Chronique

Jul
Indépendance

D'Or et de platine - 2021

La tête dans le guidon, Jul parvient encore à sortir un disque de qualité. Il a su s’entourer et a encore des choses à raconter.

Photo à la une : David Wolff

Comment, en sortant trois longs formats chaque année, un rappeur peut-il encore avoir quoi que ce soit à dire de neuf ? Comment peut-il même trouver le temps de vivre suffisamment pour absorber des histoires à raconter ? En 2018, Jul donnait pour titre Inspi d’ailleurs à ce qui était alors sa quinzième sortie en quatre ans, laissant penser qu’il était le détenteur d’un incompréhensible don lui permettant d’être outrageusement prolifique. L’idée se tient, « le J c’est le S », mais c’est aussi L’Ovni… Enfin on l’appelle ainsi en 2016. Ou bien La Machine en 2020. Là, c’est plus intéressant ; de non-identifié, l’objet se fait concret. Machine ? Mais machine de quoi ? De travail a priori. La productivité stakhanoviste du rappeur ne se borne pas à une succession d’albums et de mixtapes, elle comprend également son autoproduction, son implication sur les clips, la préparation de ses concerts et de ses Planète Rap, ses collaborations à droite à gauche, la coordination des 13 et Classico organisé(s), la sortie de vêtements, les partenariats divers, et l’énumération peut certainement durer encore. Au détour de son dernier album Indépendance, Jul le concède : « J’ai trop la tête dans les projets, j’ai même plus l’temps d’faire des showcases. » Là réside un élément expliquant l’inspiration. Elle ne vient pas d’ailleurs, elle naît dans les sacrifices, d’une part. Ce n’est pas tout, sans quoi l’ennui serait mortel à l’écoute d’un énième projet estampillé D’Or et de Platine. S’il n’y avait que les sacrifices, la musique sentirait l’infâme odeur de la frustration et du renfermé. Ce n’est pas le cas. À mesure qu’il a avancé dans la vie et que la réussite financière lui a souri, Jul a vu des gens très lointains s’approcher en même temps que des gens très proches s’éloignaient. Des contrats commerciaux ont été passés, des contrats de confiance ont été rompus. Les trahisons, les faux-amis, les opportunistes, le mauvais œil, voilà ce qui s’est aggloméré dans l’espace vital d’un garçon d’une trentaine d’années, l’obligeant à une vigilance décuplée. Celle-ci devient de la nourriture pour sa musique.

Il se savait Dans [sa] paranoïa en 2014 déjà, huit ans plus tard, il la verbalise dès que possible. Admettant à cette époque ne pas trouver le sommeil, il semble désormais ne même plus le chercher. Sur Indépendance, les fautes d’inattention sont interdites, le moindre pas de travers se paiera, l’œil fermé au mauvais moment sera fatal. C’en est effrayant. « J’ai pas confiance, j’vais mettre un glock sous l’oreiller » sur « Dans la cour », « J’dors pas, les soucis m’font mal à la tête » sur « Que la vérité » ne sont que des illustrations du sommeil troublé de Jul. Si mal dormir n’est pas hors du commun, la façon dont le rappeur manifeste la peur qu’il a pour sa sécurité est en revanche troublante. Au long du disque, il évoque à plusieurs reprises son idée d’acheter un fusil à pompe et des rottweilers, il rappelle que rémunérer une garde rapprochée fait partie de la gestion de son budget, songe à avoir « un CZ chargé dans l’armoire » et avoue à demi-mots se posticher pour rentrer à la maison. Sa position socio-économique n’est plus la même et les Bouches du Rhône restant criminogènes, toutes les teintures capillaires du monde ne suffisent pas à assurer la tranquillité du rappeur. Parfois, et c’est assez touchant, Jul paraît être le seul à ne pas se rendre compte de son statut, comme s’il n’arrivait pas à expliquer son exposition, ou comme s’il n’avait pas eu le temps d’en prendre réellement la mesure, trop occupé à travailler sans relâche. « J’ai fait toute la ville dans le Porsche Boxter, tout le monde m’a pris en photo comme si j’étais une grosse star » peut-on l’entendre dire sur « Cette fois ». Comment ça, « comme si j’étais une grosse star » ? Il n’y a que lui pour en douter. Car l’auteur-compositeur-interprète multi certifié et multimillionnaire qu’il est n’arrive pas à accepter son statut, et tient à rappeler dès que possible qu’il n’est qu’un homme, deux bras, deux jambes comme les autres et comme avant.

