Karlito
Ghostdog – EP.1
Si la musique – et encore plus le rap – est une forme de cinéma pour aveugles, Ghostdog est un format court à l’identité visuelle et sonore forte. Il fait référence au moins autant au classique de Jim Jarmusch qu’aux univers de Park Chan-wook. Un premier volet pour un coup de semonce promis à ne pas rester une échappée isolée. À l’heure où l’on écrit ces lignes, une suite est annoncée pour la fin juin.
Ghostdog premier du nom est produit et réalisé intégralement par Tcho, sous l’entité Panagōn. Photographe, graphiste, réalisateur, auteur du noir fluo Zone de quarantaine Tcho est un touche-à-tout, un artisan bricoleur ayant appris en faisant. Cette aventure dans la production et la réalisation s’inscrit dans cette lignée, cet art de la débrouille. Un art de la débrouille qui rime volontiers avec exigence, plaisir et détachement mais surtout pas avec amateurisme fragile. Ce projet, c’est autant celui de Tcho – Panagōn que celui de son compagnon de route Karlito.
Anciennement considéré comme le secret le mieux gardé de la Mafia K’1 Fry, Karlito a bien bourlingué depuis son grand classique Contenu sous pression. Toujours apôtre d’une discrétion certaine, il a creusé son propre sillon, à sa manière, à son rythme et ces dernières années au travers de projets courts et singuliers. Il y a eu Vision avec Pone, Final Cut avec Feadz et donc ce premier volet Ghostdog.
On retrouve ici Karlito sur une rythmique martiale, des boucles triturées, toujours minimalistes et volontiers lo-fi. Piochées dans différents univers, elles apportent une certaine unité de ton, sous un (grand) ciel gris qui laisse échapper bien ponctuellement une éclaircie. L’éclaircie est servie par l’immense boucle soulful à souhait de « Couleur Maffé » qui s’étire sur un breakbeat paresseux et par les vocalises de Sophye Soliveau invitée sur « Lifetime ».
Le contenu reste sous pression, il sent toujours la banlieue sud, les errances nocturnes, quelques billets en poches et le 94. Tout ça avec les bruits de fond qui vont avec : les sirènes de flic, les accélérations de deux-roues nerveux et les aboiements soudains de molosses. Ghostdog est aussi un témoin du temps qui passe (« hier encore j’avais 20 ans »), sans jamais tomber dans le nostalgique. Et Karlito, « 45 piges dans l’arsenal », maîtrise les coups comme un vétéran qui a suffisamment vu et vécu pour synthétiser le quotidien en quelques fulgurances. Son rap fait la part belle à une métrique mathématique et prend la forme de courtes frappes sèches, millimétrées et régulières façon muay thaï – dont il est coutumier – pour agiter les rétines et bousculer les neurones. Des mises aux poings, directes et sans détours. Ni chien de la casse, ni chien errant, ni sur le chemin tracé du samouraï, il est autant observateur qu’acteur. Il suit sa propre voie, détaché, tout en étant étroitement lié à son environnement, comme il le dit sans détour sur « Couleur Maffé »: « ma vie ressemble à mon quartier. »
« Sans faire d’erreurs, on ne grandit pas » répète en boucle Karlito. Sans essayer, échouer, pour essayer de nouveau, on ne réussit pas non plus. Difficile de trouver meilleure formule pour célébrer à la fois l’indépendance artistique, l’expertise et l’huile de coude. Œuvre confidentielle, dénuée de distributeur, Ghostdog c’est aussi le rap dans sa forme la plus brute, où le plaisir de l’instant prend le dessus sur les équations du lendemain.
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