Kespar & Linkrust
Voie Off
Début 2014. Après quelques années de rap au sein du collectif Contratakerz, Kespar sortait son premier disque. C’était déjà en binôme avec le producteur Linkrust et on était encore en plein Grenoble Confidential : réputation et savoir-faire reconnu (quasi) uniquement dans la vallée iséroise, avec un rappeur qui « kicke les instrus colorées comme une hawaïenne » de son compère beatmaker. Une démarche synthétisée dans le morceau « La Force » qui obtiendra un joli succès d’estime. Plus de cinquante mille vues Youtube. Dessus, Kespar y rappe ce qu’il appelle en interview « ses bribes de pensées » : constance dans l’effort, dénuement de l’auto-production, ainsi que cet étrange instinct grégaire que les misanthropes ont de se serrer les coudes une fois entre eux, rêvant d’unité. Ces thématiques sur un boom-bap aux boucles chaudes, c’était la constance de ce premier projet, Way too Slick, que l’on pourrait traduire aussi bien par « les chemins glissants » que « la route du bagout ». Un disque à la fois ensoleillé et fataliste, observateur du monde mais démissionnaire de sa marche, le tout avec un esprit de bande. Du genre : on peut faire sans vous, et le moins possible comme vous.
Deux ans plus tard, Kespar réédite l’exercice et confirme la démarche. Du moins il le laisse croire. « Décalé », premier extrait qui annonce avec six mois d’avance son premier album, suit le sillon smooth tracé par les sept pistes de Way too Slick. Les samples sont soulful, le beat et sa caisse claire sont caractéristiquement boom-bap. Encore une fois, le morceau est illustré à l’écran avec un véhicule d’occasion coté à quelques centaines d’euros à l’argus, des braseros, et une clique de potes prêts à lever le bras et taper quelques pas de b-boy dans les lisières des villes propres à l’exploration urbaine. Quant au contenu, il est un hymne à la marge tranquille. « Comment rassembler ceux qui s’éparpillent ? » demande Kespar à tous ses décalés. À cette question, il finira par répondre de lui-même, en dévoilant le nom de ce qui sera son premier album. Ce sera Voie Off.
Kespar & Linkrust - Décalé
Pas besoin de sous-titres : tout serait donc question de chemins pour le rappeur grenoblois, du Way too Slick à ce premier long-format. D’autant plus quand « Décalé » avait laissé penser que la formule qui avait fait le charme de Way too Slick, rééditée sur un format à peine plus long – onze morceaux introduction comprise -, servirait de balisage à ce nouvel effort partagé avec Linkrust. Ce n’était que partiellement vrai. L’EP avait certes ouvert le film. Le diptyque « La Force » / « Décalé » semblait quant à lui indiquer l’itinéraire à suivre. Mais non, ça aurait été trop facile. En 2016, Kespar transforme « La Force » en épreuve. Faussement tranquille. Celle d’un MC qui ne veut pas s’enferrer dans la seule case symbolisée par la rondeur des samples de son premier sept titres. Kespar rappait « Décalé » en prélude à la sortie de son disque. Comme pour prévenir qu’il irait jusqu’à se décaler musicalement lui-même de ce qu’il avait fait jusqu’alors.
Alors ? Alors la narration portée par ce disque raconte aussi des chemins de traverse musicaux. Aujourd’hui, difficile de dire si l’auditoire désormais un peu élargi de Kespar choisira de s’y engager avec lui. Plus offensif, le MC multiplie durant quarante minutes les exercices. En off, il concède deux choses. Avoir réalisé ce disque en pensant au live, car son prédécesseur n’était pas forcément facile à faire vivre sur scène. Mais aussi avoir dû pousser son beatmaker hors de sa zone de confort. Parti de ses productions boom-bap et de leur héritage Madlibien, Linkrust a dû se laisser emmener par son MC sur des routes plus « modernes« . Il en ressort onze pistes soudées entre elles par des interludes et des techniques de mixage, où jamais un morceau ne finit exactement comme il avait commencé (l’une des – belles – obsessions du beatmaker Rhône-Alpin). Ici, les velléités de Kespar à explorer des sons trap succèdent à un lumineux son reggae (« ‘Tit Punch Kana ») ou encore au cogneur « Faire-Part » qui ouvre le disque. Du minimalisme des productions (faussement) synthétiques aux trompettes moites de La « Tangente », Voie Off a ce paradoxe : un monobloc qui fait le grand écart, et où le cœur de Linkrust balance entre ses premiers amours pour le sampling d’orfèvre aux alentours de 90 BPM et les croches rafalées de charleston sur des restes de Sirup. On s’y perd parfois. Autant qu’on s’y fait surprendre. Linkrust et Kespar, qui se définissent l’un et l’autre comme coréalisateurs de ce disque, ont dû faire cohabiter leurs obsessions. Celles d’un spectre qui balaie de la Native Tongue à la Trap. Trap : le mot est définitivement lâché. Et ceux qui les écoutaient déjà en 2013 n’auraient jamais imaginé ce genre accolé au duo.