« Jul paraît être le seul à ne pas se rendre compte de son statut, comme s’il n’arrivait pas à expliquer son exposition. »

Comme avant… Deux adverbes qui cristallisent une bonne partie d’Indépendance. Jul y ouvre sans retenue les portes de sa gamberge, qui mènent à un passé regretté à plusieurs titres. S’y sont écrites un certains nombres de leçons dont il aurait préféré se passer, « J’aurais pas fait toutes ces erreurs si j’savais, j’savais pas moi que l’addition serait salée » écrit-il sur le magnifique « N’oublie pas tes métaux » et son instrumental PNLesque de Lowonstal et Lucci. Forcément, alors que l’âge du Christ approche dangereusement, Jul regarde dans le rétroviseur et n’y voit pas que du beau. D’où les regrets. Mais ce qu’il regrette aussi, c’est l’innocence perdue de son enfance. Elle lui manque et il la poursuit, et pose parfois des yeux de béotien sur un monde dont il veut s’éloigner. Pas de méprise, Jul n’est en rien atteint du syndrome de Peter Pan, mais la décennie passée l’a épuisé et il paraît trouver dans une cour d’école l’énergie et la pureté qui lui feront tenir dix ans de plus. Il fait renaître son rêve de Caraïbes alors qu’il a « fini par faire des bagarres devant le bar à Yves » (« Aghju Capitu ») et rechausse ses godasses de bambin sur « Je calcule personne » : « J’étais comme toi petit, j’croyais que c’était mes chaussures qui allaient vite. » Arrivé où il est, peu de rêves semblent encore animer Jul. « Zizou ? ‘L’a fait l’signe, ah c’est beau ! »« J’fais une-deux avec Didier Drogba » (« Flow mitraillette »), « Tous les ans j’braque la SACEM »« J’ai refusé le chèque à Universal » (« Cette fois »). Sur le plan matériel comme sur celui des accomplissements personnels, le J n’a plus vraiment de cases à cocher, à part peut être « que D et P ça soit connu comme Burberry » ; là encore les yeux et la formulation d’un minot. Il ne lui manque rien si ce n’est le calme que lui a coûté la célébrité… « Redonnez moi ma vie, moi je m’en tape d’être à la page, j’suis dans le stud’ je dors, je rêve d’être comme lui, d’être comme l’autre, de pouvoir marcher tranquille. »

