussi sans pitié et sempiternelle, comme une berceuse vicieuse ou une ritournelle… » susurrait déjà ‘Premier rugissement’, intro vénéneuse sur fond de râles impatients de rotts à jeun, de ronronnement de RER avant la fermeture des portes et du gimmick de ‘Smooth criminal’ de Michael Jackson… Nul besoin d’être psy pour opérer la jonction entre peau lisse et policiers : dès la pochette, il y avait quelque chose de fracassé… Fort heureusement, le trouble est dissipé plus loin, dans le premier couplet de ‘Rêves illimités’ : « Être de chair et de sang à l’air innocent, produit d’une mère exemplaire et d’un père absent, les premiers vers dans le rap, un jeu adolescent, parce que je n’ai rien à faire d’hyper intéressant. Je rêvasse, je dessine, passe à la piscine l’été, le reste du temps sur place je prends racine… » Le désœuvrement comme matrice de l’œuvre – si Casey savait le soupir de soulagement que ce diagnostic pourtant sec suscita…
Ceci posé, ce second album est un cri, aussi physique que de laver puis d’essorer à la main une veste de judogi de compétition. Libérez la bête, c’est la supplique intérieure quotidienne d’une mère enceinte lorsque le neuvième mois tend vers le dixième. C’est Jan Ullrich au pied d’Arcalis le 15 juillet 1997, après un an à piaffer dans l’ombre d’un leader vieillissant. C’est le propos transversal d’une scène majeure, tournée le même été, peut-être même le même jour, à l’autre bout du globe… C’est un album court – treize pistes, dont un interlude comme issu tout droit de la B.O. de Ghost dog. Les invités sont rares – Al, Prodige, B. James – mais n’échappent pas à l’écueil de la reprise à leur sauce des fameux « éléments de langage » savamment martelés par les think tank de l’Élysée depuis 2007. Pour le reste, Casey en 2010, c’est une langue, un verbe, presqu’un pays. En Casey, le MC ne dit pas « j’ai surmonté mes faiblesses » mais « j’ai assassiné ma sensibilité ». Il ne dit pas « ennui » mais « marathon des siroteurs de bouteilles ou des tapeurs de carton ». Il ne dit pas « je suis prêt, chérie » mais « j’ai la batte, j’ai le pompe, et toute la panoplie ». La métrique est symétrique, comme tracée à l’équerre (« Blanc ingénieur, Noir ingénu… »). Foin d’accommodements raisonnables : il y a bien longtemps que l’urbanisme, cet ennemi de la Terre-mère, a goudronné la dernière pâquerette.
« Si le rhum et l’argent coulent à flot, c’est que j’ai un sac qui pèse un massacre sur le dos« . L’Occident autiste devrait se soucier de la constance de la colère de Casey. Non pas de sa rudesse, mais bien de sa constance. ‘Regard glacé’ et ‘Libérez la bête’ semblent à ce titre avoir été écrits à même le sol de paille jonché de cacahuètes, de l’autre côté des barreaux de l’Exposition coloniale du 6 mai 1931. Le maillon manquant entre la tentation indépendantiste d’Alfred Marie-Jeanne, la précision factuelle d’Euzhan Palcy et la fermeté mélancolique de Kolo Barst, ce pourrait être elle. Radyo Lévé Doubout Matinik, la radio du « Mouvman endépandantis matinitjé » ne devrait pas tarder à faire un jingle des percussions qui relient les monuments ‘Créature ratée’ à ‘Sac de sucre’, deux témoins de plus d’un passé qui ne passe pas. Faut-il le rappeler, peu de familles martiniquaises sont arrivées sur l’île par l’aéroport du Lamentin. Ce n’est donc pas en faisant l’autruche que le pli soucieux disparaîtra du front des instruits.
Sur les cimes du désespoir, Bréviaire des vaincus, Précis de décomposition, Syllogismes de l’amertume, De l’inconvénient d’être né : ces titres de l’écrivain Emil Cioran auraient tout à fait eu leur place dans le tracklisting de l’album. Le point commun avec Casey ? L’ironie sceptique qui point sous l’ascétisme du propos. L’humour, ici, est « en ré mineur », ou il n’est pas. L’émotion ? Elle se transmet par la morsure, à l’exception de ‘Rêves illimités’, confessionnal inattendu en ces lieux pudiques, ilot de tendresse au milieu d’un océan de verre pilé… Et puis plus tard, plus loin, ce bref flottement. Il se produit lorsque Casey prononce les mots « mon amour… ». Pris de court, l’auditeur tique autant qu’il tiquait, dix ans plus tôt, lorsque le Booba de Mauvais oeil rappait « j’ai le sourire… ». ‘Circle don’t stop’, disait Prodigy : finalement, Casey retombera sur ses pattes. Le complément d’objet indirect ravalera l’espoir (« mon amour… de mon amertume« ), de la même façon que Booba, jadis, remontait le zip de son treillis jusqu’au cou – « J’ai le sourire… comme à l’enterrement d’un flic« … Nous sommes loin ici de la leçon de vie tirée par le personnage interprété par Sandra Bullock à la fin de Collision, de Paul Haggis : « Je suis en colère tout le temps, et j’ignore pourquoi« . Casey, elle, sait.
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