Lords of the Underground
Here Come the Lords
Pour écouter Here Come the Lords, la procédure est très simple. Il faut simplement appuyer une fois sur « Lecture », puis laisser l’album se dérouler jusqu’au bout. Il est donc inutile de devoir débusquer les morceaux réussis en sautant les six tracks moyens et les trois étrons musicaux patentés qui leur font écran. Certes, le premier album de ce groupe né en 1990 dans le New Jersey avait été précédé d’un lot de singles devenus rapidement autant de hits. Mais le reste des morceaux qui composent Here Come the Lords ne fait pas dans le remplissage. Comme un certain nombre de productions de la même année – voir la playlist « 1993 » – le premier LP des Lords of The Underground, incontestablement le meilleur, est d’une cohérence sans failles et d’une efficacité qui ne l’est pas moins. D’un côté, l’album développe une texture sonore bien spécifique, dont le style est facilement reconnaissable à l’oreille ; les timbres aigus et les débits toniques des deux rappeurs, Doitall et Mr Funke, n’y sont pas pour rien. De l’autre, il témoigne également du style caractéristique d’une époque, que le reste de la décennie a lentement asphyxié. Très homogène sans être répétitif, Here Come the Lords avant tout est un album ludique. Il remplit parfaitement un cahier des charges sans prétention : faire du rap sombre mais récréatif. Ce que le Blowout Comb des Digable Planet est à la torpeur enfumée, Here Come the Lords l’est au réveil énergique : un must. Garanti sans déchet.
On peut s’épargner sans dommage une explication de textes. Comme le titre de l’album le laisse deviner, on ne trouve guère chez les Lords de quoi s’acheter une bonne conscience sociale – ou alors à très bon marché. Quand Doitall et Mr Funke font vaguement dans le conscient et le préventif, comme sur ‘Grave Digga’, ça ne vole pas bien haut. Peu importe. Les propos ne font ni dans la narration énervée, ni dans la description froide et désespérée. Évoquant la galère sur ‘Sleep for Dinner’, ils la jouent assez fine, à l’humour plutôt qu’au misérabilisme. Malgré ce que le nom du groupe pourrait faire croire (et craindre), les seigneurs de l’underground n’épuisent pas leur temps à nous persuader qu’ils sont les seuls, les vrais de vrais, les authentiques gardiens du temple. Même dans les dénonciations coutumières des wack MC’s (exercice peu risqué consistant à tirer sur l’ambulance en donnant des noms de toute façon peu crédibles) et dans les egotrips qui vont avec, les Lords versent dans le bon enfant, et évitent de se prendre trop au sérieux.
Doitall et Mr Funke font dans le ludique et le bondissant. Pas mal de déconne, même si le ton est indéniablement ténébreux, et beaucoup de technique. Le sens des mots importe moins que le plaisir de jouer avec les assonances. Et à ce jeu là, les deux rappeurs sont redoutablement complémentaires. A plusieurs reprises, ils ne se content pas de débiter platement leurs couplets à tour de rôle, en faisant surtout bien attention de ne pas marcher sur les plates-bandes du voisin. Non : ils se renvoient le micro, s’interpellent, jouent aux questions/réponses, interrompent leurs couplets. Les deux compères n’ont sans doute ni la voix ni le charisme qui leur permettaient de se hisser au rang des « grands rappeurs ». Mais leur aisance et leur agilité ne sont jamais prises en défaut. Leurs flows terriblement dynamiques savent prendre l’auditeur à contre-pied, comme sur ‘Lord’s Prayer’, qui n’a rien d’un sermon lénifiant. Doitall et Mr Funke n’ont d’ailleurs aucun mal à éclipser leurs invités, inconnus au bataillon. D’autant que si DJ Lord Jazz fait merveille aux platines, il ne convainc pas franchement derrière un micro (il place quelques phases anecdotiques sur ‘Lord Jazz Hit Me One Time’).
Les excellents ‘Funky Child’, ‘Grave Digga’ et le célèbre ‘Chief Rocka’ démontrent sans peine la dextérité entraînante de Mr Funke et Doitall. Il faut dire que les deux MC’s ne sont pas trop mal épaulés, puisqu’ils se promènent sur des productions concoctées par Marley Marl et K-Def… Les beats sont rapides et nerveux (‘Madd skillz’, ‘Flow On’, ‘Psycho’, dans des styles sensiblement différents), donnant un son sec et claquant. Travaillée mais sans fioritures, l’ambiance est terriblement homogène tout au long de l’album. Les breaks omniprésents et les influences jazz noircies font un excellent support pour les phrasés impeccables de Mr Funke et Doitall. Marley Marl et K-Def savent faire des sons à la fois bruts et « funky » (au bon sens du terme, s’il y en a un…), en privilégiant les échantillons cuivrés et quelques effets sobres. Et leur technique de sampling ne se résume pas à refourguer telle quelle la structure de hits des années 70 poussés de 20 bpm et « enrichis » d’un nouveau kit de batterie… De plus, la complémentarité entre voix et sons est continûment rehaussée par les prestations vinyliques de DJ Lord Jazz, qui parsème cuts et scratchs bien sentis sur à peu près chaque morceau. Deux rappeurs, un DJ. L’air du temps aidant, Here Come the Lords ne nous inflige ni chœurs sirupeux, ni digressions sonores pseudo-électroniques. Les LOTUG ont eu une suite de carrière assez chaotique, livrant tout de même un efficace Keepers of the Funk. Avec Here Come the Lords, sous une forme des plus classiques, ils donnent naissance un album qui donne toujours autant de frissons dix ans après.
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