L’Orange & Jeremiah Jae
The Night Took Us In Like Family
Éculé, le rap infusé au genre cinématographique ? Oui et non. Rien de plus banal que de faire référence à Scarface dans le rap, d’accord : on vous en avait d’ailleurs présenté un florilège sur trois décennies. Mais oubliez le film de Brian de Palma : pour avoir une idée de l’ambiance, c’est la version originelle de 1932, celle de Howard Hawks, qu’il faut avoir en tête. Son inspiration, The Night Took Us In Like Family la tire du film noir (& blanc, comme sa pochette) des années 1920-1930. L’époque de la prohibition. Celle où le jazz, dont L’Orange et Jeremiah Jae sont des passionnés voire ont grandi dedans (le premier s’est fait connaître par un hommage à Billie Holiday, le second est fils de musicien), se développait dans les clubs, non sans l’aide de la pègre.
Pas de gangstérisme tape à l’œil donc, même s’il s’agit d’une plongée nocturne (forcément) dans les bas-fonds, comme l’indique le titre « Underworld » et son sample entêtant de la voix de Nina Simone, poussée dans les aigus à en être méconnaissable. Une ambiance plutôt veloutée au contraire, avec des passages plus troubles ou plus sombres (la rythmique un peu bancale de « The Concrete Some Call Home », la noirceur de « The Lineup »), dominée par des motifs de piano et des fragments de voix soul savamment découpés et trafiqués (on décèle même un soupçon de français sur « Death Valley »). On suit le narrateur le long d’un scénario séquencé en cinq parties correspondant à autant d’interludes, selon un déroulement un brin obsessionnel parfois, comme l’illustre « Ice Obsidian » et son unique couplet répété deux fois en moins de deux minutes. De « The Conspicuous Man » à « Macabre » en passant par « God Complex », « The Damning » et « Revenge & Escape », elles relatent les hauts et les bas du narrateur.
Les ingrédients du genre sont réunis, à commencer par de très nombreux extraits de dialogue, conduisant des ruelles sombres jusqu’en prison en passant par le poste de police, et qui contribuent fortement à l’ambiance. L’Orange connaît ses gammes et son style raffiné s’accorde bien avec la narration détachée de Jae, moins rugueux qu’on a pu le connaître. Difficile de prélever un morceau d’une trame générale assez homogène même si certains, notamment le presque morceau-titre « Taken by the Night », s’imposent immédiatement à l’oreille.
The Night Took Us In Like Family a la bonne idée de privilégier les morceaux courts : aucune plage n’atteint les quatre minutes. Ça n’exclut pas totalement quelques petites longueurs. Malgré la qualité de sa prestation, il manque sans doute quelque chose au rappeur pour nous tenir invariablement en haleine. On apprécie donc le renfort ponctuel de Homeboy Sandman et surtout de Gift of Gab, qui donne un coup d’accélérateur bienvenu sur « All I Need ». Malgré cette réserve, ce « noir-hop » filmique se visionne avec plaisir. Il faut dire qu’un long format qui se présente comme un croisement de Madvillain et du Faucon maltais ne pouvait pas être mauvais, même sans atteindre les sommets de ses illustres références.
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