El-P
I’ll sleep when you’re dead
Il n’y a pas si longtemps, un célèbre rappeur new yorkais se recueillait devant la tombe du hip-hop. Une énième déclaration de décès, pour un cadavre tant de fois enterré qu’on ne prend plus la peine de s’émouvoir à l’appel des veillées funéraires. Le geste était ambigu, et pas seulement à cause de sa dimension commerciale. On ne savait pas très bien si le rappeur était là pour déplorer sincèrement la nouvelle, la constater froidement, ou accompagner sans broncher le corbillard. Car au cours de sa carrière, malgré l’excellente initiative récente de la série des remixes de ‘Where are they now ?’ convoquant certains des pionniers auxquels la première version rendait hommage, il n’avait pas toujours résisté à la tentation de troquer la blouse de clinicien contre un costume de fossoyeur.
El-P ne s’embarrasse pas de telles ambiguïtés. Si les spéculations, les doutes – les craintes même – entourant la sortie de son deuxième album allaient bon train, elles étaient cependant d’un tout autre genre : le label Def Jux accusé de déclin, ou au moins constamment renvoyé à un âge d’or révolu ; des sorties attendues et écoutées avec moins d’excitation qu’auparavant (au temps du « Cold Vein » de Cannibal Ox par exemple), malgré les indéniables qualités du « Hell’s Winter » de Cage et du « Mo’Mega » de Mr. Lif ; et pour El-Producto, un deuxième solo déjà prêt à la comparaison avec le coup de maître de 2002, « Fantastic Damage ». Le tout sans parler de l’afflux de souvenirs charriés par Company Flow et des rumeurs concernant sa possible reformation… Alors, pour se donner du courage et aplanir le terrain, El-P s’était confectionné un blog ad hoc dès août 2006.
Le disque en main, on peut le croire quand il promet dans le livret : « This record was created with all the honesty, grit, swagger, pain and love at my disposal ».
« I’ll sleep when you’re dead » plonge dans un univers déjà arpenté, toujours inattendu, encore captivant. Bordel minutieusement orchestré, cacophonie harmonieuse. Les strates de samples s’empilent sans répit : sirènes, rémanences torturées, échos indistincts, vrombissements électriques, froissements sonores, rythmiques oppressantes, signaux d’alarme enclenchés. Il vient facilement à l’esprit qu’El-P, en alter ego musical de Philip K. Dick, compose une bande-son post-apocalyptique. En tout cas, si on devait faire un portrait de l’artiste en poseur de bombes, celles-ci seraient à fragmentation. Le frénétique ‘Run the Numbers’, rythmé par un souci impérieux (« Find those detonators! ») s’achève dans une sorte d’implosion avec pluie de particules.
On trouve dans cet album des changements de cap tantôt brusques (‘Smithereens’ débute de façon faussement guillerette avant un brutal rappel à l’ordre : la « dramatic intro machine » se charge de mettre fin à la plaisanterie), tantôt en douceur, à l’image de la tournure que prend ‘Drive’ dans son troisième couplet. On est confronté à de véritables odyssées : le grandiose ‘Tasmanian Pain Coaster’, qui frise les sept minutes (de même que ‘Poison Kids no Wins’ et son épilogue, censé terminer l’oeuvre sur une touche optimiste) ; et tout autant à des coups d’accélérations : les deux minutes et demie de ‘Up all night’ défilent d’une traite, le moteur de ‘Dear Sirs’ s’emballe progressivement puis retombe au bout d’une minute trente. D’un essai old school faussement épuré, le ‘EMG’ lézardé de part en part par les cuts de Big Wiz, on passe à un flirt pop-rock, ‘The Overly Dramatic Truth’.
El-P n’avait pas besoin de conquérir des galons de rappeur. Il a quand même profité de cet album pour monter encore d’un cran sur ce plan. Passant d’un phrasé proche du parlé à des cavalcades saccadées (‘No Kings’), il fait preuve d’une grande maîtrise, éclipsant presque Aesop Rock sur ‘Run the numbers’. Sa voix s’imbrique parfaitement dans son édifice sonore, au service de textes tortueux (ce n’est pas un hasard si l’album s’ouvre sur une parabole lynchienne sortie de Twin Peaks) et d’un humour aussi acéré et grinçant que certaines de ses compositions.
Le cynisme est à l’honneur sur le bien nommé ‘Habeas Corpses’. Cage et El-Producto sont dans un bateau. Un bateau carcéral. Les deux collègues sont en charge de l’élimination industrielle des prisonniers. Rupture dans la routine : l’un tombe amoureux d’une prisonnière. Et s’il arrêtait cette vie de mort, et partait loin avec elle ? Remise en cause de courte durée. Elle y passera comme les autres. A la fin du morceau, ça fait marrer les deux rappeurs. Ici même les rires ont quelque chose de sinistre : ils hantent ‘The League of Extraordinary Nobodies’, morceau en dents de scie alternant couplets désabusés et couplets conquérants ; un interlude, et final en apothéose avec débarquement des cuivres.
L’expérimentation, ça ne peut pas faire mouche à chaque fois. Pas de vraie baisse de régime, mais des baisses de relief, un ‘Flyentology’ un peu terne. On regrette aussi la discrétion, pour ne pas dire le camouflage, de plusieurs invités. Il faut se fier au livret, et pas seulement tendre l’oreille, pour deviner que Mr. Lif, Slug et Murs ou Tame One sont de la partie (ce qui est particulièrement dommage pour l’ex-Artifacts, qu’on aurait bien vu disposer d’un couplet). « I’ll sleep when you’re dead » a peut-être perdu de la sauvagerie qui faisait la force de « Fantastic Damage », l’incontournable étalon de mesure. Ces phases scratchées qui ponctuaient avec brio de nombreux morceaux du glorieux prédécesseur sont plus rares. En échange, on a gagné de la densité. D’une incroyable richesse, « I’ll sleep when you’re dead » prolifère de partout.
S’il est vrai que la folie de Van Gogh est due à sa quête éperdue de la couleur, il faut s’inquiéter de l’état de santé de Jaime Meline. Car ce rouquin là cherche sa couleur à lui, c’est sûr. Qu’il se rassure, il touche au but.
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