Jel
Greenball
Un médisant avait certainement calomnié Jel, car sans avoir rien fait de mal, on frappa un matin à sa porte, et un homme qu’il n’avait jamais vu le fit arrêter. L’interrogatoire semblait d’abord se limiter à des regards. Qui pouvait bien remuer ciel et terre pour une affaire dont rien ne pouvait sorti pour les autorités ? se demanda Jel, certain de n’avoir jamais commis d’atrocité. « Voyons donc » dit le brigadier en scrutant les pages du registre et en s’adressant à Jel sur un ton de constatation, « vous êtes producteur, faites partie des 1200 Hobos, formez en compagnie de Dose le binôme Them, avez réalisé en 2000 un album intitulé « Greenball » qui ne sera distribué qu’en 2001 et devez certainement être surpris par les événements de ce matin ? »
– « Absolument » répondit laconiquement Jel
– « On vous accuse d’avoir réalisé cet album dans un but purement lucratif » dit le brigadier en comptant les cigarettes de son paquet.
– « Je ne puis considérer cette histoire comme une simple plaisanterie au vu de l’appareil déployé, cependant continua Jel, je déduis, du fait que je suis accusé d’une faute moindre et bien souvent banale dans le milieu de la musique, que cette affaire ne saurait avoir trop d’importance ! ? La question essentielle est de savoir qui m’accuse ? De plus, je pourrais très bien rétorquer que Greenball a été réalisé pour tous les auditeurs et fans d’Anticon ne supportant pas le phrasé et le flow des « vocalistes » du collectif ! »
Après avoir reposé son paquet de cigarettes sur la table, le brigadier ne répondit pas aux questions mais conseilla à Jel de penser un peu moins à la personne qui l’accuse et de se surveiller un peu plus.
– « Ayez un peu plus de réserve dans votre discours car votre attitude aurait suffit à faire comprendre ce que vous venez d’expliquer et qui ne plaide d’ailleurs aucunement en votre faveur. En effet, quelques titres semblent tout de même familiers comme ‘Slight’, ‘Center City’, ‘John Brown’s Birthday Suit’ et le désormais fameux ‘It’s Them’. Bien que d’excellente facture, ce sont d’ailleurs à mon goût les plus réussis de l’album, ces titres perdent un peu de leur saveur.
« D’autre part continua le brigadier, votre album n’est porteur d’aucun thème, manque cruellement de « chaleur » du fait de la texture synthétique des sons. De plus, vos productions ont été conçues pour que l’on pose une voix dessus. J’en veux pour preuve le fait que vous ayez décidé d’amputer l’instrumental de ‘It’s Them’ de plus de deux minutes et décidé d’y greffer sans réussite un autre beat, ou encore que la plupart des morceaux ne dépassent pas les deux minutes. C’est du reste heureux que ‘Kit $ 9.95’ (combinaison réussie mais lassante d’une ligne de basse et d’un semblant de sirène) ou ‘Ped’s Pedastel’ (simple guitare et ligne de basse, cinquante secondes de ce morceaux et on se sent pris d’une soudaine attirance pour la télécommande…) ne dure pas plus longtemps. Si seulement vous aviez pu écourter des morceaux comme ‘Near East Bounce’ (alliage d’une guitare funky, d’une infra basse et d’une cithare pas mauvais par essence mais d’une longueur…) et ‘Programmed to Hunt’. » Jel scruta le brigadier avec de grands yeux. Cet homme, qui était-il pour lui faire la leçon comme à un écolier. D’abord on l’arrête, ensuite on lui fait un procès d’intentions et on ne lui apprenait rien de l’autorité qui déterminait cette arrestation.
Irrité, il se mit à faire les cents pas, ce dont le brigadier ne l’empêcha. Ce dernier reprit son sermon et, sans jamais revenir sur la qualité (arrogante) intrinsèque des boucles du prévenu, il lui expliqua que ses boucles ne se suffisaient pas à elles-mêmes, mais le félicita pour les interludes qui donnaient une idée plus précise au public de la diversité musicales (entendre styles musicaux) des sources. Après un court moment de silence dont le brigadier profita pour poser ses mains à plats sur le bureau, il lui demanda s’il n’avait pas été pris de remords après l’utilisation des dernières secondes de ‘Magical Mystery Tour’ sur ‘John Brown’s Birthday Suit’, lui précisant, un sourire malin aux lèvres que les Beatles refusaient systématiquement d’être samplé… « En outre, ajouta-t-il comme pour mieux l’irriter, je ne vois pas bien à quoi cet album peut bien rimer ! »
– « A quoi cela peut rimer ? » s’écria Jel. « Vous, vous agissez bien sans rime ni raison valable et vous voudriez que mon album rime à quelque chose ! D’abord vous me tombez dessus, puis vous me faites faire de la haute école ! Je vous conseille monsieur de réécouter attentivement cet album, qui n’a d’autre objectif que la simple démonstration de mes énormes capacités. Le manque de thématique et de chaleur dans le son sont largement compensés par l’ambiance de la quasi totalité des morceaux. Vous reconnaîtrez facilement mon style tant au niveau de la reprogrammation des percussions qu’au niveau de la texture de mes sons et leur découpage. Certes je ne fais pas évoluer mes morceaux à la façon d’un DJ Shadow, mais je retiens l’attention de l’auditeur à l’aide d’un simple silence, de l’ajout d’une ligne de basse ou d’une percussion. La plupart des auditeurs avouent avoir traversé paisiblement mon album, envoûtés par l’ambiance neurasthénique des différentes pistes. »
Il lui sembla enjetant un regard sur le brigadier , que ce policier avait l’air désœuvré. « Monsieur, à en juger d’après votre attitude, l’interrogatoire est terminé. » dit Jel, d’un ton hautain, se sentant enfin indépendant du brigadier. « Les choses vous paraissent bien simples, nous devrions mettre fin à cette affaire. Mais non voyons ! » dit il à Jel. « J’ai vu aujourd’hui comment vous le preniez, et cela me suffit amplement, nous pouvons donc nous séparer’’ ajoutant un peu plus tard « provisoirement bien entendu… »
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