Prodigy
HNIC
Il y a des titres qui surpassent toute considération critique. Des titres qu’on ne voit pas venir, qui touchent en plein cœur, et finissent par vampiriser un album entier. Ouverture de « HNIC », seul solo de Prodigy, ‘Genesis’ n’est ni une intro, ni un premier morceau, il est autre chose : une certaine idée de la perfection, peut-être. Résignée, rauque et arrogante, l’interprétation de Prodigy frappe par sa poignante justesse. Aux côtés de Havoc dans Mobb Deep, il était devenu pendant les années 90 l’archétype du rappeur à ne pas emmerder : pas plus épais qu’une liasse de billets, mais capable de tuer plus de MC’s que tout le casting de « La Cité de Dieu »< réuni. Dans ‘Genesis’, il se livre pendant 2 mn 49 sur une boucle de piano craquelée. Et en une phrase, ce sont des années de rap hardcore qui s’effondrent sous le poids d’un aveu inattendu, qu’on aurait plus prêté à un enfant apeuré qu’à une terreur de Queensbridge : « I wanna go home, not sing this song ».
Avant de rentrer à la maison, la moitié de Mobb Deep devra encore interpréter 17 chansons, entrecoupées de courts interludes, et redeviendra rap-star nihiliste, entre ambition extralarge (« We need NBA cash, the yachts, the labs, the Porsche, Ferrari, the Hummer, you mad ? ») et agressivité charcutière (« I’m not in the wrong, Cause niggaz deserve every piece of death they get, Every piece of bullet, every chunk of flesh they lose »). Gros succès d’estime mais petit disque d’or pour un label en déclin (Loud Records), « HNIC » est l’un des meilleurs albums new yorkais de ce début de siècle. Les pieds fermement scellés au bitume, le « Head Nigga In Charge » crache un album brut et frontal. Révolutionnaire ? Pas un brin. Ici, les samples font deux mesures, les rythmiques se tiennent droites, sauf quand un Rockwilder – en pleine forme – est aux manettes (‘Gun play’). La rue, l’argent et violence restent au centre des débats, même quand le beat saccade. Un exemple ? ‘What U Rep’, son sample de clavecin, ses menaces (« Don’t be alarmed when the guns bang / It’s only natural for my dunns to hurt some-thang ») et les ad-libs survolés de Noreaga. Pas de doute, on écoute bien un album de rap.
La révélation du disque ne se trouve pas du côté des invités – la famille : Noyd, Cormega, Infamous Mobb, Chinky – mais bien du côté des producteurs : ‘Trials of love’, ‘Veteran’s memorial’ et surtout ‘Keep it thoro’ vont faire d’un expert en samples vide-greniers, The Alchemist, le nouveau porte-flambeau d’un son côte est électrique et poussiéreux. Alors méconnu, le producteur angelino obtient le statut de valeur sûre lors de cet album qui, musicalement, prend ses distances avec le minimalisme austère d’un certain son new yorkais des années 90 – celui de Havoc, forcément présent sur l’album. Quelques mois avant « The Blueprint » de Jay-Z, « HNIC » préfigure ainsi ce que deviendra le sampling pendant la décennie naissante : ample, solennel, mélodique et vocal. Les violons du titre éponyme, produit par EZ Elpee, ou le sample délicat pitché par un certain Just Blaze dans ‘Diamonds’ donnent une ampleur nouvelle aux tirades de Capital P., qui pose le flingue en fin d’album pour exposer sa cicatrice – l’anémie cellulaire qui le ronge depuis l’enfance – dans un ‘You can never feel my pain’ édifiant : « Sedated with morphine as a little kid, I built a tolerance for drugs, addicted to the medicine. Now hospital emergency treat me like a fiend, I rather die sometimes I wish a nigga O.D. Beggin God for help, only to find that I’m all by my god damn self ». Note aux rappeurs : tomber le masque n’est pas nécessairement une tare – la preuve.
Peut-on prononcer « HNIC » et « classique » dans la même sentence ? Non. Le solo de Prodigy est de ces albums qu’il faut recomposer et élaguer pour qu’il donne sa pleine puissance. Pour sûr, le disque est solide, les hits nombreux, et P. traîne son enfer juvénile avec brio. Mais quelques passages hors-sujet, comme l’escapade en Nouvelle Orléans ‘YBE’ ou ce petit coup de mou en milieu d’album prive « HNIC » d’atteindre le statut de chef d’œuvre, sans l’homogénéité des précédents albums de Mobb Deep ni la majesté des classiques unanimes. Mais le rap new-yorkais du nouveau millénaire compte trop peu d’albums historiques pour ne pas rendre justice à ce disque violent, caricatural, mais aussi étonnamment touchant, pendant 2 minutes et 49 secondes éternelles.
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