Kalash Criminel
BON COURAGE
Troisième album studio de Kalash Criminel, BON COURAGE vient rappeler des fondamentaux. Musicaux, et autres.
« Y’a la guerre et toi tu veux qu’on danse »
Une contre-plongée brutale projette le spectateur sous une pelletée de terre qui, au vol, prend la forme du continent africain. Qu’est-ce que regardent ces militaires cagoulés, dont un enfant, lui-aussi soldat, dans les bras de l’artiste ? La cover dit autant le recueillement que la menace. À l’image de l’ambiguité du gimmick « bon courage », qui donne son nom à l’album : parfois menace froide, parfois encouragement au premier degré. Toute la différence entre un bon courage à eux, et un bon courage à nous. La métaphore à double tranchant est là. Kalash Criminel offrira donc un rap si fort qu’il enterre la concu (quand il parle, tout le monde écoute), et dont le fond rappelle qu’il le fait pour les siens, ceux nés dans la souffrance et la guerre.
L’album marque par sa manière de rapp(el)er quelques fondamentaux. Musicaux, et autres. D’abord, en faisant de BON COURAGE un pont entre les générations. Au premier abord, le disque interroge par le côté anachronique de certaines références. Rien que sa tracklist, toute en majuscules, fait ressurgir un certain spectre des années 2000. Ce rap qui insulte la police, les députés racistes et revendique avec effronterie des figures de terroristes ou de dictateurs, dignes des vieilles gloires zaïroises du nord-est francilien. La reconnaissance de Kalash Criminel pour certains de ces rappeurs est d’ailleurs connue. Dans « Arrêt du cœur », il avait repris sans en avoir conscience la phase « Tout ce que j’ai retenu de la Marseillaise c’est aux armes citoyens » d’Escobar Macson. Cette fois, il veille à dédicacer Despo Rutti dans « LE FLOW DE MOBUTU SUR UNE PROD TRAP », reprise de la line « le flow de Mobutu sur une prod south » qui apparaît plusieurs fois dans Les sirènes du charbon. Autre vestige d’un passé proche, l’insert audio d’interview de Nadine Morano. Elle aussi date d’une ère pré-Or noir… Il faut dire que depuis quelques années, les sorties de ce genre sont trop nombreuses pour qu’elles se distinguent. « AMI(E) NOIR(E) » rappelle que le racisme débile est plus que jamais au goût du jour, et propose un petit exorcisme sur prod épurée à coup d’insultes frontales, que l’interprétation de Kalash Criminel rend particulièrement savoureuses.
En plus du rap hardcore des années 2000, le « philosophe cagoulé » place son album sous l’égide des lyricistes auréolés du siècle dernier. Il prend soin d’ouvrir par un spoken-word de Lino, qui a franchement pris au sérieux l’exercice demandé (« on est des poèmes inutiles, simples crachats un jour d’émeute / à l’ombre d’un incendie on écrit la révolte… »). Il le clôture par une introspection rétrospective touchante, avec un double hommage marseillais : « CŒUR BLANC COMME JUL » se finit sur les mots d’Akhenaton.
« BON COURAGE est, à sa façon, un de ces albums qui donnent au rap français de la cohérence. »
Ce passé honoré, il l’associe avec les tendances musicales et têtes d’affiche d’aujourd’hui. Bien sûr, le featuring avec Freeze Corleone a un côté caricatural. Le choix du titre (« ENCORE DES PROBLÈMES ») n’annonçait rien d’autre : les phases semblent rappées pour les commentaires d’adolescents sur Internet, et, allez, dans l’espoir de donner quelques infarctus aux responsables de la LICRA. Mais il a aussi un aspect plus intéressant. Kalash Criminel reprend ce qui était le rapport habituel du rap français à l’égard de l’Holocauste à savoir, l’analogie. Il justifie en interview la phase moquée « je suis heureux comme un Juif qui a raté le train » comme un écho à sa propre expérience de survivant d’un génocide. Il recadre, y compris en reprenant les poncifs de Freeze, ce qu’il estime être la part malhonnête de ses détracteurs, et peut-être aussi, pour d’autres, l’incohérence de son compère (« fuck les nazis fuck les colons on est bien d’accord »). Quoiqu’on pense de ces tentatives de sauvetage, elles ont l’avantage de pousser Freeze à sortir ponctuellement des complots pour aller vers l’histoire (« et c’est pas de ma faute s’ils ont collaboré / s’ils ont fait partir des n*gros à Gorée »). Quant à la présence de La Fève sur « AVERTISSEMENT DE BAVARDAGE », à la prod (Tarik Azzouz, Lyele, Ozhora Miyagi) aux cuts sympathiques, elle apparaît comme une passation, une validation, d’un style de trap à un autre. D’Akhenaton à La Fève, de Despo Rutti à Jul. BON COURAGE est, à sa façon, un de ces albums qui donnent au rap français de la cohérence.