L’endroit où il veut déambuler calmement n’est autre que la cité phocéenne, et même s’il évoque au fil de l’album diverses destinations de par le monde, aucune n’occupe la place de Marseille dans son cœur et son esprit. « Enfant d’la ville comme Samir ou Zinédine » dit-il sur « Cette fois » après avoir juré « sur pépé que j’aime ma ville » comme si là encore quiconque en avait douté. Elle est encore le théâtre de tous ses textes, de toutes ses histoires, et la source intarissable de sa musique qui parle au 13 et au reste. Indépendance est géographiquement très marqué, ultra référencé à l’instar de la discographie de Jul, au point que la relative universalité de ses textes peut surprendre. « J’fournis que la patate comme La Savine, La Caste’, La Pater’, Lévêque, La Maurelette ! » Plaît-il ? Un minimum de connaissance urbaine marseillaise est requise pour imager ces noms… « Toute la cité à La Ciotat » (« Le charbon c’est le casino »), « de passage aux Terrasses »« en Y sur l’Avenue de Saint Marcel », calibré « au péage de Lançon » (« La Sacem à Madonna »), etc. Tout « part d’la city » comme Jul le dit lui-même, mais tout y revient aussi. Comme un aimant. Cet attachement à son territoire n’a rien de nouveau, mais plus que jamais elle a l’air d’être essentielle à sa musique et surtout à sa vie personnelle. Il était La Zone en personne en 2018, il a « tout fait pour la zone » aujourd’hui. Inutile de revenir ici sur ce qu’il a effectivement réalisé pour tirer Marseille et ses rappeurs vers le haut. Sa ville est sa vie, il est sa ville, et pourtant Indépendance, comme ses prédécesseurs, tourne bien au delà. Jul l’explique avec une rationalité sans équivoque : « La vie c’est tout simple, j’aurais pu être Lyonnais ou Toulousain » (« Toda la noche » aux côtés de Morad qui rejoint Alonzo, Kalash Criminel et Le Rat Luciano dans le cercle des meilleurs sparring partner de l’Ovni).

« Si sa propre trajectoire ne suffit pas à alimenter sa musique, Jul narre les histoires des autres avec une justesse imparable. »

Cette simplicité qu’est la vie d’après un artiste tracassé, elle réside dans les tourments et les plaisirs du quotidien. « Trois rosé, deux Coca » en fin de journée, ça fait du bien au snack du coin comme à L’Intercontinental, puis lorsque Jul ferme les yeux à l’hôtel, il voit les tours et les amis d’avant, ceux que les pouvoirs publics n’ont pas rénovés malgré tous les plans urbains possible. Les bancs et les lampadaires sont repeints, mais pas les copains. Donc il ne les oublie pas, les aime deux fois plus et raconte inlassablement leur quotidien et celui de leurs enfants. Le jeune pauvre insomniaque, le petit charbonneur plein d’embrouilles, l’ancien qui n’a pas bougé du four, les longue peines aux Beaumettes… Si sa propre trajectoire ne suffit pas à alimenter sa musique, le rappeur narre les histoires des autres avec une justesse imparable, en attestent les excellents « Chemin de Morgiou » et « Boulevard des problèmes ». Aussi il évite la monotonie et les redondances par des variations formelles, aussi bien sur les instrumentaux que les flows. Dans l’écriture aussi, surgissent des sortes de relance, un dialogue théâtral au milieu d’un couplet, des absences de backs créant d’impromptus silences, des changements de narration hasardeux dans un morceau, autant de micro événements qui font d’Indépendance un album surprenant, parmi les meilleurs de son auteur.

Enfin, Jul, avec ce qui est peut-être son vingt-septième opus ou peut être son trente-septième, c’est dur à dire, entretient encore une relation étroite avec ses auditeurs. Impossible de dire qu’il fait du fan service, puisque son public est polymorphe, et n’attend jamais la même chose de lui. D’aucun veulent l’entendre rapper sans refrain pendant cinq minutes, d’autres veulent danser sans penser, certains veulent se défouler à mesure qu’il crache sa rancœur ou alors pleurer en même temps que lui sur un instrumental épuré… Indépendance ne s’adresse ni aux uns ni aux autres mais parle pourtant à toutes et tous. Sans dosage, sans recette, Jul continue de laisser aller ses idées. Mais cette fois, et cela peut expliquer la qualité de ce disque, il n’a pas assumé la partie instrumentale, déléguant sans doute par manque de temps. Ce qui est très bien, d’autant que les beatmakers n’ont pas fourni de « Jul type beat », expression inappropriée au vu de la variété musicale proposée en huit ans, mais compréhensible pour qui n’écoute pas le J et pense le connaître. Sous la cagoule c’est Jul, il sévit dans le maquis au nom de l’Independenza.

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