Ka
Honor Killed the Samurai
Du verbe comme de la musique, Ka est un esthète. Déjà dans son second disque, Grief Pedigree (2012), on décelait chez lui cette économie des mots, cette recherche de la boucle parfaite, cette science du rythme qui font les acharnés, les artistes éternels et les insatisfaits. Dans ses projets suivants, The Night’s Gambit puis Days with Dr. Yen Lo (cette fois intégralement produit par Preservation), il affinait sa formule. Aiguisait patiemment ses sabres et ses katas, touchant parfois la grâce du bout des doigts (« Jungle »). Ka, que l’on imagine sans mal en ermite retiré au sommet d’une montagne, a fait ses gammes. Et parce que « la perfection n’est approchable que par la répétition », il a répété, encore et encore. En quatre ans, sa méthode n’a pas bougé d’un iota : même ton monocorde, mêmes boucles courtes sans beat, mêmes rimes cintrées, mêmes inserts de films. Son application, en revanche, a gagné en rigueur et en finesse. D’aucun auront sans doute trouvé son travail répétitif, et ils auront sans doute raison. Mais à l’écoute de Honor Killed the Samurai, la pensée qui vient à l’esprit est : « ça en valait la peine ».
N’importe quel créateur un peu consciencieux (ou ayant lu Saint-Exupéry) vous le dira : une œuvre n’est pas finie quand il n’y a plus rien à ajouter, mais quand il n’y a plus rien à retirer. Le travail de Ka répond entièrement à cette logique réductive. Il s’agit d’élaguer jusqu’à ce que plus rien ne dépasse du cadre. De lâcher du lest jusqu’à ce que la densité de l’air seule suffise à porter l’objet. Pour cette raison, la figure du samouraï et tout ce qu’elle suppose de sagesse, de maîtrise et de droiture, est sans doute celle qui sied le mieux à Ka. On retrouve sans mal les traces, en filigrane, de la culture nippone dans son œuvre : les productions martiales de « Collage » ou « Peace Akhi », le dialogue de Enter the Dragon qui introduit « You Know It’s About », les vents et percussions traditionnels de « Day 81 »… Dans Honor Killed the Samurai, le MC de Brownsville embrasse pleinement cet héritage pour engendrer son album le plus poli et le plus épuré. À la production, entièrement assurée par lui, il accumule les sonorités orientales, de la douceur éthérée de « Illicit Field » à l’agressivité contenue de « Conflicted », de la mélancolie de « Mourn at Night » à l’urgence de « Ours ». Le tout se compose de dix morceaux, et le seul qui dépasse le seuil des trois minutes est en fait scindé en deux parties (« Finer Things / Tamahagene »). Les invités, qui jusque-là se résumaient d’ailleurs à Roc Marciano, sont aux abonnés absents.
Ce goût de la mesure et de la sobriété paraîtra sans doute simpliste, voire paresseux, aux moins regardants. Pourtant, la musique de Ka est au contraire riche et précieuse dans sa simplicité, dans le sens où rien n’est laissé au hasard. Chaque note, chaque mot semble être pesé au gramme près avant d’être posé sur la piste. Chaque variation tombe au bon endroit pour relancer l’instrumental, dont les boucles ne sont jamais ni trop courtes ni trop longues. Le débit trainant et plat du rappeur, loin d’être une faiblesse déguisée, n’est finalement que le prolongement naturel de ses ambiances vaporeuses, de sa musique tout en contrôle et en dépouillement. Il est aussi le meilleur moyen de mettre en avant sa plume, qui mêle constat amer et cicatrices du passé avec la froide bienveillance d’un ancien qui en a trop vu. Comme sa production, les écrits de Ka sont décharnés, dans tous les sens du terme. Les témoins d’une triste époque où la survie de l’un passe par le drame de l’autre, où la vertu n’élève plus mais enterre. Où le doute est finalement la seule certitude. Reste une ultime conviction : si ses albums précédents manquaient peut-être de toucher la perfection à laquelle ils aspiraient, Honor Killed the Samurai l’étreint et pose définitivement Ka en chantre du minimalisme. Celui qui en dit beaucoup plus que les autres, mais avec tellement moins.
Pas de commentaire