Les fondamentaux, ce sont aussi les siens. Ce troisième album confirme la grande qualité musicale du Sevranais : sa capacité à adapter un rap truffé de références à l’énergie dévastatrice de la trap. Le père de Kalash Criminel lui a enseigné l’histoire du Zaïre pendant ses jeunes années et le rappeur a conservé de cette transmission exigeante une curiosité pour la géopolitique, particulièrement des ex-pays colonisés. Mais pour comprendre sa manière de la distiller en musique, il faut imaginer un prof d’histoire qui aurait fusionné avec Kaaris. La mort de Laurent-Désiré Kabila, de Sankara et la traîtrise de Blaise Compaoré sont ponctués d’ad-libs sanguinaires et surefficaces. Comme toujours, Kalash ne disserte pas, il assène, et c’est à l’auditeur piqué par la curiosité d’aller voir. Si le lingala est moins présent que dans les précédents albums, son usage ponctuel fonctionne bien – « c’est Ali Baba et les 40 moyibis ». L’évocation du coltan et de l’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo coexistent avec de l’egotrip marrant (« elles me kiffent toutes c’est pas ma faute la cagoule rend beau » ; « le rap français me fait rire comme un gothique raciste »). Bref, un art du contrepoint typiquement kalashcriminien : de grave (« y’a que mon grand-frère qui me manque ») à rentre-dedans, d’une référence de gamin (« nous c’est Broly et Freezer, en face de nous bah y’a Krilin et Yamcha ») au financement d’Al-Qaida par les États-Unis.
S’il est fidèle à sa qualité principale, ce troisième album studio a quelque chose d’une montée en consistance. Le disque est varié mais construit. À l’imagerie guerrière de la cover s’ajoute le fil directeur d’une émission radio. Les dix-sept titres de BON COURAGE sont présentés comme le programme de diffusion d’une station imaginaire, « Sauvagerie radio ». La volonté d’y passer une musique énergique, susceptible de censure – voire aux effluves anti-impérialistes, drôle, contre un esprit de sérieux politicien, n’est pas sans rappeler la figure d’Adrian Cronauer, le Robin Williams de Good morning, Vietnam. Sur l’aspect varié mais cohérent des productions, il faut saluer le travail de la quinzaine de producteurs à l’œuvre, plus particulièrement la supervision d’Ozhora Miyagi (présent sur la majorité des morceaux). Ce dernier parvient à unir sous un même ton jersey drill, boom-bap 2.0 à la Stef Becker ou à la sauce Griselda, drill classique (« TRAFFIC »), ou encore la 2-step délicate de « KISS & FLY ». Pourtant, l’album ne tombe pas dans l’écueil de la compilation de tendances à la mode. Pas de type-beat drill UK à la française, pas de type-beat Jul avec Auto-Tune dégueulasse, pas de pseudo-reggaeton insultant pour l’Amérique latine. Au contraire, le son jersey drill (« VIENS QUE JE TE FRAPPE »), caractérisé par ces doubles kicks en fin de mesure, est un bel exemple d’appropriation d’un genre jeune. Kalash Criminel y conserve entièrement son style, voire lui confère d’autres potentialités – sans surprise, du côté d’un redoublement d’agressivité. Tu danses, mais surtout : tu l’écoutes. De quoi convertir des réticents au son popularisé en France par Kerchak.
« Kalash Criminel ne disserte pas, il assène. »
Enfin, BON COURAGE comptait un titre avec Bobby Shmurda, « NGANNOU », que Kalash Criminel a finalement retiré – et rebaptisé non sans génie « NGANNOU SANS BOBBY ». Pour résumer, Bobby a eu une galère d’argent suite à un showcase à Londres, donc s’est dit, comme tout rappeur US qui se respecte, pourquoi ne pas taxer le Français (à qui il avait garanti un featuring gratuit). Kalash Criminel a refusé, Bobby a parlé d’avocats, Kalash Criminel a préféré virer son couplet. Apparemment anodine, l’anecdote est en fait révélatrice du rapport de ce dernier à la musique. C’est, depuis le début, une personne qui a vécu des choses beaucoup trop graves pour se prendre la tête avec ce que les ringards appellent encore rapgame. « Tu crois que j’ai peur d’un rappeur j’étais en clash avec le président », rappe-t-il avec malice dans le morceau introductif, au titre qui incite d’ailleurs à remettre les choses à leur place : « LE MONDE EST PETIT ET DIEU EST GRAND ». Ou encore, le « bientôt je me barre comme Mélanie » dans le dernier track, ultime allusion à Diam’s et donc, à une retraite envisagée. À l’heure des cérémonies d’autocongratulations d’un milieu d’entre soi, des déclarations grandiloquentes à la « Culture » (signes d’un monde qui se prend peut-être un peu trop au sérieux), Kalash Criminel vient remettre l’église au centre du village. Il rappelle des évidences. La guerre et l’injustice séculaires, d’abord. L’efficacité brute d’un rap consistant. Et enfin : que les meilleurs rappeurs sont souvent ceux qui en n’ont rien à foutre du rap(game).
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