Chronique

Sage Francis
Human the death dance

Epitaph - 2007

L’homme n’étant pas du genre à tourner en rond, rien d’étonnant à ce que Sage Francis ait conçu un album nettement différent du précédent. La férocité sarcastique qui donnait à « A Healthy Distrust » la charge explosive et les couleurs d’un feu d’artifice politique (il faut dire que le petit Francis est né non pas un 4 juillet, mais un 11 septembre…) est momentanément et partiellement mise au rencard. « Human the Death Dance » vise le retour sur soi. Le livret le confie : ce disque a été utilisé comme un exutoire, comme une voie de déchargement des soucis relationnels qui encombraient depuis longtemps le crâne du rappeur de Providence.

D’où des textes qui tournent beaucoup autour du temps qui passe, évidemment trop vite (« Stopping The World » fut l’un des nombreux titres envisagés, avant un choix final qui emprunte son idée au pote poète Buddy Wakefield), de la mort qui rôde partout, ne serait-ce qu’à l’état de concept (il l’explique dans une interlude… qui dérive vers une proposition de partie de jambes en l’air), et des déceptions et malentendus amoureux. « You say that I ain’t like the way I write and that ain’t right… » : ‘Hell of a Year’, ballade désabusée sur l’amour perdu, ainsi que premier morceau écrit et tremplin pour le reste, en dit long. Et dans l’ensemble, l’ironie se déplace : si l’album précédent attaquait au rythme brutal d’une auto-présentation héroïque sous la forme d’une machine ultra-perfectionnée, celui-ci retombe en enfance, avec les premiers pas du petit Francis au micro imitant laborieusement les anciens. Il faut reconnaître que l’arrivée simultanée et inéluctable de la trentaine et d’une calvitie précoce, ça pousse même les meilleurs au bilan.

Son auteur n’hésite pas à clamer qu’il considère « Human the Death Dance » comme son projet le plus complet et le plus accompli, le point culminant de sa carrière. Et alors ? Et alors, une certaine déception domine les premières impressions. C’est qu’il faut de la patience pour entrer dans cet album et l’apprécier à sa juste valeur, et qu’y revenir est nécessaire pour saisir les subtiles variations de certaines productions : celle de Reanimator sur ‘Hoofprints in the Sand’, par exemple, d’abord un peu rebutante, ne révèle ses qualités qu’au fur et à mesure des écoutes. On se laisse alors porter par ‘Black Out On Black Night’, récit inspiré par une galère nocturne à Rome, traversé par la douce voix de Jolie Holland récitant des fragments de « L’Enfer » de Dante (rien que ça). Ou de ‘Going Back To Rehab’ (Sage Francis persévère en effet dans le choix curieux d’arrêter les drogues et l’alcool, le malheureux…), taillé pour le live : une confession maîtrisée, trois guitares (acoustique, électrique et basse), un soupçon de violon, l’immixtion d’un piano, et sans doute l’un de ses meilleurs morceaux, en tout cas celui qu’il a le plus travaillé depuis ses débuts.

La déception se dissipe donc peu à peu. Mais l’impression persiste. Rien à reprocher à l’écriture : Sage Francis est toujours un lyriciste d’exception, qu’il raconte ses déboires sportifs, dans le foot universitaire (‘High Step’), ou charnels, avec une créature intellectuelle et bigote, dans une ambiance blues-folk concoctée par Buck 65 et relevée par l’harmonica de Nathan Harrop (avec lesquels Sage Francis s’est rabiboché pour l’occasion) sur ‘Got Up This Morning’. En termes de performance au micro, il n’y a guère de quoi y redire : sur « Civil Obedience », la vélocité du phrasé, évoquant la vitesse du temps qui file, épouse parfaitement la jolie composition de Mr Cooper. Sage Francis tente aussi quelques innovations, en particulier l’association avec le compositeur Mark Isham : deux bandes-son de films noirs, deux étoiles filantes à la source cinématographique évidente.

C’est musicalement que l’album ne tient pas toutes ses promesses. L’exposé de l’underground pour les nuls (‘Underground for Dummies’), dans lequel le rappeur relate son parcours chaotique et atypique en multipliant les clins d’œil et les prises de distance (« It’s funny hearing all the shit these rappers brag about, knowing all of them are walking around with massive doubts »), aurait ainsi mérité un habillage sonore plus audacieux de la part de Odd Nosdam. Le problème n’est pas tellement que la forme se soit adoucie, en accord avec l’expression des désillusions. D’ailleurs, les moments les plus agressifs ne sont pas les plus réussis, à l’image de ‘Call Me François’ et son instru gâché par une boucle synthétique soûlante. Il s’agit simplement de choix musicaux moyennement judicieux. Ceux d’Alias, par exemple : c’est tout juste si la paire ‘Clickety Clack’/’Midgets & Giants’ n’est pas insipide, malgré la petite ritournelle entraînante du refrain dans ce dernier morceau. Sage Francis y raille efficacement les clichés et les travers de la corporation rap, mais musicalement, ça ne suit pas complètement. On remarque au passage que le travail des quatre producteurs nouveaux venus qui participent à l’album (Mr Copper, Kurtis SP, Big Cats! et Miles Bonny) n’a rien à envier aux compères habituels du rappeur, même si l’on regrette que Sixtoo ne contribue qu’à un interlude – végétarien de surcroît.En somme, « Human the Death Dance » est une œuvre réussie… mais. Mais la prétention à être un sommet de carrière ne convainc pas vraiment. Paradoxe : l’album est sans doute « abouti » ; il manque pourtant de flamboyance, d’équilibre (des morceaux trop longs ne viennent pas compenser d’autres trop courts), et en fin de compte, de puissance. Un peu dépareillé musicalement, il manque parfois d’aller à l’essentiel, à tel point que l’on se surprend à regretter parfois la formule des Non-Prophets, plus simple mais non moins efficace. À force de nous répéter combien ce projet a été mûri, on escomptait mieux. C’est-à-dire : encore mieux.

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