jorrdee
Bjr salope
Né au au début des années quatre-vingt-dix, Jorrdee est de cette génération d’enfants qui s’échangeaient des cartes Pokémon à l’école primaire, enfilaient une paire de Requins pour aller au collège, et découvraient le lean au lycée. À peine assez âgé pour se souvenir du 12 juillet 1998, il a tout de même la chance d’être né avant le bug de l’an 2000. Jorrdee apparaît sur terre à peu près en même temps que l’internet sous sa forme web, avec son infinité de nœud et de liens. Le peu d’années qui séparent la naissance de Jorrdee de celle de Lil B suffisent en temps internet à faire du premier une sorte de fils du second. Insaisissables liaisons, perdues dans l’immensité du World Wide Web, cet espace où se propage, se dilue, se déforme, et se perd la musique de Jorrdee. La toile héberge actuellement son album Bjr salope, dont nul ne peut certifier qu’il ne connaîtra pas le même destin que nombre de ses précédentes sorties : la suppression.
Ce lyonnais devenu parisien n’en est pas à son coup d’essai. Sous de multiples pseudonymes, depuis divers comptes Youtube ou Soundcloud, il a mis en ligne suffisamment de projets pour ne plus les compter lui même. Et si quelques nerds prévoyants se seraient occupés de les télécharger à temps pour en garder une trace sur leurs disques durs, l’auditoire de Jorrdee n’a réellement gagné en taille qu’à l’été 2015, lorsqu’il met en ligne le clip de sa chanson « Rolling Stone ». Comme le groupe de rock et comme le tatouage sur la gorge de Lil B.
Janvier 2016, dans sa vingt-quatrième année, Jorrdee sort donc ce qu’il faut probablement désigner comme son premier album, intitulé Bjr salope. Ce n’est bien sûr pas un disque, le garçon vit avec son temps, et vend sa musique via un Bandcamp au nom évocateur, jorrdeevsjorrdee. En cover de l’album, ce message #BJVR$^lP€ copié-collé et agrémenté d’émojis. Deux éditions en existent, l’une enrichie de pistes supplémentaires et de goodies concoctés par Jorrdee himself. Tout cela peut paraître difficile à suivre. Et pour cause, ça l’est, comme l’est internet, comme l’est le rap depuis l’avènement des sites de téléchargement et les 300 Myspaces de Lil B, et surtout, comme l’est la musique de Jorrdee.
« Quand d’autres rappent pour l’égérie d’une maison de haute couture, Jorrdee se montre épris de désir pour Coco Chanel en personne. »
Du rap lent comme un adolescent sous codéïne, pourtant aussi vif qu’un lycéen accro à Wikipedia. Sur Bjr salope, le rappeur laisse couler son flow somnolant sur ses propres beats, tandis que fusent de sa bouche propos amoureux, apologie d’une sexualité débridée et name-dropping improbable. Quand d’autres rappent pour l’égérie d’une maison de haute couture, lui se montre épris de désir pour Coco Chanel en personne. Il est de bon ton de préciser que la nécrophilie constitue un thème récurrent de ce que produit Jorrdee. Lui qui se la joue idole des jeunes filles, « cheveux blonds, rasés sur le côté, comme Matt Pokora« , ne met pas tous les arguments de son côté pour être le gendre idéal.
Peut-être trop entier dans son home-studio, le jeune homme qui, passé un temps se faisait appeler GHB, ne prend nullement la peine de se camoufler derrière des artifices vendeurs. D’une mesure l’autre, il passe du cœur au cul, comme d’un clic à un autre, on passe d’un like Instagram à un match Tinder. Dans le deuxième couplet de « Coller au rythme », Jorrdee tutoie une « pute de premier choix », avant de se laisser aller aux regrets quant à son attitude avec une de ces dames dans « Las Vegas paro ». Les filles sont omniprésentes. Il s’adresse à elles directement, à la deuxième personne du singulier, alors même qu’elles ont l’air nombreuses. Ni plus ni moins que des muses, elles inspirent Jorrdee comme peu de choses. Il y a bien la drogue, les vidéos sur les illuminatis, et surtout les démons, leurs voix et leurs vices résonnant dans la tête du rappeur.
Sur Bjr salope, album étonnamment homogène étant donnée la façon dont l’artiste s’est dispersé par le passé, la musique ne s’imprègne que peu de son environnement. C’est d’un rap très intérieur qu’il s’agit. Jorrdee s’inspire de lui-même, et de son cerveau baigné dans un formol coupé à l’internet s’échappent des sons, comme des ricanements de djinns ou des pleurs de petites filles. « J’ai toute l’équipe sur l’échiquier, je peux pas jouer sans le fou » écrit-il. Plus enclin à la schizophrénie qu’à la paranoïa sur ce coup, Jorrdee est parfois d’une vulgarité crasse, d’autres fois d’un charme élégant. Tout au long de Bjr salope, se lisent des textos d’insultes et des enchaînements de smileys en larmes.
Cet album d’émoji rap est d’ores et déjà une pièce majeure de l’année 2016. Difficile de lire dans le marc de café et d’affirmer que Bjr salope est une entrée définitive des démons de Jorrdee dans les esprits du rap français, mais il saute aux oreilles que ce jeune est une star. Peut-être une rockstar, peut-être une popstar, impossible de le savoir. Toujours est il que son aura éclate aujourd’hui les yeux comme l’écran d’un pc dans l’obscurité d’une chambre d’ado.
ça ne s’affiche pas sur safari vos emoji élitistes