Album de l'année Kendrick Lamar – Mr. Morale & The Big Steppers
Par Raphaël
Il y a cinq ans, DAMN., alors nouveau palier de consécration commerciale et critique pour Kendrick Lamar, se concluait avec « DUCKWORTH » et ses récits de destins croisés. Comme souvent, Kendrick y transformait sa vie et celle de ses proches en paraboles pour illustrer un plus grand propos. Ici, la rencontre de Kenny Duckworth, père de Kendrick, et de Anthony « Top Dawg » Tiffith, patron de son futur label TDE, et ses conséquences par hasard heureuses parachevaient les interrogations existentielles du rappeur sur le déterminisme, la foi, la peur ou l’amour. De 2012 à 2017, Kendrick a ainsi développé ses « pourquoi ? » en musique et est devenu l’une des icônes contemporaines du rap, à coup de trois albums hétérogènes et emblématiques. Puis sur une même période de cinq ans, de 2017 à 2022, mis à part un dernier coup de vernis pop (la B.O. de Black Panther), Kendrick s’est effacé, occupé par sa jeune paternité (deux enfants) et surtout « quelque chose », comme il le dit en ouverture du disque. C’est ce « quelque chose » au contour jamais totalement établi (des « démons » ici, une recherche de « paix de l’esprit » ailleurs) qui est au centre de Mr. Morale & The Big Steppers, son cinquième album et dernier pour la maison-mère TDE.
Mr. Morale & The Big Steppers est une œuvre déboussolante parce que Kendrick y pousse encore plus qu’auparavant l’art du contre-pied de ses précédentes œuvres. Thématiquement, textuellement, musicalement. Sur ce double album, il scénarise son cheminement vers une nécessaire thérapie avec l’écrivain et conférencier Eckhart Tolle (présent sur quelques interludes) pour comprendre ce mal qui le ronge. Vie de couple viciée, névroses familiales, doutes de parentalité : en ne se présentant plus seul en scène comme artiste mais plutôt comme mari, fils, père, neveu et cousin, Kendrick se met plus que jamais à nu. Lui qui (s’)observait auparavant au regard de sa génération ou de son succès d’artiste afro-américain complète ces réflexions encore disséminées par des introspections si profondes qu’il faut y descendre en apnée. « Father Time » et ses pensées éparses sur l’éducation masculiniste. « We Cry Together » et sa fable conjugale sur les disparités de genre et de race. « Auntie Diaries » et sa critique des réflexes homophobes. « Mother I Sober » et son dénouage de traumas familiaux et historiques. Heureusement, Kendrick et ses acolytes (Dave Free, DJ Dahi, Bekon) ont construit l’album assez intelligemment et laissé des bulles d’oxygène plus exaltée sans être édulcorée (« Die Hard », « Rich Spirit », « Purple Hearts », « Savior »), où Kendrick Lamar ne se départit jamais de la théâtralité incarnée de son rap, à son maximum sur le passe-passe de « We Cry Together » avec l’actrice Taylour Paige.
Depuis sa sortie en mai, Mr. Morale & The Big Steppers divise plus que ses prédécesseurs. Le double album s’inscrit pourtant dans une continuité.
