Jim Jones
The Kitchen
Désabusé mais toujours un peu accro, tel est le Jim Jones de The Kitchen.
En 2009, Jay-Z lançait « I don’t be in the project hallway/ Talking about how I be in the projects all day » et comme d’habitude avec Sean Carter, il était difficile de savoir exactement à qui ces lignes étaient destinées. S’agissait-il de Mobb Deep ? De Lil Wayne ? Après tout, peu importe tant cette phase fait écho à la carrière de nombreux rappeurs new-yorkais des années 2000. Parmi eux, il y a Jim Jones, qui, gonflé à bloc par le succès monumental de son tube « Ballin », avait attaqué Jay-Z deux ans plus tôt. Sauf qu’aujourd’hui, alors que l’auteur de The Blueprint parle désormais des royalties de Prince et de sa fille Ivy Blue, le Capo du Dipset est retombé dans un relatif anonymat, loin du blockbuster Hustler’s POME qui l’avait propulsé sur le devant de la scène. Pour Jim Jones, l’heure ne tourne plus à la même vitesse que pour Jay-Z. Alors en 2016, avec son dernier projet intitulé The Kitchen, le rappeur emblématique des Diplomats décide de faire fonctionner la machine à remonter le temps, loin des fastes du nouveau millénaire qui sourit de toutes ses dents à Jay-Z, loin du New York transformé par la gentrification et les décennies Giulani et Bloomberg.
Cinquante minutes durant, Jim Jones fonce donc tout droit vers le Harlem fantasmé des années soixante-dix à quatre-vingt-dix. C’est ici et nulle part ailleurs qu’il y fera l’inventaire de sa vie de petit trafiquant, celle d’un garçon du Bronx abandonné aux rues de Manhattan par une mère accro au crack et aux hommes abusifs. L’immersion est totale. Pendant quatorze pistes, Jones rappe les décès et les peines de prisons. Au détour d’une rime, il y va de ses hommages aux disparus, au détour d’une autre, il y a sa confession du dégoût pour l’odeur du crack tout autant qu’une salutation à ses fournisseurs. Des expériences transformées en stigmates que Jim Jones rappe entre désenchantement et dépendance. Désabusé mais toujours un peu accro.
« The Kitchen suit le programme en douze étapes des narcotiques anonymes »
Voilà pourquoi le déroulé de l’album suit dans les grandes lignes le programme en douze étapes des narcotiques anonymes, alternant descriptions hyper réalistes, introspection nécessaire et volonté d’en sortir. Si le casting surchargé condamne souvent Capo à un seul couplet et peut brouiller le propos, son écriture crue et terre à terre lui permet de garder le cap. Certes il n’est pas le plus grand technicien que New-York ait enfanté et ses rimes sont parfois un peu faciles. Mais comme souvent chez lui, l’histoire se raconte à travers les ad-libs, entre sens du détail (« one car, two compartiments. Each of them hold five keys ») et un certain sens de l’humour (« Feds taking flicks. Shit, let a nigga pose ! »), le tout peuplé de terribles aveux (« I sold crack to pregnant women »). Au point que Jim Jones étirerait presque, le temps d’un disque, l’énergie et la sincérité de son apparition mythique sur « Come Home With Me ». Et lorsqu’il revient à l’alias de ses débuts, le Tri-State Bandit abandonne par la même l’espoir de renouveler les coups de force de « Ballin » et « Pop Champagne ». Ici, sa seule prise de risque se limite à l’ambiance éthérée façon Toronto de « Whole Lot Better », dont le refrain assuré par un ancien second couteau du G-Unit tombe à plat.
C’est une faute de goût qui restera une exception, tant sur les autres pistes, Jim Jones a décidé de planter le décor via une formule Dipset mise à jour pour coller à 2016. Dans ses productions, The Kitchen fait appel à des sample 80’s (Andy Clark et Ronnie Lewis), des basses pachydermiques et se permet des clins d’œil aux classiques du rap de hustler (UGK, 50 Cent). Les Heatmakerz, architectes du son Diplomats, sont encore de la partie. Rien de neuf certes, mais derrière ce manque de nouveauté, il y a pourtant une histoire, voire un témoignage. En cuisine, Jim Jones a conçu l’un de ces disques qui a ce quelque chose de cinématographique, renforcé par des interludes scénarisés, pivots d’une tracklist pleine de souvenirs. D’une piste à l’autre, le rappeur fait son aller-retour en Arizona le regard dans le rétroviseur avec « Cocaïne », défile toutes chaînes dehors sur « Two Keys », « Eastside » et « Harlem », crache ses rimes dans un cypher de rue sur le bien nommé « Jungle » ou rappe la nuit paranoïaque sur « Blow It Up ».
Alors bien qu’on puisse trouver un peu désolant de voir un quadragénaire rapper comme il le faisait quinze ans plus tôt, le Capo remet le temps de cet album les deux pieds sur terre, loin du statut qui était le sien à peine quelques années plus tôt. Son rap renoue avec une certaine forme d’honnêteté. Derrière ce registre qui semble déjà exploré en long et en large, il révèle une conscience de ses limites, de celles que l’on intègre en même temps que l’on admet que son heure de gloire est passée. Et même dans une musique arrogante comme le rap, il ne faut jamais oublier que derrière l’humilité se cache parfois un bénéfice artistique. Cela donne un disque de rap de rue, New-Yorkais jusqu’au bout des ongles, qui fournit ses moments de bravoures et où chaque invité tient son rôle sans ciller. Cela vaut autant pour Sen City et Trav qui font planer le souvenir de Max B que pour l’énergie juvénile de Neek Bucks ou la présence de l’héritier Dave East. Alors si avec The Kitchen, Jim Jones ne réinvente pas sa propre cuisine, il délivre un album qui pue la bouffe de rue. Celle qui est souvent sans surprise, parfois bien trop grasse et ne voit pas que de la nourriture passer dans ses casseroles. Mais largement suffisante pour tenir au corps et prendre aux tripes.
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