
Igo
Tribulation
Il y a des voix et des manières de rapper qui marquent dès les premières écoutes. Celle d’IGO en fait partie : grave, rocailleuse, empreinte d’une rage explicite. Derrière ce timbre imposant, se dresse une odyssée parsemée d’épreuves. Né en Côte d’Ivoire, grandi à Clichy-Sous-Bois – terre emblématique du Ghetto Fabulous Gang et tristement liée à la tragédie de Zyed et Bouna – et Bagnolet, c’est dans les tranchées du 93 que le soldat IGO sculpte son verbe avec précision et impact. Une plume qui se veut être exploratrice de la réalité brutale de ceux qui, comme lui, avancent en funambules dans plusieurs mondes, portant en eux une dualité omniprésente : la rue et l’élévation, le bien et le mal, l’instinct et la réflexion. Cette tension constante entre deux pôles irrigue son écriture comme son flow, parfois heurté, fragmenté, donnant l’impression d’un équilibre sans cesse menacé.
Malgré quelques clips sortis en 2017 (« NO LOVE NO LIFE », « Queblo ») dans l’ère de la trap et une interview chez Tonton Marcel, c’est le morceau « Chap Chap » en featuring avec 26Keuss (rappeur également issu de Bagnolet) qui créera un réel engouement autour d’IGO. Malheureusement, la rue ne libère jamais totalement ceux qu’elle a façonnés et les allers-retours au chtar – comme il dit – ralentissent son début de carrière. Il faut attendre 2023 pour qu’IGO soit plus régulier dans ses sorties. Une, notamment, fait la différence, « FERRERO ROCHER » qui installe la musique de VHS (beatmaker ayant travaillé avec Le Juiice, Olazermi) – inspirée des sonorités nord-californiennes de Young Slo-Be – dans l’univers du rappeur bagnoletais. Ces productions type Stockton traduisent également une dualité : minimalistes dans leur structure mais percutantes dans leurs textures, elles offrent à IGO un terrain de jeu où l’épure côtoie la violence sonore. Les basses sont lourdes et abyssales, flirtent avec des mélodies synthétiques aiguisées comme des éclats de verre et des snares nettes et incisives. Le tout, saupoudré parfois de voix pitchées, propose une cadence hypnotique qui confère au temps, une densité nouvelle. Une mécanique spectrale d’autant plus développée dans le premier EP d’IGO sorti en décembre 2024 : TRIBULATION.
À travers cet EP, il ancre son rap dans le pouls vibrant de la rue, où la réalité du béton se mêle à chaque phase (« Marié à la street, divorcé de l’école », « Diplômé par la dalle, la rue nous a rendu gourmand »), où les conséquences psychiques d’un certain mode de vie sont palpables (« J’fais des nuits complètes que quand j’dors au comico ») dans cette ambiance sonore froide et minimaliste. IGO laisse une empreinte profonde tant dans le fond que dans le forme par son cynisme (« On attend toujours la première greffe de couilles, Ah, faute de donneurs »), sa conscience historique nue et sans fard (« J’ai une question : mes ancêtres s’revendaient-ils au kilogramme ? ») et sa lucidité sur ses propres parts d’ombre (« J’fume beaucoup trop d’joints par jour à force j’ai l’cœur qui palpite, j’nique ma santé et mes babines »).
Dès les premières mesures de TRIBULATION, IGO embrasse une approche brute et instinctive se dotant d’une liberté d’exécution qui défie la rigueur métrique loin des carcans du rap français. L’empreinte de Detroit et de Stockton transparaît dans son phrasé : débit fragmenté, syncopes abruptes, fulgurances soudaines brisées par des silences qui laissent ses punchlines s’étirer dans l’espace. Cette manière d’alterner relâchement et tension, fluidité et saccades, reflète son besoin d’ancrage dans un environnement dur tout en aspirant à quelque chose de plus grand. Il ne se contente pas d’épouser la prod, il la fend, l’évite, la percute, imposant une dynamique imprévisible qui confère à ses textes une puissance brute, presque accidentelle. Au-delà d’une simple démonstration technique, le flow d’IGO est une arme de narration.
Pourtant, il ne se contente pas de raconter, il incarne. Son rap, à la croisée de l’urgence et de la maîtrise, traduit une existence où chaque mot pèse. Avec TRIBULATION, il impose un style à la fois instinctif et réfléchi, sculpté dans la rudesse du réel et nourri par une musicalité venue d’ailleurs. Cette omniprésence de la dualité – entre le fond et la forme, le texte et l’émotion brute, la rudesse et l’ambition – constitue la colonne vertébrale de son univers. Plus qu’un simple exercice de style, son art devient une radiographie de la rue, une cartographie de l’âme d’un homme en quête d’équilibre entre ses ombres et ses lumières. Dans un paysage rapologique souvent formaté, IGO trace son propre sillon, brut, libre et indélébile.
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