Chronique

The Highlife Movement
…Estuary

Massmen Records - 1999

Avec sa pochette digne des Anticon & Co, « The Highlife Movement : …estuary » n’a rien d’un ‘album hip-hop’ vu de l’extérieur, il ressemblerait davantage à un disque d’easy listening ou de relaxation. Ajouter à cela le logo du label Massmen (« The workers union », « Music for the advancement of Hip-Hop »…) en guise de seul et unique signe de reconnaissance à un CD pirate : tout est réuni pour déstabiliser et laisser perplexe le plus attentif des auditeurs. Heureusement, les MCs prenants part au projet sont
mentionnés sur le tracklisting. Trois seulement m’évoquent quelque chose : Aceyalone et Mikah Nine (Freestyle Fellowship), et un autre qui se révèlera être en fin de compte une erreur : Dr Doom (que je prenais alors pour un des innombrablesblases de Kool Keith). Tout cela paraît donc bien maigre pour se risquer à investir les 140 F nécessaires… mais l’intrigante pochette valait à elle seule le risque de soulager son portefeuille…

Première surprise : l’album ne dure que 31 minutes et le livret (d’une page noir et blanc) indique la participation d’une quinzaine de personnes différentes au projet. On peut alors supposer que l’intérêt majeur de ce mini-album résidera sur les flows et/ou les textes des MCs présents, principalement si
Aceyalone apporte sa contribution habituelle. Et bien étonnament les invités n’ont qu’une influence très légère sur la teneur de cet EP, et c’est principalement par ses productions que « …estuary » se distingue. L’intégralité de celles-ci
sont l’œuvre de DJ ‘D, producteur méconnu de San Francisco, ville plus que réputée pour son goût de l’expérimentation et de l’innovation réussie. Néanmoins, lorsque l’on emploie le terme ‘expérimentation’, cela cache souvent une incompréhension ou une réticence que l’on ose affirmer et que l’on masque de peur de passer pour un étroit d’esprit… Mais ici, pas de
place pour les a priori et les préjugés, les territoires explorés sont vierges et propices à la découverte… ou à l’égarement…

San Francisco est connue pour ses 49ers, ses pionniers, et le Hip-Hop de la Bay Area (avec Oakland) ne déroge pas à la règle de la quête perpétuelle et de l’occupation de nouveaux espaces. Cette ville, tout comme son rap se démarque pour son souci affirmé de renouveller les genres. Ainsi « The Highlife Movement » n’a pour autre objectif que de surprendre et de faire avancer un mouvement que ces auteurs jugent trop lent, ou du moins pas à leur rythme.

Ainsi, après une intro à base de percussions tribales claquantes (‘History’), Abstract Rude nous prend au vif avec un ‘The difference between you and me’ très enivrant… mais avec seulement deux minutes de rap. A l’image de l’album, ce morceau n’est pas d’une grande complexité (breakbeats/ligne de basse/échantillon unique), mais les samples semblent avoir été créés pour coexister les uns avec les autres. Car c’est bien là tout le fil conducteur du projet de ‘D : faire des collages et des assemblages de boucles. Et, malgré la multiplicité des MCs et les nombreuses variations instrumentales, le EP garde une très grande homogénéité. Sentiment d’autant plus renforcé par le
fait que les onze tracks sont enchaînés, et que plusieurs fondus viennent réguler les ambiances.

La courte durée des titres est là pour rappeller qu’il ne s’agit que de fragments, d’instants où chacun apporte sa pierre à un édifice où DJ ‘D est le maître d’œuvre. Celui-ci étale ainsi tout son talent sur ‘The truth’, morceau instrumental avec une boucle apaisante de violon, précédant le superbe ‘What Means Something’ de Aceyalone, Dr. Doom et Lady Blue, au cours duquel les trois MCs posent leurs 16 mesures sur un instru minimaliste (quelques notes de guitares et un poum-poum-tchac enregistré au magnéto) mais superbement accrocheuse. Accrocheuse ?… c’est exactement le terme qu’il convient d’employer pour ‘The question’. Il y a cependant un petit problème avec ce titre : on dirait que l’ami DJ ‘D a samplé une chute de studio de Ghost Dog (en abaissant le pitch) et y a rajouté une voix soul samplée : du coup ça sent sérieusement le RZA bourré à 3 km… Il sait fort heureusement se faire pardonner quelques instants plus tard avec le meilleur moment de l’album sur la forme employée, à mettre à l’actif de Gingseg Roo (MC le plus présent avec trois titres) sur ‘Money habits’. Ce dernier s’illustre sur un instru très bien construit et bâti sur deux rythmes (caisse claire/charlets) qui surprend et donne une autre dimension à un flow qui ne semble pourtant que très peu s’intéresser à elle. Bizarrement c’est le morceau qui est le moins dans la tonalité du EP et qui tranche le plus par rapport au reste quant à la banalité et à l’aspect basique de son texte… L’album se finit étrangement sur un acappella de Mikah Nine dans un lieu public (une gare ?), suivi de la boucle d’ouverture de l’abum, comme si ces 31 minutes n’étaient en réalité qu’une élipse.

Initialement réalisé pour des programmes de radios de campus universitaires de la côte ouest, ce projet expérimental se met en marge des productions traditionnelles de l’époque de part l’alchimie des boucles qui y sont selectionnées. Conçues uniquement à l’aide d’un quatre pistes et d’un SP-1200, les prods de « …estuary » (l’estuaire) sont relativement simples et abordables au niveau de leur construction, mais beaucoup plus fines et complexes lorsque l’on regarde de plus près la diversité et l’originalité des échantillons choisis. L’atmosphère apaisante et homogène qui se dégage de l’album est totalement propice à l’imagination et à l’évasion, et constitue un partenaire idéal pour les siestes de fins de journées stressantes… Étrangement, il ne faut que peu de temps à l’oreille pour s’habituer à des ambiances aussi nouvelles et si novatrices pour l’époque, et c’est peut-être là la grande réussite et tout l’intérêt de cet EP.

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