Kanye West
Yeezus
Six mois se sont écoulés depuis la sortie de Yeezus. Six mois passés à détester, aimer un peu, plus trop, y revenir, s’interroger… pour finir par se rendre compte d’une chose. Aborder cet album, même dans dix ans, tiendra toujours plus de la tentative de décryptage que de l’avis définitif.
Les premières secondes d’écoute ont pu susciter un vif dégoût. Puis de l’émerveillement, teinté de perplexité, lorsque débarque cette chorale d’enfants tout à fait improbable. Puis l’aversion, encore. Après « On Sight », c’est un peu flou. On imagine que nombreux sont ceux qui auront coupé quelques pistes avant la fin. À l’exception peut-être de « Bound 2 » et de son sample soulful, seul élément enfin familier auquel se raccrocher dans l’incrédulité latente. Affleure alors cette étrange sensation de n’avoir rien compris à ce qu’il s’est passé pendant un peu moins de quarante-et-unes minutes. Sensation qui se lira aussi sur les visages des caissiers du monde entier, de la Fnac à HMV, au moment de passer le disque, sans visage lui, devant le lecteur de code-barres.
« I showed people that I understand how to make perfect. Dark Fantasy could be considered to be perfect. I know how to make perfect , but that’s not what I’m here to do. I’m here to crack the pavement and make new grounds« .
C’est pourtant évident : quand on est capable de faire My Beautiful Dark Twisted Fantasy, on ne fait pas Yeezus par autre chose que par volonté. C’est cette volonté pure, brute, qui fascine plus encore que l’album ne repousse. Et Kanye West est un artiste trop torturé – ses hurlements déchirants sont là pour le rappeler – pour que sa démarche ne soit pas débordante de sincérité. Kanye West, c’est le John Locke de Lost. Le déterminé, le provocateur, qui fera tout pour ne pas quitter l’île sur laquelle il s’est lui-même installé, peu importe si les autres veulent l’en faire partir. Mais aussi le fragile, qui a failli y rester avant d’être touché par la grâce et de rapper « Through The Wire » la mâchoire brisée. On le déteste parfois, mais on se sent obligé de lui octroyer le respect. On ne comprend pas toujours où il veut en venir, mais on sait qu’il a un coup d’avance. Et surtout, n’allez pas lui dire ce qu’il ne peut pas faire.
L’ego a toujours été une composante essentielle de la musique de Kanye West. Ici, il fera probablement vociférer jusqu’aux plus hardcore de ses fans. « As soon as they like you, make them unlike you » est le motto de Yeezus. Et « I Am A God », avec sa Porsche, ses damn croissants et toute notre compassion pour le serveur, en est le point culminant. Pour autant, il est difficile d’être pleinement happé dans ce tourbillon d’égocentrisme, qui révèle aussi des failles évidentes. Car à l’image de ses sonorités sourdes et acérées, de ses hurlements primaux, le morceau est moins auto-complaisant qu’hyper tendu. C’est tout le déchirement d’un artiste, jeune papa multimillionnaire et quatre-vingt-dix pour cent du temps malheureux – avouera-t-il au New York Times – qui éclate sur le disque. « And all I want is what I can’t buy now« .
De la transparence du contenant à l’opacité du contenu, de son minimalisme sonore aux atours fantasques de sa composition, du lyrisme de ses versets à l’épique de ses tonalités, le sixième album de Kanye West demeure donc un éternel paradoxe. Jusque dans le creux des textes, parfois porno-cryptés (« I’m In It », « Bound 2 »), parfois porteurs de vrais messages (« New Slaves », « Hold my Liquor »), la contradiction est constante. La consistance, au choix rare ou raréfiée. Pour toutes ces raisons, apprécier Yeezus tient du challenge, loin d’être impossible à relever mais qui demande un effort comme la musique n’est pas habituée à en demander. Sans trop se mouiller, on peut supposer que de nombreux ados, porteurs de t-shirts Kanye West et fans des tubes de Dark Twisted Fantasy, n’ont pas dû beaucoup se retrouver dans Yeezus.
Pourtant, cet album est au moins aussi riche que pouvait l’être MBDTF. Il suffit d’écouter « Blood on the Leaves » – parmi d’autres – pour s’en convaincre. Le sample du « Strange Fruit » de Nina Simone, un piano discret, Kanye sous autotune, des cuivres surpuissants qui débarquent non sans rappeler le départ canon de « All of the Lights », des cris déformés… À la différence que ces éléments ne sont cette fois pas superposés, mais juxtaposés. Dans les faits, ils ne se mélangent pas ou peu, et leurs natures disparates nous fait les dissocier immédiatement les uns des autres. C’est le chœur candide de « On Sight » au milieu d’une rave party sous ecstasy. Le chant cristallin de Justin Vernon apposé aux apartés ragga de « I’m In It ». Des cris venus d’outre-tombe dans un morceau en featuring avec Dieu. Quand l’un arrive, un autre part, de manière à ce que tous ne se côtoient jamais trop longtemps. Qu’ils se brisent, s’entrechoquent, explosent en vol. Puis ressuscitent.
D’où cette impression de minimalisme que tout le monde s’est plu à relever. Mais avec son architecture distordue et déstructurée, Yeezus est un vrai bordel organisé, un collage musical à peu près autant baroque qu’il est dépouillé. Un disque métallurgique, pour sa conception résolument industrielle et ses expérimentations scientifiques. Un disque liturgique, pour son aura emprunte de mysticisme et l’acte de crucifixion qu’il représente. Yeezus a ses morceaux de bravoure et ses passages à vide, parfois au sein d’un même morceau. Son Rick Rubin, qui dans l’ombre tire les ficelles et taille dans le gras. Il recèle des mystères bibliques, des moments mémorables mais dont l’ordre nous demeure obscure et insondable. En cela, il représente un puzzle fascinant : ses pièces s’imbriquent parfaitement et ce sont les illustrations, sur chacune d’elles, qui ne sont pas à leur place.
La sensation de passer à côté d’une œuvre, le questionnement, puis la redécouverte et enfin la subite prise de conscience. C’est un cheminement vécu par tous, au détour d’un livre, d’un film ou d’un album. C’est précisément ce cheminement qui semble être au cœur de Yeezus, et dont Kanye West est parfaitement conscient. Voilà pourquoi chaque piste est plus simple à écouter que la précédente, et pourquoi chaque fin de piste est plus simple à écouter que son début. Voilà comment l’électrique et le chaleureux, « On Sight » et « Bound 2 », peuvent se côtoyer naturellement sur un même album. Voilà la raison de ces moments suspendus en bout de parcours : l’envolée majestueuse de Frank Ocean dans la dernière partie de « New Slaves », les guitares synthétiques en roue libre à la fin de « Hold My Liquor »… Voilà pourquoi Yeezus, pour peu qu’on lui en donne la chance, peut rapidement passer du statut de vilain petit canard d’une discographie globalement parfaite à celui de disque majeur.
« And then I realized… like I was shot… like I was shot with a diamond… a diamond bullet right through my forehead. And I thought : ‘My God, the genius of that, the genius, the will to do that’. Perfect, genuine, complete, crystalline, pure« .
Alors non, Yeezus n’est peut-être pas le meilleur album de Kanye West. Mais son meilleur ? Il parait difficile d’en douter. Et on prend les paris, ce n’est pas l’intéressé qui vous dira le contraire.
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