À ce titre, les invités sont, encore une fois, à propos. Blxst et Amanda Reifer portent la mélancolie joyeuse de « Die Hard », SAMPHA parvient à étouffer son habituelle tristesse dans l’orgueil filial subi de « Father Time ». Dans l’ode à l’amour inconditionnel de « Purple Hearts », Summer Walker chante le désir charnel sans jugement (en VO : « it ain’t love if you ain’t never eat my ass ») avant que Ghostface Killah rappe l’amour divin dans sa position préférée à lui – genoux à terre. Mais les deux rôles les plus importants sont laissés par Kendrick à deux autres rappeurs. Baby Keem, son cousin, est celui que Kendrick semble vouloir extirper des troubles familiaux qu’il a lui-même connus – Keem les rappe avec urgence sur « Savior (Interlude) ». Kodak Black, lui, incarne la figure du jeune Afro-Américain écrasé au contraire par le déterminisme social et racial (« Smart people makin’ horrible decisions […] A bunch of lost souls in survival mode »). Kendrick rappe non seulement avec lui sur « Silent Hill », construit sur un des cordes subtiles posées sur un beat trap saturé, mais le laisse aussi en mode spoken word sur le piano de « Rich (Interlude) ». Un choix doublement radical : Kodak Black est poussé en dehors de sa zone de confort artistique et demeure un rappeur controversé du fait de ses condamnations judiciaires et son comportement erratique, qui tranche avec l’image publique plus lisse de Kendrick.
Dans cette perspective de casser sa dynamique pop, Kendrick Lamar n’épouse pas spécifiquement de modes actuelles sans pour autant être hors-temps sur Mr. Morale & The Big Steppers. L’album refuse une forme d’efficacité que son auteur avait trouvée avec DAMN. dans son équilibre entre exigence artistique et accessibilité. Mr. Morale & The Big Steppers sonne comme un album rap indéfinissable, à tiroirs, piochant dans de nombreux sous-genres. L’aigre-doux « Rich Spirit » épouse un groove post-ratchet cher au regretté Drakeo the Ruler, The Alchemist applique sa formule boom-bap et jazz de film noir sur « We Cry Together », « Savior » combine des batteries empruntées aux Neptunes et des samples vocaux obsessionnels, Pharrell propose une rythmique rock presque new wave pour « Mr. Morale ». Kendrick explose ces teintes musicales avec une pointe d’expérimentation à la manière d’autres grands albums iconoclastes (The Love Below d’Andre 3000, Electric Circus de Common). Les dépouillements jazz de « United in Grief », « Worldwide Steppers », « Crown », « Auntie Diaries » et « Mother I Sober » rappelent quand à eux les dernières sorties de Solange (A Seat At The Table, When I Get Home), portant incidemment eux aussi sur des thématiques thérapeutiques. La conclusion de l’album, le libérateur « Mirror », condense ces directions entre envolées de cordes et sons percussifs électroniques, pour laisser Kendrick Lamar chanter au refrain, soulagé, « I choose me, I’m sorry ». Un dénouement qui souligne le désir continu de Kendrick de créer de la musique pour lui-même et de se regarder dans le miroir plutôt que de se conformer aux attentes des autres.
Depuis sa sortie en mai, Mr. Morale & The Big Steppers divise plus que ses prédécesseurs. Le double album s’inscrit pourtant dans une continuité. Certains artistes sont des innovateurs, tracent consciemment ou non dans le sable des nouvelles pistes d’exploration musicale. D’autres sont des duplicateurs, appliquant une formule personnelle, et pour les plus talentueux ou travailleurs, la font évoluer à la marge. Kendrick n’est ni l’un, ni l’autre – ni assez avant-garde, ni immobiliste. Il a en quelque sorte développé sa propre grammaire en choisissant une constante déconstruction puis reconstruction artistique et personnelle. Avec sa discographie officielle qui s’étale sur maintenant plus de dix ans, l’approche du rappeur de Compton devient encore plus claire malgré la densité de ses albums. En particulier celle de ce Mr. Morale & The Big Steppers, une œuvre labyrinthe dans laquelle l’auditeur peut se perdre s’il ne saisit pas le fil d’Ariane de sa démarche à la fois artistique et textuelle. Avec ce cinquième album, Kendrick envoie un message clair : il préfère être un Dédale, architecte antique reconnu pour son ingéniosité et son audace, plutôt que son fils Icare qui s’est brûlé ses ailes de fortune à trop s’approcher du soleil. Se retrouver lui-même dans son méandre personnel et artistique quitte à en égarer quelques auditeurs. « I choose me ».