Conway the Machine
Everybody Is F.O.O.D. 2: Eat What U Kill
Conway offre une plongée sombre dans sa psyché, le long d’une mixtape oscillant sans arrêt entre la vie et la mort, le réel et la fiction.
Quelques lignes blanches alignées sur la table. Une légère expiration. Puis : “Snifffffff”. Intrusion dans l’univers d’un homme poursuivi par la mort. Conway est une âme hantée. Une diction déformée par une balle logée dans le cou. Un faciès à moitié paralysé. Autrement dit, un miraculé ou plutôt les débris d’une vie dans un corps inerte. Les multiples confrontations directes à la mort ont laissé des marques dans l’encéphale du rappeur de Buffalo. Des relents abjects. Des flashs inconfortables. Et des nuits d’insomnie avec sur la table de chevet, opioïdes, antalgiques ou poudre blanche, pour annihiler le trauma, ce stress post-traumatique latent.
Dans Eif 2: Eat What U Kill, la mort, la trahison, la vengeance sont des thématiques omniprésentes. Pire encore, le rappeur de Buffalo semble être divisé deux entités bien distinctes. D’un côté, un subconscient branché en mode automatique, avec un flegme imparable pour narrer des histoires surréalistes. Les discours sont embarrassants (“Ever since I caught that first body, it’s been murder on my mind”). Les témoignages ahurissants (“They don’t care about life, they don’t even care about living… Aight, because you got guys that are shooting people on day and walking around like it’s alright”). À mi-chemin entre la fiction et le factuel, sans jamais savoir où les frontières commencent. Précisément, cette froideur détache Conway The Machine du commun des mortels, comme si la perte des siens et de sa propre vie l’avait immunisé face aux scènes les plus répugnantes. Par ailleurs, même si la paranoïa plane tout au long de ces vingt-neuf minutes, des bribes de vie surgissent à travers la résilience. Les pistes “Be Proud of Me” ou “Pieces of My Heart”, subtilement placées à la fin du projet, donnent du relief et surtout de l’air à un auditeur placé sous assistance respiratoire (“Pop him in the bando then hide the body / Took police a whole month to find the body”). Mieux, elles donnent des perspectives d’évolution derrière une palette technique amplement maîtrisée. Des temps de pause dans un débit calibré 9mm, pour apprécier l’écriture, l’émotion, la clarté des images, cette fameuse “vivid picture” que les Américains aiment dépeindre. Le second couplet du titre “Proud of Me” produit par Khrysis recèle de toute cette finesse. Dans un souvenir, Conway raconte un échange avec sa compagne de l’époque. Les mesures sont nettes :
“You talk down on me front of my son and embarrass me
Yeah, I still remember what you said
« Nigga, you over 30, all that rappin’ shit is dead
You need to go find you job and get you some bread
Ain’t you tired of bein’ broke and sleepin’ at dread’s? »
That shit stung me, I let it get to my head”
Une fois ce degré enclenché, le discours s’humanise et l’auditeur passe du spectateur secoué par les prouesses techniques, à un auditeur immergé, plongé dans la psyché de son auteur. Le tour de passe-passe est habile, car dans un décor anxiogène, angoissant, psychotique (les noms des pistes sont une indication, “Fentanyl”, “PainKillers”, “OverDose”, “Cocaine Paid”), il permet de faire basculer Conway parmi les nôtres, ceux encore vivants. Au-delà d’un pathos dompté, à son arc, sa polyvalence au stylo et son aisance à s’adapter confirment un sentiment déjà certain, Conway est l’artiste phare de Griselda by Fashion Rebels. Dans “G Money off the Roof”, la structure classique couplet-refrain est délaissée. Les premières mesures sont un refrain parsemé d’une anaphore bien sentie (“I watch niggas that I love turn pussy on me / I watch niggas I fuck with start switchin’ on me / I watch bitches that I love act different on me / I thought that you had love for me, why you switchin’ on me ?”), et permet de surprendre un public habitué à ses invectives. Dans “Cocaine Paid”, un schéma similaire est orchestré. Un refrain simple, axé principalement sur la répétition d’une phrase “Cocaine paid my mama bills”, mais cette fois-ci, les petits cliquetis discrets, ces hi-hats, des éléments singuliers à la composition de la musique trap, étonnent. Cette anomalie dans l’univers sonore de Griselda, La Máquina le survole avec des patterns loin de ses repères, une façon de poser les mots plus lente, un ton discordant, une manière en soi de montrer que lui aussi peut nager “parmi les grands blancs, loin de la rive.”
Coincé entre le fantôme de Christopher Wallace et un Curtis Jackson tout juste convalescent période post-fusillade, les nombreux détails glissés dans cette tape mettent en valeur un potentiel évident. Composé par Graymatter, “Fentanyl” est une démonstration, une page vierge trop facile à remplir pour le rappeur, la luxe de jouer sur des assonances à rallonge, et faire rimer “carpe koï”, “plats d’huîtres” et “Rolls Royce.” Par moments, la facilité est telle que se demander si Conway n’est pas dans sa zone de confort est légitime, mais une chose est sûre, à son doigt, Griselda possède un précieux anneau : “More life. More livin’. More success.”
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