Les escapades de Kespar durant la construction de l’album avaient pourtant permis de pister le phénomène. Sans son beatmaker attitré, le Contrataker avait balayé des sons flirtant parfois même avec le Cloud Rap (« Liquidée » ou « Jet »). Aux boucles chaudes de Linkrust s’étaient substituées les envolées aériennes et quasi autotunées avec Slone, ou le minimalisme froid d’un Raistlin’. Contraste tant l’ex-rappeur/producteur de La Moza s’était illustré ces dernières années pour son sampling riche, parfois même chaleureux. Le sampling ? Justement le seul élément indéboulonnable du cahier des charges de ce Voie Off. Ou presque. « Sur le bas-côté, on hoche la tête sur fond de basse » aurait dit le Kyma en traçant son itinéraire clandestin. Ça aussi c’est un indéboulonnable.
Kespar & Pourring beats - Liquidée
Clandestin, le mot est pourtant un peu fort pour Kespar. Il n’empêche. Si Voie off parle plus des chemins de la débrouille que de ceux la clandestinité, les livraisons de Kespar et Linkrust racontent la démerde, le devoir d’humilité devant le monde, l’agoraphobie constante et l’échappatoire que représentent des moments simples. Jusque dans ses clips. « C’est vrai qu’on fait partie de ceux qui ont besoin de peu pour s’évader » confie le rappeur au téléphone. « Un sound-system, un barbecue, des amis, et on est heureux » complète-t-il. Des petits moments joliment suspendus en somme, à l’image du rap de Kespar. Le MC ne tient jamais vraiment un thème mais arrive pourtant à fondre avec constance l’ensemble de ses thématiques dans un album. Entre « liquider ses idées », balayer la frénésie du monde et la grande angoisse du vide qui va avec, Kespar passerait presque pour un démissionnaire, sur fond d’apologie de la slowlife. « J’ai arrêté de suivre l’actu, de toute façon elle ne me suit pas trop » assène-t-il au début de son disque. Voie Off ne raconte finalement rien d’autre que le grand embouteillage du monde, avec un ton tantôt je m’en foutiste, tantôt agacé. « Chercher une fleur dans les décombres, voilà ce qui m’anime ». A sa manière, Kespar promène aussi son chien dans la tête.
Aucun de ces onze titres n’a pourtant quelque chose de La Rumeur. Ni même d’un énième disque altermondialiste. Celui qui se décrivait « chiant comme un rappeur blanc de classe moyenne » il y a deux ans – et non sans ironie – explique en interview être de toute façon revenu du rap très politisé. Alors, il s’agit plus ici du long format d’un spectateur du monde qui ne souhaite pas vraiment en devenir un acteur, d’une jeunesse que la notion de plan de carrière fait à la fois rire et pleurer. Peut-être pour cela que Kespar termine en chantant « La Tangente » sur un son de trompette alanguie. Des chemins tracés par Way too Slick, il reste quelques (très beaux) titres et cette ligne de démarcation, au cœur de Voie Off : il y a d’un côté le monde connecté, perpétuellement branché, sur on. Et de l’autre, il y a le décalage, la marge tranquille vécue avec parfois un peu de ras-le-bol et souvent avec une certaine humilité. Chacun sa voie disait Zoxea en 1999. Sur ce projet, Kespar et Linkrust ont choisi la leur. Elle sera off. En attendant le prochain carrefour.
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