Moe Pope & Rain
Let the Right Ones in
À en croire les dédicaces de Moe Pope dans le livret, cet album a bien failli ne pas voir le jour. Le rappeur appuie tellement ses remerciements à son compère depuis Life After God (2010), le producteur Rain, pour sa patience, qu’on comprend qu’il a dû lui prendre la tête à hautes doses. Ce dernier a tenu bon (le troisième homme sur la pochette, Chris Talken, est semble-t-il celui qui les a empêchés de s’entre-tuer) et c’est tant mieux, car on aurait raté quelque chose. Bien des tentatives d’abaisser les barrières entre hip-hop, électro et rock indé donnent envie de fuir en courant ; mais là, on en redemande, alors même que le projet de départ — faire un album totalement dépourvu de sampling — pouvait laisser insensible a priori.
C’est que tout ça est très habilement exécuté et que, malgré un grand nombre de morceaux (l’album dure en fait moins d’une heure) et une liste d’invité(e)s aussi longue qu’éclectique (allant de Blacastan, qu’on peut écouter en parallèle sur le Killmatic des Demigodz, à la musicienne et chanteuse Julia Easterlin), Let the Right Ones in est prenant de bout en bout. Le disque captive dès les premières notes hypnotiques de « Gotham », après quoi les titres s’enchaînent sans temps mort ni moments de faiblesse. Même quand il pourrait frôler la fausse note (l’accompagnement chanté un peu épais sur « Lately/Goodbye », histoire de pinailler), on se laisse prendre.
Cette réussite doit beaucoup à des sonorités électroniques denses et enveloppantes, jouant volontiers sur la panoramique. L’alliance entre synthétiseurs et instruments classiques (guitare et batterie sur plusieurs morceaux, quelques touches de cuivres aussi) fonctionne à plein, en trouvant l’équilibre entre boucles et compositions. La force de l’album est de parvenir à une vraie unité malgré les changements de ton, et ce même quand Rain laisse la place à d’autres producteurs. On retient surtout l’excellente contribution de Headnodic (en compagnie duquel Moe Pope avait livré le très bon Megaphone en 2008) sur « Breathe/Bleed », avec son atmosphère changeante en cours de morceau, avec Rain qui, une fois n’est pas coutume, rappe un couplet. Si le groupe se joue des frontières entre genres (l’image de la pochette est d’ailleurs bien faite pour brouiller les pistes), l’ancrage hip-hop reste net ; le MC bostonien glisse d’ailleurs pas mal de dédicaces plus ou moins explicites à des figures ou des gimmicks du hip-hop. On profite aussi de scratches rares mais astucieusement placés, comme sur « Loud Enough ».
La qualité de Let the Right Ones in doit tout autant à Moe Pope, dont la voix et le(s) flow(s) se coulent idéalement dans la texture sonore. L’échappé des Crown City Rockers est à l’aise dans tous les registres, du plus apaisé (« Spit vs. Ramo » ou l’aérien « Pressure », parcouru par intermittence d’une ligne de clavier inquiétante) au plus énervé (« Outsiders »), aussi bon dans la lenteur que sur un rythme up-tempo (« Hot Sauce », « Annie Mulz » dont le titre est un clin d’œil à un magasin de fringues, et surtout le bien nommé « Lift Off »). Démontrant une large palette de styles, spirituel sans être niaiseux, il est en plus un lyriciste exigeant, capable de trouver un angle qu’il fasse dans l’egotrip ou dans la conscience sociale, qu’il parle de la mort ou de sa gamine. Quand l’accompagnement musical y fait penser, on se dit qu’il aurait fait un excellent invité sur le Undun de The Roots.
Quoiqu’il en soit, Moe Pope et Rain n’ont pas volé leur récente récompense de 2012 en tant que « meilleurs artistes hip-hop » aux Boston Music Awards. Super bon, Let the Right Ones in est une belle illustration de la qualité de la scène indé’ bostonienne depuis les années 2000.
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